SOMMAIRE. Le 28 avril 1963 se déroulaient en Italie les élections auxquelles le Parti radical, à peine sortie de la crise, ne participas pas. Il diffusa cependant un fascicule, rédigé par Elio Vittorini, Marco Pannella et Luca Boneschi, contenant le jugement de nombreux intellectuels sur la crise des gauches et sur le chemin pour en sortir par un processus "réellement révolutionnaire" capable de renouveler les gauches du "triangle Milan-Paris-Dusseldorf". Pier Paolo Pasolini, déclarant vouloir voter communiste, affirme qu'il s'agit de voir ce qui a été perdu ces dernières années et qui nous a donné un sens de déception ou d'insatisfaction. Les mouvements ouvriers favorables à la collaboration entre classes sociales risquent d'être un peu "classiques" et ont besoin d'une lutte interne de renouvellement.
(IL VOTO RADICALE, 10 avril 1963)
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Je vote communiste
Chers amis,
je ne peux pas vous répondre en tant qu'homme politique, et pas même en tant que citoyen qui fait, de la politique, le côté pratique de sa vie. Je peux vous répondre en tant qu'homme émotif, outre que par nature, également par les circonstances qui me ramènent en arrière, aux marges, là où l'homme reste seul avec ses angoisses. Une vague d'irrationalité, donc, sur le château rationnel que j'ai essayé de me construire, avec des lectures et une vie publique, durant les Années Cinquante. Quelles indications "vraiment révolutionnaires" donner aux "forces laïques et démocratiques du monde occidental" (c'est-à-dire aux bourgeois qui n'ont pas oublié d'être des hommes)? Je ne vois pas d'autre façon, d'autre possibilité révolutionnaire, d'autre alternative, que celles classiques de la lutte armée. Aujourd'hui plus que jamais. Il s'agit de voir ce qui a été perdu durant ces années, dans les "formes internes" de cette lutte, et qui nous a donné un sentiment de déception, ou d'insatisfaction, etc. C'est clair, Stalin.
La seule façon - pour moi, évidemment - de "proposer de nouveau des indications de fond réellement révolutionnaires" c'est d'éclaircir historiquement, avec acharnement et avec une force exhaustive, cette Erreur. Voilà pourquoi tant d'inquiétude dans les partis européens, et donc tant d'insatisfaction chez les "indépendants de gauche", et, enfin, tant de tentations néolibérales, radicales: parce que personne n'a encore compris et n'a encore expliqué avec cette exactitude historique qui conclut et déconsacre les événements, les raisons de cette Erreur. Aussi nous le traînons derrière nous dans des dégels qui ne sont pas des dégels, dans des dépassements qui ne sont pas des dépassements, de nouveaux cours qui ne sont pas de nouveaux cours. Des tactiques, de la diplomatie, sur le terrain officiel - car hélas même un parti révolutionnaire a son caractère officiel -, de nobles crises dans le domaine idéologique, etc, etc. Quant à moi, je rêverais une "diète", avec une participation plénière des "têtes historiques"
de tous les Partis communistes, pour trouver ensemble une explication historique, idéologique, philosophique de Stalin. Tant qu'il ne sera pas compris, il vivra, et tant qu'il vivra, le communisme dans le monde n'aura pas la force de "se proposer de nouveau comme une vraie indication révolutionnaire". Je le répète, je ne vois pas d'autres indications. Et avec ça, je réponds aussi à votre troisième question: négativement. Je ne crois pas aux oppositions bourgeoises, je ne crois pas aux mouvements pacifistes bourgeois ou aux "nouvelles gauches", bien que j'aie pour elles toute la sympathie qu'une personne civile (et émotive, et ingénue comme l'est le bourgeois que je suis) peut éprouver. Je n'aime pas jouer le rôle de l'homme pratique, réaliste et pessimiste: mais je dois dire honnêtement que je ne crois pas à la transformation des "structures militaires en service civil", grâce à la lutte des pacifistes (j'étais sur le point de faire un lapsus: actionnistes (du parti d'Action, ndt)) bourgeois. La seconde que
stion que vous me posez me semble la plus délicate: mais c'est celle qui échappe le plus à mes compétences... Je pourrais lire le remplacement du triangle "Gênes, Milan et Turin" par le triangle "Milan, Paris et Dusseldorf" comme l'équivalent pratique, factuel, du remplacement du capitalisme par le néocapitalisme. Le soubresaut idéologique et terminologique que cette mise à jour implique ne me semble pas encore dominé par les partis communistes européens. Il y a en eux quelque chose de suranné: leurs discours font un peu... années cinquante. Voyez un peu la ferveur statistique, propagandiste, terminologique des partis au pouvoir: quel nouveau climat, optimiste, tout nouveau... Il ont en main, comme des patrons, le passage de la province à l'Europe. Et c'est ici que serait profondément utile un dialogue, un rapport, une synchronisation de lutte entre les partis communistes et les "bourgeois à l'opposition": ce sont eux qui pourraient avoir, plus librement, la force de mettre à jour les choses, de les organise
r avec moins de préjugés et de façon plus moderne. Les mouvements ouvriers favorables à la collaboration des classes sociales risquent, justement, d'être un peu "classiques": et ils ont besoin d'une lutte interne de renouvellement: ils ont besoin de nommer les choses en changeant un peu les significations qu'il a fallu tant de travail, et tant de lutte, et tant de sang pour atteindre.
Cordialement vôtre.
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N.d.T.
* - PASOLINI PIERPAOLO. (Bologne 1922 - Rome 1975). Ecrivain et metteur en scène italien. Romancier ("Ragazzi di vita", 1955; "Una vita violenta", 1959), poète ("Les cendres de Gramsci", 1957, etc), metteur en scène théâtral, cinéaste ("Accattone", 1961, "Il Vangelo secondo Matteo", 1964, etc), mais surtout formidable polémiste et moraliste, il dénonça les méfaits de la "bourgeoisie", et critiqua âprement la gauche italienne pour ses incapacités. Sympathisant du Parti radical, sur lequel il a écrit de très belles pages, le jour de sa mort il aurait dû aller à Florence, pour participer au Congrès de ce parti.