Marco PannellaSOMMAIRE. Pannella confirme son "Non au centre-gauche", c'est-à-dire à cette politique qui n'a pas cessé de parcourir la voie impossible du dialogue entre l'Etat et l'Eglise, entre la liberté et la non-liberté. C'est la même erreur qui a été faite en Europe au lendemain de la libération: on considérait ne pas devoir faire de la politique mais s'unir pour reconstruire et on a reconstruit le vieux monde pré-fasciste et les Etats nationaux. C'est une opération dangereuse dont la réussite est confiée à la capacité des gauches en Europe de déterminer les constantes du développement de la société industrielle. Ses mythes sont la politique de développement et la réalisation du bien-être auquel on peut sacrifier la liberté et la démocratie. Mais la politique de développement et de réalisation du bien-être sont les objectifs auxquels tendent également la droite et la gauche, le fascisme et l'antifascisme, le néocapitalisme et le socialisme. L'Europe occidentale, tôt ou tard, faisant abstraction des différents régimes
, fera des pas gigantesques vers le bien-être et vers une hausse toujours plus forte des taux de développement. Partout dans le monde l'Eglise catholique est à même d'opter pour des systèmes de plus grande démocratie économique, si c'est là le prix qui doit être payé dans sa lutte contre le libéralisme et le socialisme. Les forces cléricales sont elles aussi en mesure de promouvoir "un new deal" et le bien-être à condition que l'on ne touche pas l'article 7 de la Constitution. On met donc au centre de la vie politique des objectifs techniques dont la solution est obligée pour enterrer les objectifs politiques. Pour soutenir le centre-gauche il a été nécessaire de prendre pour adversaire et pour symbole Malagodi, témoignant ainsi du peu d'importance de la mise en jeu. Mais notre pays ne deviendra "moderne" que lorsqu'il aura la responsabilité de ne pas renvoyer et éviter encore une fois le choix entre des idées et des forces de liberté et des structures et des fois qui s'y opposent. Tout le reste est mensonge
. Tout le reste est "realpolitik". (Voir la fiche sur "Sinistra Radicale, a.b., dans le texte n. 3669).
(SINISTRA RADICALE, bulletin mensuel d'information politique, AN I, N.1, Octobre 1961)
Non au centre-gauche. Un non définitif, serein mais clair.
Cette première République italienne, de l'article 7 (1) voté par les communistes au "dégasperisme" (2) de nous qui fûmes "libéraux" ou républicains, au centre-gauche de Saragat (3) et de la gauche démocratique, n'a pas cessé de parcourir la voie impossible du dialogue entre l'Eglise et l'Etat, entre la liberté et la non-liberté, entre le fascisme et l'antifascisme, entre les citoyens socialistes et démocratiques et les sujets cléricaux et 'qualunquisti'.
Avoir obligé l'unité antifasciste conquise par notre peuple à cette entente mortelle: en avoir fait une partie de la société italienne, quand elle en représentait le seul état possible; nous présenter comme une conquête le devoir d'apporter à l'Eglise la complicité et le soutien de grandes masses du Pays, tout cela déqualifie toute une classe dirigeante.
Beaucoup de ce qui est en train de se passer nous rappelle la façon avec laquelle en Europe on a délibérément enfoncé la Résistance, avec sa charge révolutionnaire, de libération et de liberté. Il ne s'agissait pas de faire de la politique, alors; mais de s'unir pour reconstruire. Ce qu'on a reconstruit c'est le vieux monde préfasciste, les Etats nationaux dont la vocation est fondée sur la lutte des classes, raciste, cléricale, belliciste. Et aucune complicité, aucune résignation, aucune "compréhension" pour tout cela ne peut être encore permise.
Une opération perfide, dangereuse, qui fait aussi des victimes et beaucoup parmi les radicaux, est sur le point d'être portée à terme. Elle n'est qu'apparemment nouvelle. Sa réussite est due en bonne partie à l'incapacité des gauches en Europe de déterminer les constantes désormais évidentes du développement de la société industrielle dans cette moitié du vingtième siècle.
Les mythes de cette opération sont deux: une politique de développement et la réalisation du bien-être. A eux on peut sacrifier la liberté et la démocratie, trompant la volonté de les conquérir qui anime désormais les masses populaires. La politique de développement et la réalisation du bien-être ne sont par contre que les objectifs sociaux auxquels tendent de la même façon la droite et la gauche, le fascisme et l'antifascisme, le néocapitalisme et le socialisme; l'offre simultanée que la liberté et la non-liberté font à la société d'aujourd'hui.
De Raymond Aron à Bertrand de Jouvenel, à Kennan, à Oppenheimer, tous, dans un colloque organisé par l'Association pour la Liberté de la Culture, durent convenir qu'"à travers les cinq continents, les mêmes mots sont utilisés, les mêmes valeurs sont proclamées, les mêmes objectifs sont poursuivis. Un type de société, la société industrielle, sans précédents dans l'histoire, est en train de devenir le modèle pour l'humanité toute entière". En Europe, tôt ou tard, en plus large ou en moindre mesure, la logique de développement de la société industrielle - que ce soit celle étatisée de l'Orient ou celle capitaliste de l'Occident; qu'il reste ou non des trusts ou des cartels, des monopoles ou des oligopoles, un Marché commun ou des divisions apparentes du type "Europe des Patries"; que le régime politique soit le régime gaulliste, franquiste, d'Adenauer, préfasciste (comme en Grèce), ou clérical en Italie - amènera de par elle-même à des pas gigantesques vers le bien-être et à une hausse toujours plus forte des
taux de développement. Faire valoir efficacement, à l'intérieur de cette logique des chose, l'argument d'une plus grande logique distributive, est une utopie. Celui qui tient avant tout au bien-être matériel et à la hausse de sa capacité d'achat, les voyant réalisés, trouvera difficilement en lui-même des ressources démocratiques suffisantes pour se rebeller contre un régime injuste, uniquement sur la base de l'espoir d'un bien-être plus grand mais hypothétique.
"Affluent society", situation de bien-être, nouveau "new deal", lorsqu'ils sont indiqués comme objectifs pour la politique des Etats européens et en particulier pour l'Etat italien, ne sont pas autre chose que des attractions impropres, provinciales et intimement réactionnaires. Tout au plus on peut reconnaître à ceux qui les invoquent continuellement dans notre pays la fonction, désormais bien connue, de nombreux "groupes de pression". Leurs "produits" sont avant tout techniques: autrement dit utilisables par des forces hétérogènes et aussi opposées. Les groupes de pression ne sont pas historiquement en mesure, dans une société qui est fondamentalement divisée culturellement et idéalement, de choisir le destinataire de leurs programmes.
En Italie, en Europe, partout dans le monde l'Eglise est à même d'opter pour des systèmes de plus grande démocratie économique, si c'est là le prix qui doit être payé historiquement dans sa lutte contre le libéralisme et le socialisme, contre le laïcisme et la politique de liberté. Chez nous aussi, malgré les crises individuelles, malgré les corrections de clientèle qu'elles devront affronter, les forces cléricales peuvent promouvoir un "new deal" et le bien-être à condition que l'article 7 de la Constitution ne soit pas touché, et que la classe dominante de l'Etat ne change pas radicalement. C'est ce que nous savions, nous radicaux, et ceux d'entre nous qui dans d'autres partis essayèrent d'être "radicaux" avant 1955.
Sur cela nous sommes morts et nous nous sommes affirmés comme opinion précise dans notre pays. Mais que se passe-t-il?
"Quels sont les problèmes de la société italienne: c'est une chose que tout le monde connaît bien et qui a déjà été amplement discutée; et il n'y a vraiment pas besoin de beaucoup de mots pour le rappeler encore une fois. Il s'agit de briser le contrôle conservateur sur l'économie du pays, il s'agit de soustraire le développement de l'économie et de la société italienne à la logique spéculative des grandes féodalités économiques, pour le confier à une direction politique qui tienne compte davantage au bien-être de tous, qu'aux raisons du profit".
C'est une citation tirée d'un article de fond du "Mondo" (numéro du 10 octobre, Vittorio De Caprariis). Nous renvoyons en outre à un autre article du même auteur: "Le mur de l'or" du 15 août.
Apparemment il n'y a aucune faille dans ce raisonnement. "L'Espresso", nos amis de la Direction, la droite radicale, "Il Mondo", tous fondent leur politique sur cette thèse. Eh bien, que tous nos amis méditent sur ces textes, qui résument fidèlement les dangers d'abdication des radicaux de leur bataille et de leurs idées.
Lentement, artificiellement, on met au centre de la vie politique des objectifs techniques dont la solution est obligée pour enterrer les objectifs politiques que les radicaux ont eu le mérite d'imposer à l'attention du pays; on prend pour buts, des instruments qui peuvent aussi servir des idées et des finalités opposées.
Ensuite, à ce propos, commence le défilé des "retour à de plus justes proportions", des "distinguo", des "délais", des "conversions", contre lesquelles De Caprariis peut justement affirmer qu'il s'agit de pertes de temps, de manque de courage et de clarté. Nous affirmons avec fermeté qu'il s'agit de rideaux de fumée, de politique de l'autruche et de reddition à discrétion aux forces traditionnelles de la non-liberté dans notre Pays. Les partisans du Centre-gauche ont fini par devoir se trouver, comme adversaire et comme symbole de ce qui doit être bouleversé, un individu qui de par lui-même témoigne le peu d'importance de la mise en jeu: Malagodi (4).
Il y a un chantage vraiment historique dans notre pays, que les maximalistes, les intégristes catholiques et clérico-modérés proposèrent en commun. C'était l'accusation faite à l'anticléricalisme d'utiliser les thèmes de liberté contre la société italienne et beaucoup de forces qui lui sont traditionnelles, pour couvrir des intérêts économiques, pour cacher la réalité de la lutte de classe, par un mesquin esprit petit bourgeois et ainsi de suite. Ce chantage reste implicite dans la polémique qu'aujourd'hui les différents partisans du Centre-gauche mènent contre ceux qui par anticléricalisme médité et responsable s'opposent à la tentative d'inféodation, à l'Eglise et à ses idéaux, de nouvelles classes et de nouveaux intérêts. Les problèmes de liberté, la dignité et le courage d'une lutte quotidiennement respectueuse et soucieuse des idées sans lesquelles la vie politique est bien peu de chose, sont désormais effacés de la sphère des choses possibles dans notre pays.
Pour mieux imposer cet abandon de position, la classe dirigeante actuelle et ses nouvelles recrues s'attarde et nous entretient dans un jeu de divergences sans profonde vérité. Mais notre pays ne deviendra "moderne" que lorsqu'il aura la responsabilité de ne pas renvoyer et éviter encore une fois le choix entre des idées et des forces de liberté et des structures et des fois qui s'y opposent. Tout le reste est mensonge. Tout le reste est "realpolitik".
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N.d.T.
1 - ARTICLE 7. L'art. 7 de la Constitution italienne reconnaît et "constitutionnalise" le Concordat entre l'Etat et l'Eglise signé en 1929. Il fut voté à l'Assemblée Constituante par Togliatti et le PCI avec l'opposition des socialistes, du Parti d'action, etc. Le Concordat fut renouvelé, sous une nouvelle formulation, en 1984 (gouvernement Craxi).
2 - DE GASPERI ALCIDE. (Pieve Tesino 1881 - Sella di Valsugana 1954). Originaire de Trente, député catholique au parlement autrichien en 1911. Après la première guerre mondiale la région passa à l'Italie et De Gasperi, en 1921, est député au parlement italien pour le parti populaire, dont il sera secrétaire de 1923 à 1925. Pendant le fascisme il est employé à la Bibliothèque du Vatican. La démocratie chrétienne clandestine s'étant réorganisée, il devint son secrétaire en 1944. Président du Conseil en 1945, il signa le traité de paix en 1947. Ayant obtenu la confirmation des Pactes de Latran, il réussit à exclure pour toujours les gauches du gouvernement, qui avec lui acquière une forme centriste stable.
3 - SARAGAT GIUSEPPE. (Turin 1898 - Rome 1988). Socialiste, exilé en Autriche sous le fascisme. Ministre dans le premier gouvernement Bonomi de 1944, président de l'Assemblée Constituante en 1946. En 1947 il dirigea la scission de l'aile droite du Parti socialiste italien (PSI) fondant le PSLI (Parti socialiste des travailleurs italiens), ensuite PSDI (Parti socialiste démocrate italien). Vice-président du Conseil et Président de la République de 1964 à 1971.
4 - MALAGODI GIOVANNI. (Londres 1904 - Rome 1991). secrétaire du Parti libéral italien (PLI) de 1954 à 1972. Modéré.