par Ernesto RossiSOMMAIRE. Le "passe-temps" du titre sont, pour Ernesto Rossi (1), les "discussions idéologiques" qui ont lieu dans et entre les partis. "Dans un Etat démocratique un parti moderne est un ensemble d'hommes qui veulent les mêmes choses, à peu près de la même façon", d'après la définition de Guido Calogero que Rossi adopte.
"Les directives générales du nouveau parti radical - écrit donc Rossi - ressortent de façon suffisamment claire du premier manifeste lancé par le groupe promoteur. Peu d'initiatives, sur lesquelles concentrer le peu de ressources d'hommes et de moyens. De son côté, Rossi mettrait au premier plan les problèmes qui caractériseraient le mieux le parti dans la situation actuelle, même internationale: la politique étrangère (Pacte Atlantique après la fin de la CED, la "relance européenne", la Somalie, etc.); les rapports Etat-Eglise; les rapports entre le citoyen et l'Etat; l'efficacité de l'administration publique; les problèmes de la préparation technique et culturelle des jeunes; la lutte contre les monopoles; le démantèlement des privilèges corporatifs; l'assistance sociale pour les plus pauvres; etc. Cette liste ne prétend pas "épuiser" les problèmes, mais uniquement donner une idée des difficultés du choix programmatique à accomplir pour le nouveau parti.
(IL MONDO, 7 février 1956)
"Au fur et à mesure que les questions préjudicielles de la coexistence démocratique se résolvent, dans la vie des partis c'est l'importance de la tradition et des valeurs idéales qui diminue alors qu'augmente celle du programme concret - a écrit Ignazio Silone. Dans un Etat démocratique un parti moderne est un ensemble d'hommes qui veulent les mêmes choses, à peu près de la même façon". Et Guido Calogero, sur "Il Mondo" d'il y a deux semaines, est revenu sur le sujet, souhaitant au Parti Radical de devenir un parti vraiment moderne dans ce sens.
Je suis parfaitement d'accord avec ces deux amis.
En politique, l'important c'est de connaître ce que veulent les hommes et si ce qu'ils veulent, ils le veulent vraiment: peu importe de connaître pourquoi ils le veulent. En partant des mêmes affirmations idéologiques et faisant appel aux mêmes textes sacrés (Rousseau, Mazzini (2), Marx, Léon XIII, Lénin, Croce (3)), des individus qui ont différentes "Formae mentis" et différentes expériences de vie peuvent arriver, ou souvent arrivent en toute bonne foi, à soutenir des solutions pratiques opposées.
Plus qu'à éclaircir les idées, les discussions idéologiques servent de passe-temps. Tant que la "base" reste enchantée par les belles paroles sur la liberté, la démocratie, la solidarité, et le soleil de l'avenir, les dirigeants du parti n'ont besoin de prendre aucun engagement précis sur les questions délicates, où la défense de l'intérêt collectif risque de faire tarir les sources les plus généreuses de financement ou de faire perdre le soutien de ces groupes parasitaires qui sont le mieux organisables pour les élections. Il n'y a qu'en évitant de prendre des engagements de ce genre que les dirigeants des partis peuvent garder la plus ample liberté de manoeuvre pour aller au pouvoir, et ensuite dire et faire ce qu'ils considèrent, pour leur part, plus avantageux pour la conservation du poste de ministre ou de sous-secrétaire.
Quand elles ne servent pas à détourner l'attention des problèmes concrets, les discussions idéologiques au sein des partis servent à sublimer avec des paroles abstraites les contrastes personnels, ou la volonté de vexation réciproque, entre les exposants des différents groupes et des différentes clientèles, qui se forment d'habitude pour des raisons pratiques très importantes. Au lieu de dire: "Untel m'a fait faire une piètre figure; donc c'est une canaille", ou bien "Tel autre est une canaille parce qu'il m'a pris mon collège", on démontre qu'"Untel ne connaît pas l'Evangile de Saint-Mathieu", ou que "Tel autre est un déviationniste petit-bourgeois".
D'ailleurs l'expérience nous apprend que les discussions politiques sur les premiers principes n'aident pas en général à aboutir à quelque chose. Lorsqu'elle a lieu entre personnes raisonnables, la discussion peut facilement amener à la reconnaissance du caractère adéquat ou non des moyens par rapport aux finalités que nous proposons, mais elle ne peut pas persuader de la bonté ou non des finalités. Dans "The significance of the economic science", Lionel Robbins observe avec beaucoup de perspicacité: Si vous mettez autour d'une table une commission formée de Mr. Hawtry, en qualité de sous-secrétaire, Bentham, Bouddha, Lénin et le chef de la Steel Corporation des Etats-Unis, pour qu'ils décident la moralité ou l'immoralité du prêt avec intérêt, il sera très difficile qu'ils se mettent d'accord sur une conclusion quelconque. Mais si vous donnez à la même commission la tâche d'établir objectivement les conséquences que l'on peut s'attendre de la réglementation du taux d'intérêt de la part de l'Etat, il ne devra
it pas être au-dessus de la capacité humaine d'arriver à l'unanimité, ou, du moins, à une relation de majorité, avec peut-être un Lénin qui n'est pas d'accord".
Les directives générales du nouveau Parti Radical ressortent de façon suffisamment claire du premier manifeste lancé par le groupe promoteur. Si nous ne voulons pas servir de tabouret aux politiciens brouillons et perdre notre temps à satisfaire les caprices et les petites vengeances des "prima donna", nous devons laisser le plus possible de côté les discussions idéologiques, et essayer de préciser le plus clairement possible un programme concret.
Pour conclure quelque chose de bon, nous ne devons pas prétendre mettre en jeu tout l'univers: "Qui trop embrasse, mal étreint". Nous avons avantage à concentrer les faibles forces dont nous disposons (hommes et moyens financiers) sur très peu de problèmes: étudier sérieusement les solutions que nous voulons donner à ces problèmes, et conditionner ensuite les ententes, les alliances, les campagnes, à la réalisation de nos solutions.
Choisir ensuite quelques points pour le programme d'un parti n'est certainement pas une chose facile. Tous les problèmes de la vie publique sont complémentaires entre eux et chaque problème général peut être articulé dans un nombre infini de problèmes particuliers qui ont une importance différente suivant le point de vue que nous adoptons. Il me semble par conséquent qu'en premier lieu, nous devrions nous mettre d'accord sur les critères avec lesquels établir une "échelle de préférences". Pour ma part je mettrais au premier plan les problèmes qui caractériseraient le mieux le Parti Radical par rapport aux autres partis, et qui - dans la situation internationale actuelle, vu le rapport des forces politiques en jeu - peuvent être affrontés avec une plus grande probabilité de succès dans les quatre ou cinq prochaines années:
- Les problèmes de politique étrangère qui conditionnent la solution de tous les principaux problèmes de politique intérieure. (Position de l'Italie dans le Pacte Atlantique, après l'abandon de l'idée de l'unification fédérale de l'Europe; l'attitude à prendre par rapport à la "relance européenne"; le retrait de l'Italie de la Somalie et la politique contre toutes les propositions visant à augmenter les frais de représentation et les dépenses militaires, au bénéfice des ambassadeurs et des généraux, etc.);
- Les problèmes des rapports entre l'Etat et l'Eglise. (Défense de l'Etat contre toute forme d'empiétement confessionnel; égalité effective de tous les cultes devant la loi; abolition du système des écoles privées pour la concession des certificats, des diplômes et des licences; enseignement totalement laïque à tous les niveaux des écoles publiques; libre propagande du contrôle des naissances; divorce réglé selon les normes en vigueur dans les pays les plus civilisés, etc.);
- les problèmes des rapports entre les citoyens et l'Etat. (Abolition de toutes les institutions et de tous les règlements que nous avons hérité de l'Etat de police fasciste);
- Les problèmes de l'efficacité de l'administration publique, dont dépend la possibilité de réaliser sérieusement toute politique que l'on entend proposer à l'Etat démocratique. (Examens de concours pour l'admission et la carrière des fonctionnaires de l'Etat; élimination des organes superflus et du personnel en surplus; abolition de tous les "droits casuels", des prix en dérogation et des autres rétributions extraordinaires ne correspondant pas à des services supplémentaires; élimination des "contrôleurs contrôlés", des "impôts finalisés" et des gestions hors budget"; réduction au minimum du pouvoir discrétionnaire de la bureaucratie; réorganisation des contrôles sur la dépense publique; réorganisation du patrimoine industriel de l'Etat sous une direction unique, etc.);
- les problèmes de la préparation technique et culturelle des jeunes.
(Lutte sérieuse contre l'analphabétisme, en commençant par la construction des écoles primaires manquantes; réforme de l'enseignement suivant les propositions de Guido Calogero; admission dans les écoles de l'enseignement supérieur par concours et l'attribution de bourses généreuses pour permettre aux plus méritants d'achever leurs études indépendamment des conditions économiques de leur famille, etc.);
- les problèmes de la lutte contre les monopoles et contre la concentration du pouvoir économique dans quelques mains. (Libéralisation totale des échanges internationaux, même de la zone du dollar; intervention des Communes contre la spéculation sur les zones à bâtir; nationalisation de l'énergie électrique et des autres services publics; interdiction des sociétés en chaîne; obligation de la publication de bilans consolidés sur des modules-type pour les sociétés qui ont des actions cotées en Bourse, etc.);
- les problèmes du démantèlement des privilèges dépendant des structures corporatives. (Abolition des permis pour l'ouverture de nouveaux magasins; élimination des tailles encaissées par les groupes privés dans les points de passage obligé, pour le déchargement des marchandises dans les ports, le passage du bétail dans les abattoirs publics, l'introduction des produits dans les marchés généraux; abolition des entrepôts. des marques obligatoires, des tableaux des "agents normaux", des prix minimum à l'exportation; réforme de la Federconsorzi pour éliminer toute fonction publique; abolition du Consortium du chanvre, de l'Institut du riz, de l'Institut de la cellulose et du papier, de l'Institut de la soie, de l'Institut du soufre, de l'Institut cotonnier, du Monopole des bananes, etc.);
- les problèmes de l'assistance aux membres des dernières couches de la population, qui, n'étant pas politiquement et syndicalement organisables, sont aujourd'hui presque totalement privés de toute protection économique et juridique. (Création des conditions ambiantes pour éliminer le chômage de masse; limitation des assurances sociales à l'assurance invalidité et vieillesse et aux accidents sur le travail; extension progressive des services publics gratuits, en commençant par le service hospitalier, à tous ceux qui en font la demande; réforme des prisons pour donner du travail à tous les prisonniers; abrogation de la loi 9 avril 1931, n. 358 pour la discipline des migrations internes et de la loi 6 juillet 1939, n. 1092, contre l'urbanisme, etc.).
Avec cette longue liste je n'ai pas la prétention d'épuiser les problèmes qui devraient être pris en considération pour le choix des points programmatiques du Parti Radical. Mon intention est uniquement celle de donner une idée de la difficulté de ce travail préliminaire, pour que l'on ne pense pas qu'il puisse être pris à la légère.
Si nous voudrons faire un parti vraiment moderne, le temps que nous consacrerons à ce travail ne sera pas du temps perdu, car du programme devra naître l'activité politique du parti. Et non vice-versa.
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N.d.T.
(1) ROSSI ERNESTO. (Caserta 1897 - Rome 1967). Homme politique et journaliste italien. Leader du mouvement "Justice et Liberté", arrêté et condamné en 1930 par le fascisme, il resta en prison ou en exil jusqu'à la fin de la guerre. Il écrivit avec A. Spinelli le "Manifeste de Ventotene" et fut à la tête du Mouvement Fédéraliste Européen et de la campagne pour l'Europe unie. Parmi les fondateurs du Parti radical. Essayiste et journaliste, il lança des colonnes du "Mondo" des campagnes très vives contre les ingérences cléricales dans la vie politique, contre les grands états économiques, contre le protectionnisme industriel et agraire, les concentrations de pouvoir privées et publiques, etc. Ses articles furent rassemblés dans des livres fameux ("Les maîtres de la vapeur", etc). Après la dissolution du Parti radical en 1962, et la rupture conséquente avec le directeur du "Mondo" M. Pannunzio, il fonda "L'Astrolabe" des colonnes duquel il continua ses polémiques. Dans ses dernières années il se rapprocha et s'i
nscrivit au "nouveau" Parti radical avec lequel il lança, en 1967, l'"Année Anticléricale".
2 - MAZZINI GIUSEPPE (1805 - 1872). Homme politique italien. Il adhéra au carbonarisme. Emprisonné en 1830 dans la forteresse de Savona et exilé en 1831, il s'installa en France où il fonda le mouvement "Jeune Italia", avec un programme unitaire et républicain fondé sur l'initiative des jeunes et des masses populaires. Après l'échec de l'expédition sur la Savoie et la tentative insurrectionnelle de Gênes (1834), il se réfugia en Suisse où il fonda le mouvement "Jeune Europe". Il s'installa ensuite à Londres (1837) et contribua à fonder l'Union des ouvriers italiens. Après le début de la crise révolutionnaire de 1848, il créa à Paris l'Association nationale italienne. Triumvir de la Répuvblique Romaine avec A. Saffi et C. Armellini, il dirigea la résistance désespéré contre les troupes françaises (1849). De nouveau exilé en Suisse et à Londres, il organisa les mouvements insurrectionnels de Milan (1853). Il essaya ensuite d'éviter une simple annexion de la péninsule au Piémont, en proposant l'élection d'une c
onstituante au suffrage universel garantissant une participation ouvrière à la direction du pays. Favorable à la collaboration entre classe sociales, contraire à la violence révolutionnaire, lié à une conception religieuse de la vie, il écrivit des discours, des articles politiques, des essais littéraires, etc.
3 - CROCE BENEDETTO. (Pescasseroli 1866 - Naples 1952). Philosophe, historien, écrivain, italien. Après une brève et juvénile approche à Marx, il eut le mérite avec Giovanni Gentile de la renaissance idéaliste et hégélienne à la fin du siècle dernier. Antifasciste, substantiellement libéral-conservateur, il adhéra au Parti libéral dans l'après-guerre et entra aussi dans l'un des premiers gouvernements post-fascistes. Durant le fascisme, il exerça une grande influence sur d'importants secteurs de la jeunesse. Comme philosophe, outre que pour sa réforme de la dialectique hégélienne il doit être rappelé pour ses études d'esthétique et de logique. Il accomplit d'importantes études historiques ("Histoire d'Europe au XIX siècle", "Histoire d'Italie de 1871 à 1915) dans lesquelles il revendique le développement libéral de l'Europe d'avant la guerre, en polémique avec la "crise" des totalitarismes de l'après-guerre.