Note de Emma Bonino à l'attention des Membres de la Commission
Suite aux événements récents en ex-Yougoslavie provoquant l'exode massif de milliers de personnes, d'une part vers la Bosnie du Nord et la Serbie-Monténegro et d'autre part vers la Croatie, j'ai décidé - pour la troisième fois - de me rendre en ex-Yougoslavie pour à la fois apprécier les divers problèmes humanitaires crées par cet afflux de nouveaux réfugiés et évaluer les besoins immédiats de ces personnes. Mon principal objectif étant de tenter améliorer la réaction humanitaire en faveur de ces populations déracinées.
L'intensification des combats et la montée du nationalisme en ex-Yougoslavie donnent lieu à des mouvements massifs et toujours plus importants de réfugiés et de personnes déplacées. Présent, c'est aussi bien le cas de la Serbie-Monténégro où 165.000 réfugiés serbes de l'ancienne Krajina doivent s'ajouter aux 150.000 réfugiés déjà présents, que celui de la Croatie qui accueillait déjà 380.000 réfugiés et personnes déplacées reçoit à présent un flux d'environ 30.000 minorités expulsées de Banja Luka. De plus, environ 25.000 personnes fidèles d'Abdic ont fui le Nord de la poche de Bihac pour se rendre en territoire croate de l'ancienne Krajina.
Je me suis, en premier lieu, rendue à Davor - en compagnie du Dr. Slobodan Lang Conseiller du Président Tudjman pour les Affaires Humanitaires, de M. Adalbert Rebic, Chef de ODPR et du Chef de l'ECTF - pour identifier les besoins des minorités Croates et Musulmanes expulsées de Banja Luka (du Nord de la Bosnie sous contrôle serbe). 12.000 minorités expulsées ont déjà rejoint la Croatie, traversant la rivière Sava en barques de Srbac (en Bosnie du Nord) à Davor (en Croatie). Les autorités croates ont précise qu'environ 12.000 minorités Croates et 4.000 minorités Musulmanes expulsées, traverseraient la rivière Sava dans les jours à venir. Les chiffres dont dispose le maire de Davor, ne concernent que les minorités de la ville de Banja Luka et de ses alentours immédiats. Par ailleurs, ces estimations se basent uniquement sur les informations fournies par les serbe-bosniaques.
Compte tenu de la population dite "en danger" à Banja Luka, les organisations humanitaires envisagent un nombre de d'expulsions nettement supérieur qui varie entre 30.000 à 40.000 personnes. Si l'on tient compte des minorités habitant dans l'ensemble de la région de Banja Luka, le chiffre s'élève à 70.000 personnes.
M. Rebic a fait part de son insatisfaction face au "nombre exagéré" de personnes traversant la rivière Sava. Avant mon arrivée il avait donné pour ordre l'arrêt du passage à Davor.
Bien qu'aucune discrimination n'ait lieu à Davor même, les réfugiés de nationalité Musulmane sont automatiquement logés à Gasinci, camp qui est réputé pour son mauvais état: approvisionnement réduit en produits de base et surtout en matière d'hygiène.
Par contre, la situation humanitaire à Vojnic où je me suis rendue par la suite est tout à fait préoccupante. Suite à l'offensive croate en Krajina et l'avancée du 5ème corps de l'armée gouvernementale bosniaque dans la poche de Bihac, les fidèles d'Abdic ont fui Velika Kladusa pour se réfugier en territoire croate de l'ancienne Krajina.
Ces environ 25.000 personnes se sont installées tout au long de la route entre les villages de Vojnic et Krstinja, les alentours étant minés. La situation humanitaire de ces personnes est catastrophique. J'ai pu personnellement constater les pluies torrentielles qui ravagent le camp depuis une semaine. L'absence d'abris accentue la vulnérabilité de ces personnes. La sanitation dans le camp est inexistante. Le manque d'eau et de produits essentiels présentent un problème majeur. Parmi les nombreuses pathologies que l'on rencontre dans ce camp, citons gastro-enterocolites, diarrhées, infections respiratoires, parasitoses, infections cutanées, anémies et hépatite A. Le 21 août, ECHO a pu constater le décès de 6 bébés à Vojnic.
Les autorités croates avaient dans un premier temps, refusé l'accès des organisations humanitaires à Vojnic. Ils n'accorderont pas de statut de réfugiés à ces personnes et avaient pour intention de forcer leur départ. Un accord tripartite a étésigné entre le gouvernement croate, le gouvernement bosniaque et Fikret Abdic pour, par le biais d'une clause d'amnistie, refouler ces 25.000 personnes de Vojnic à Velika Kladusa.
Velika Kladusa, les organisations humanitaires font état des nombreuses violations de droits de l'homme commises par le 5ème corps de l'armée bosniaque. La répatriation des fidèles d'Abdic ne pourrait, à présent, qu'être forcé et la protection de ces personnes à Velika Kladusa ne peut pas être assurée.
Présent, les autorités croates autorisent l'accès à des organisations humanitaires à Vojnic. S'agissant selon les autorités croates "d'un problème européen," cet accès est conditionné à un éventuel "partage de la charge" des réfugies avec les États membres et la Croatie, où ce dernier accepterait un maximum de 5.000 réfugiés.
Le 20 août, je me suis rendue à Belgrade où j'ai rencontré les représentants des organisations humanitaires, les membres de la Ligue Démocratique du Kosovo (MM. Fatimir Sedjdiu et Xhavit Ahmeti) et visité les centres collectifs de réfugiés à Petrovac et à Popovac (logeant des personnes handicapées mentales). Par contre, il ne m'a pas été possible m'entretenir avec les autorités de la République Fédérale Yougoslave, puisque M. Alesksa Jokic, Commissaire pour les réfugiés, et M. Vladimir Sultanovic, sous-secrétaire des Affaires étrangeres et coordinateur de l'aide humanitaire, ont annulé les rencontres le jour même, sans explication.
Le chiffre global de réfugiés en provenance de Krajina est à l'heure actuelle de 165.000, dont 34.000 sont en centres collectifs, 66.000 en "famille hôte" et 65.000 demeurent provisoirement dans des écoles et des institutions dans l'attente d'un logement plus définitif. Bien qu'aucune organisation n'ait insisté sur des besoins urgents et immédiats, le problème majeur reste celui du logement et une solution devra être trouvée avant l'hiver.
Le logement présente également un problème principal pour ce qui concerne la région où ces 165.000 réfugiés s'installent, non seulement au Kosovo, mais surtout en Voivodine.
2.743 réfugiés ont été affectés au Kosovo. Les représentants de la Ligue Démocratique du Kosovo m'ont fait part des tensions crées en raison des nouveauxréfugiés. Ils insistent sur la spécificité du Kosovo et sur la charge que représente l'installation de nouveaux arrivants dans une région à très forte densité (215 habitants/Km ) où il existe un problème démographique et un taux de chômage élevé. Par ailleurs, ils m'ont présenté des documents prouvant l'existence de deux décrets (janvier 1994 et avril 1995) encourageant la "colonisation" du Kosovo par toute une série de mesures incitatives (support financier, garantie d'un travail) prévues pour 100.000 personnes.
Compte tenu des 85.000 à 90.000 réfugiés qui ont choisis de s'y installer, le problème est d'autant plus tangible en Voivodine. Contrairement au Kosovo, la Voivodine est une des régions des plus riches. La majorité des réfugiés souhaite s'y installer et beaucoup d'entre eux ont des parents en Voivodine suite aux mouvements de population après la Seconde Guerre Mondiale. Le nombre de réfugiés en Voivodine s'élèverait à présent à 160.000 pour une population totale de 2 millions d'habitants. Cela représente un taux inquiétant de 8% de la population.
Noter aussi l'existence d'une minorité croate - parmi laquelle l'on fait état de l'expulsion récente d'environ 500 personnes vers la Croatie - et d'une importante minorité hongroise (340.000 personnes).Il existe donc un risque potentiel de tension ethnique dans cette région plus élevé qu'au Kosovo.
Conclusions:
Le conflit en ex-Yougoslavie et les violations des droits de l'hommeentraînent une augmentation incessante du nombre de réfugiés et de personnes déplacées. La tragédie yougoslave continue à chasser des milliers de personnes de leur foyer, en quête de refuge. On s'achemine progressivement vers la création de trois entités "ethniquement pures."
Les mouvements des populations réfugiés ne sont pas terminés. La Croatie et la Serbie-Monténégro continuent à recevoir des réfugiés. Ces réfugiés représentent" une charge" pour les républiques qui les accueillent. Leur relogement exacerbe les tensions existantes dans nombreuses régions. C'est le cas de la Serbie-Monténegro pour la Voivodine et le Kosovo, mais également celui de la fragile Fédération Bosniaque entre Bosniens et Croates.
L'on doit dès maintenant se préoccuper du sort futur des 60.000 habitants de Gorazde, puisqu'il existe de fortes chances pour que l'enclave soit récupérée par les Serbes-bosniaques. La Bosnie centrale est déjà surpeuplée est doit faire face aux problèmes posés par le logement des déplacés de Srebrenica et Zepa. Je crains par ailleurs, de nouveaux déplacements de populations à Banja Luka, Trebinje et en Slavonie Orientale.
Mais la situation actuelle des environ 25.000 personnes de Velika Kladusa demeure à présent la plus préoccupante, puisque aucune destination ne leur est possible. Ils ne peuvent ni rester en Croatie, ni rentrer chez eux. Ces personnes ont besoin d'une protection internationale et s'en trouvent à présent exclus. Présent leurs vies sont menacées. La Commission fera une démarche auprès de l'UNHCR pour qu'il accorde un statut de réfugiés à ces personnes.
Tout en espérant qu'un plan de paix soit adopté dans l'immédiat, mon principal objectif est à présent de pouvoir faire face à cette situation d'urgence et de répondre aux besoins des près de 4 millions bénéficiaires en ex-Yougoslavie. Dans ces conditions, je propose la mobilisation de la réserve d'urgence, compte tenu aussi de la nouvelle situation critique au Rwanda.