Lors de sa visite privée, samedi 12 juin a Paris, le président bosniaque, Alija Izetbegovic, a plaidé notamment pour une levée partielle de l'embargo sur les armes à destination des Musulmanes. Dans un entretien au Monde, il déclare que la partition de la Bosnie-Herzégovine condura inevitablement à une libanisation de la Bosnie.

Propos recueillis par ALAIN DEBOVE (Le Monde, 15 juin 1993)

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- Quelle est la situaition à Goradze, cette enclave musulmane à l'est de Sarajevo, assiége depuis un an par les Serbes et où es combats ont encore fait des dizaines de morts ces deux dernières semaines?

La situation très grave de la ville a été justement l'une des raisons de ma visite a Paris. J'avais prevu cette évolution dramatique et j'ai tenu à l'expliquer a mes interlocuteurs. D'importants mouvements de troupes avaient eu lieu ca derniers jours et donnaient a penser que les Serbes avaient l'intention de s'emparer de la ville. Nous ne disposons pas de suffisamment de forces pour défendre Gorazde, et c'est la consequence de l'embargo sur les armes qui nous est imposé et par lequel la communauté internationale nous a privés du droit de défense. Nous nous battons depuis quatorze mois dans ces conditions et nous continuons à nous battre, en depit de cet embargo et des règles de la guerre qui nous sont ainsi dictées.

Contrairement a ce qu'elle dit, j'estime que la communauté internationale s'est de facto immiscee dans cette guerre en décretant l'embargo sur les armes. Beaucoup l'ignorent. Sans cet embargo, nous purrions défendre la Bosnie Herzégovine et la survie de notre peuple. Les responsables des développements actuels sont donc ceux qui restent panisans de cette polilique d'embargo.

Le mois dernier, à Washington, cinq pays, dont la France ont décide de creer des » zones de sécurité . Et le drame de Corazde se déroule aujourd'hui devant les yeux de ceux qui ont pris la décision d'établir ces »zones , qui ne benéficient d'aucune protection, Aucune! Ces pays n'ont pas reussi à envoyer de soldats sur place. Même pas des observateurs!

Les forces musulmanes ont mené ces dernières semaines unec offensive en Bosnie centrale, notamment à Travnik.

Quel est l'objectif de cette offensive?

Il ne s'agit pas d'une offensive, mais d'une opération de défense du territoire bosniaque. Des unites du HVO [Conseil de defense croate de Bosnie Herzegovine, NDLR], qui échappent dans une large mesure au contrôle du commandement, ne respectaient pas les accords de cessez le feu. Elles arrêtaient des convois humanitaires, et notre armée regulière a naturellement riposte. Le HVO a créé un climat d'insecurité au sein de la population croate qui, victime de la propagande médiatique, s'est enfuie.

Qu'attendz-vous des nouvelles négociations qui vont se dérouler cette semaine à Genéve entre MM.Milosevic, Tusjman et vous-même ainsi qu'avec MM. Boban et Karadzic, les chefs des communautés croates et serbe de Bosnie?

Pas grand chose. Comme de toutes les négociations qui ont eu lieu jusqu'à présent. L'expérience montre que ces discussions, si illes ne sont pas accompagnées des mécanismes nécessaires à leur application, sont inutiles. Nous acceptons d'y participer, non pas parce que nous en attendons beaucoup de résultats, mais parce aue nous croyons qu'il serait dommage de refuser l'invitation. Ne serait ce que pour des raisons politiques.

»Rétabilir un équilibre en matière d'armement

- Vous avez finalement accepté, au debut de l'année, le découpage en dix provinces autonomes de la Bosnie- Herségovine, mais les combats se sont poursivis depuis et les Serbes ont conquis de nouveaux territories. Pensez-vous aujourd'hui que la fomeuse »carte du plan Vance-Owen est compétament périmée et qu'il faut envisager un nouveau découpage?

Ce sont nos adversaires qui raisonnent de cette façon, pas nous! Nous pensons qu'il faut s'en tenir à cette carte initiale que toutes les parties ont approuvée et signee. Mais, à notre avis, la communaute internationale doit exercer des pressions efficaces sur la partie adverse sur les Serbes pour qu'elle accepte ce plan, le seul en fait qui existe.

La confèrence de Londres sur l'ex Yugoslavie a-t-elle échoué définitivement ou non, et l'heure n'est-elle pas venue de convoquer une nouvelle conférence internationale?

A mon avis, les conférences n'apportent rien en ce moment. C'est sur le terrain qu'il faut faire queique chose et rétablir un équilibre en matière d'armement entre les belligérants, entre l'armée bosniaque et l'agresseur. Sans cet équllibre, il ne peut y avoir de négociations fructueuses, hormis une capitulation qui serait masquée par un semblant de négociation et de compromis. L'équilibre est essentiel: c'est justement le seul moyen de faire comprendre,à l'agresseur qu'il doit négocier. Si les Serbes sont convaincus qu'ils peuvent gagner militairement, pourquoi voudriez vous qu'ils acceptent un compromis? Pourquoi? Ils ne consentiront à discuter sérieusement que le jour où les forces militaires sur le terrain seront équilibrées, et cela suppose la levée de l'embargo sur les armes qui nous est imposé. Non pas pour aggraver la guerre, mais pour arriver à la paix.

- Les recentes combats en Bosnie centrale ont opposé les forces musulmanes aux forces croates, qui étaient jadis alliées. Qui est responsable de la rupture de cette alliance?

Il ne s'agit pas de combats entre Musulmans et Croates. Il s'agit, je le répète, d'affrontements entre l'armée bosniaque et le HVO, qui résultent, dans une large mesure, de contlits personnels et subjectifs. Mate Boban, le chef des Croates de Bosnie-Herzégovine, n'accepte pas le plan Vance Owen. Il l'a signé mais pas sincèrement car ce qu'il veut c'est une Republique croate au sein de la Bosnie la Herceg Bosna parce que là il pourrait exercer un pouvoir absolu. Pourquoi a t il declenché les combats à Mostar et en Bosnie centrale? Parce qu'il ne veut pas d'une Bosnie unitaire, qui est pourtant prévue dans le plan Vance Owen ! Il ne peut pas avoir les deux à la fois... Son idée était peut être de rattacher la Herceg Bosna a la Croatie voisine. C'est une politique qui est menée par Boban et son entourage, ce que nous appelons le »Bobanistan , mais qui je crois, n'est pas approuvée a Zagreb. En fait, il a provoqué ces conflits pour démontrer que la Bosnie Herzégovine n'est pas un Etat viable.

- Alors, que répondez-vous à ceux qui estiment aujourd'hui, que la partition est peut-être inévitable?

Ce serait une erreur. Une de plus! Ce serait d'abord abandonner le plus faible. Ce serait un aveu d'impuissance politique: comme on ne peut rien faire, on continue à ne rien faire! Toujours, toujours ! Et nous alors, nous ne devons rien faire non plus ?

Non, la division n'est en aucun cas la solution du problème, cela conduira à la libanisation de la Bosnie, ce qui veut dire qu'il n'y aura jamais de paix. Pourquoi est ce impossible? D'accord, s'il existait des entités ethniques compactes, homogènes musulmanes, croates ou serbes géographiquement bien définies, on pourrait envisager un partage. Mais ce n'est pas le cas: en Bosnie toutes les populations sont mélangées, partout dans le pays, sauf peut être dans l'ouest. Comment voulez vous dans ces conditions créer trois Etats dans lesquels il y aurait de toute façon des minorités?

C'est absolument impossible a moins bien sûr de pratiquer la purification ethnique. C'est ce que font les Serbes et ce que les Européens tolèrent. Ils tolèrent quelque chose qui est complètement intolérable. C'est la seule façon d'arriver éventuellement à la partition. Karadzic, le chef des Serbes de Bosnie, a compris cela et mis en oeuvre le nettoyage ethnique. Et à l'heure actuelle, les Croates font la même chose.