Le coup d'état permanent de la Démocratie Chrétiennepar Gianfranco Spadaccia
SOMMAIRE: Le crainte d'un fantomatique "coup d'Etat" qui pourrait être réalisé par la "droite" et par les militaires est utilisée pour cacher le vrai coup d'Etat permanent qui est fait depuis des années contre les institutions républicaines de la part de la Démocratie Chrétienne. L'Italie n'est pas la Grèce ou le Portugal mais un pays de capitalisme mûr qui n'a pas besoin des fascismes traditionnels mais de régimes autoritaires qui gardent l'apparence de la démocratie.
(NOUVELLES RADICALES n. 155, 29 mars 1972)
Le thème du "coup d'Etat" contre les institutions démocratiques est un thème qui revient souvent dans notre polémique politique, et auquel ont recours avec diverses motivations et divers arguments les forces politiques les plus diverses, des gauches officielles aux groupes extraparlementaires, à la DC (1) elle-même. L'obsession du "coup d'Etat" semble avoir été, comme le témoignent certains de ses écrits et de nombreuses personnes, la cause déterminante qui a poussé Feltrinelli (2) à choisir la clandestinité dans la dernière période dramatique de sa vie qui devait le conduire à l'épilogue tragique de Segrate.
Les candidats au rôle de protagonistes du "putsch" changent, naturellement, suivant les forces qui agitent ce thème politique et qui envisagent ce danger comme une menace. Dans la reconstruction des "événements de 1964", certains affirment que Segni (3) et De Lorenzo ont comploté, ensemble, contre les institutions; pour d'autres ce fut Segni tout seul, pauvre vieux désormais à la veille d'un coup d'apoplexie, que De Lorenzo aurait fini par aider pour en déjouer les desseins; pour d'autres enfin ce fut De lorenzo tout seul à l'insu du chef de l'Etat, des ministres de la Défense et de l'Intérieur, du secrétaire de la DC. A chaque fois, et selon les différentes forces politiques qui en parlaient, on indique comme protagonistes possibles d'un tournant totalitaire sanglant les fascistes d'Almirante (4) avec la complicité de secteurs des Forces armées, de la police et de l'administration publique, un "homme fort" de la DC dans lequel il n'est pas difficile de découvrit la figure de Fanfani (5), les patrons de la C
IA, et, naturellement, lorsque la polémique vient de droite, les groupes extrêmement dangereux de la guérilla extraparlementaire. Pour la DC, inutile de le dire, le complot contre les institutions démocratiques ne peut venir que des "extrémismes opposés".
Une adroite mise en scène semble canaliser toute l'attention et toute la polémique de cette campagne électorale vers ces craintes différentes mais convergentes. Les campagnes électorales se sont transformées et, alors que jadis elles se basaient essentiellement sur les programmes des partis et sur les discours de leurs "leaders", elles sont menées à coups d'expertises balistiques, d'autopsies, de révélations sensationnelles, de mandats d'arrêt, de perquisitions à domicile, d'incriminations à la chaîne, de pistes "noires" et "rouges", de découvertes tardives de bandes armées de droite et de gauche. Avec des interprétations différentes et opposées, tout le monde espère tirer profit de cette situation trouble en faisant appel davantage à la peur qu'à la raison et au consensus des électeurs: il s'agit de la peur pour le désordre, alimentée exprès auprès des classes bien-pensantes et modérées, ou de celle pour le danger d'un nouvel ordre autoritaire.
La crainte d'un fantomatique "coup d'Etat" qui pourrait avoir lieu est remarquablement utile pour faire oublier le "coup d'Etat" effectif qui est en cours depuis des années et qui se répète chaque jour contre les institutions républicaines et la démocratie. Le fascisme aux portes fait oublier l'autre fascisme bien plus grave dont sont imprégnées les institutions et les lois de l'Etat. La DC peut éluder ainsi, devant l'électorat, ses responsabilités passées et les illégalités commises à la veille même de ces élections.
Depuis vingt-cinq ans le parti clérical, qui gouverne le pays sans interruption avec le soutien des plus diverses forces politiques (PCI et PSI dans l'après-guerre; PLI, PRI, PSDI dans les années cinquante; monarchistes et fascistes après la crise du centrisme; socialistes et centre-gauche dans les dix dernières années; de nouveau les libéraux aujourd'hui) détient tout le pouvoir et l'utilise pour rendre vaines les règles de la démocratie écrites dans la Constitution. Pendant huit ans, lorsqu'il état dirigé comme l'affirment nos journaux indépendants par des "hommes d'une foi démocratique certaine", il s'est opposé à la réalisation de la Cour Constitutionnelle; il a fallu quinze ans pour la constitution du Conseil supérieur de la magistrature; vingt-deux pour instituer les régions. Ce sont des retards qui répondaient à un dessein politique précis dont aujourd'hui seulement, après un quart de siècle, on peut pleinement se rendre compte: celui de fonder son pouvoir en se servant des lois et des structures corp
oratives et fascistes du vieil état mussolinien que la Résistance avait abattu mais pas remplacé.
Et lorsque les nouvelles institutions prévues par la Constitution sont entrées en fonction, la classe dirigeante démochrétienne a tout fait pour s'en emparer et pour les contrôler, ou pour les gêner, et en rendre vaines l'action. Pendant quinze ans les premiers ministres cléricaux qui se sont remplacés à la direction du gouvernement ont défendu, à travers le Corps d'Avocats chargés de l'assistance légale de l'Etat, les normes fascistes attaquées devant la Cour Constitutionnelle. Pendant des années le conseil supérieur de la magistrature est resté un organe contrôlé par la Cassation et, à travers elle, par la partie la plus réactionnaire de la magistrature. Les régions sont réalisées aujourd'hui seulement pour mieux articuler le pouvoir démochrétien, en accordant un certain espace et certains pouvoirs limités au PCI dans les zones rouges, mais sans modifier réellement l'organisation de l'Etat. Le Parlement a été mis dans l'impossibilité d'agir, paralysé par les résistances démochrétiennes, par les équilibres
et les transactions gouvernementales et d'assemblée, par l'absence de luttes parlementaires efficaces et intransigeantes de la part des gauches et des forces laïques. La Cour Constitutionnelle a été laissé seule dans la tâche de conformer la législation à la Constitution, une tâche qui n'était pas la sienne parce qu'elle appartenait aux Gouvernements et aux Parlements républicains.
A l'égard de cette institution, pendant des années le Gouvernement et la Démocratie Chrétienne ont dû se contenter d'exercer une action de stabilisation. Depuis que l'énorme importance politique de la Cour, à laquelle nous devons la démolition de nombreuses normes fascistes et une première tentative incomplète de démocratisation de la législation, s'est pleinement manifestée avec la sentence qui a sanctionné la constitutionnalité de la loi sur le divorce, la DC ne cache plus sa volonté de la paralyser et d'en reprendre le contrôle. On a d'abord empêché l'élection de Lelio Basso et à présent on espère, avec les nominations que devra effectuer dans les prochains mois le nouveau Président de la République, d'achever l'opération et de réduire ainsi cette exception au conformisme et à la condition de subordination où se trouvent toutes les autres institutions. Quelque chose de semblable à ce qui s'est vérifié pour la législation fasciste de la part de la Cour Constitutionnelle, s'est passé aussi pour l'Administra
tion Publique de la part de la magistrature qui a essayé de se substituer à la fonction qui dans un Etat démocratique devrait appartenir aux oppositions quand il s'agit de frapper au moins les cas les plus éclatants de malversation effectués par la classe au pouvoir. Mais contrairement à la Cour Constitutionnelle les contradictions dans la magistrature sont plus accentuées, son autonomie est inférieure, et les divisions internes sont plus fortes. Même les procès pour péculat ou pour abus de pouvoir se sont transformés très vite dans beaucoup de cas à l'occasion de nettoyages, en instrument de lutte politique entre les courants démochrétiens ou à utiliser contre les partis qui collaborèrent avec la DC au gouvernement du pays.
Les Parquets de la République, la police et les services secrets sont strictement liés au parti et à ses courants internes et participent directement à la lutte pour le pouvoir. En Sicile la lutte contre la mafia s'identifie avec la lutte politique du parti dominant et ne s'arrête pas devant l'assassinat des juges et des journalistes ou à l'enlèvement de notables démochrétiens. Les intérêts cléricaux et corporatifs liés au revenu foncier, à l'école, à l'assistance, au loisirs, s'opposent à toute réforme urbaniste, sanitaire. Le saccage clérical de l'assistance publique, comme le prouvent d'innombrables procès restés sans aucune suite politique, est systématique et continu. En 1964 le vrai "coup d'Etat" n'a pas consisté dans le ridicule "plan Solo" du général De Lorenzo ou dans les divagations autoritaires du vieux Segni, mais il a été réalisé par les dirigeants de la DC - de Moro (6) à Rumor (7), de Zaccagnini à Colombo (8) - qui se servirent de ces divagations et de ces menaces pour plier les socialistes à
leur volonté et les obliger à renoncer à la politique de réformes.
Dans le domaine des structures économiques, les seules vers lesquelles pendant longtemps les gauches se sont tournées, un capitalisme d'Etat de plus en plus puissant directement contrôlé par la DC dicte les conditions au capitalisme privé, et est l'élément portant de ce système capitaliste. Il participe avec le capitalisme privé à l'organisation corporative et de classe de la production.
L'entrelacement des intérêts privés et publics conditionne désormais tous les instruments d'information et les moyens de communication de masse, de la RAI-TV (9) aux quotidiens, excluant du droit à l'information démocratique toutes les forces qui n'acceptent pas l'équilibre politique actuel et qui combattent la transformation désormais réalisée de l'Etat démocratique en régime. Chaque vérité est confisquée, tout hommage restant au jeu démocratique dans ce secteur n'est qu'hypocrisie et mensonge.
Parler du danger d'un coup d'Etat, face à cette situation, s'inventer comme ennemis à battre les paléo-fascistes d'Almirante, est tout simplement ridicule. L'Italie n'est pas la Grèce ni le Portugal, mais un pays au capitalisme mûr (bien qu'avec de profondes contradictions et des poches de sous-développement) où les classe dominantes n'ont pas besoin de fascismes traditionnels, mais de régimes autoritaires qui conservent l'apparence de la démocratie. Le vrai coup d'Etat s'est déjà vérifié depuis longtemps, sans chars et camps de concentration, sans révoltes de palais, mais lentement à l'intérieur même des institutions. Donner au futur l'aspect du passé, signifie éluder les devoirs du présent et les nécessités de la lutte contre un régime qui a déjà eu sa marche sur Rome et qui avec ces élections a déjà probablement ses lisses.
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N.d.T.
1 - DEMOCRATIE CHRETIENNE (DC). Parti italien d'inspiration chrétienne/catholique. Constitué sous ce nom dans l'après-guerre recueillant l'héritage du Parti Populaire, né dans le premier après-guerre par l'oeuvre d'un prêtre sicilien, don Luigi Sturzo. Après les élections de 1948, dans le climat de la guerre froide, il devint le parti de majorité, s'approchant certaines fois de la majorité absolue. Composant central de tout gouvernement, il détient le pouvoir sans interruptions depuis un demi siècle conditionnant fortement en sens modéré le développement de la société italienne. Aux élections de 1992, pour la première fois, il descend sous la barre des 30% des suffrages. La Dc a changé de nom en 1994, et est devenue le PPI (Parti Populaire Italien).
2 - FELTRINELLI GIANGIACOMO. (Milan 1926 - Segrate 1972). éditeur, fondateur de l'Institut Feltrinelli pour l'histoire du mouvement socialiste. De tendances extrémistes et fauteur de l'esprit révolutionnaire tiers-mondiste, ami de Castro, il mourut lors de la préparation d'un attentat terroriste contre une ligne haute-tension.
3 - SEGNI ANTONIO. (Sassari 1891 - Rome 1972). Démocrate-chrétien, italien. Ministre de l'agriculture en 1946, il élabora la réforme agraire de 1949. Il fut Président du Conseil (1955-57 et 1959-60), puis Président de la République en 1962, il dut se démettre en 1964 car gravement malade. On parla de lui comme fauteur possible d'un coup d'état pour renverser le premier centre-gauche, trop "progressiste".
4 - ALMIRANTE GIORGIO. (Salsomaggiore 1914 - Rome 1988). Secrétaire du MSI, Mouvement Social Italien (le parti de droite qui se considère héritier du fascisme) de 1969 à 1987.
5 - FANFANI AMINTORE. (Arezzo 1908). Homme politique italien, professeur d'histoire de l'économie, personnalité éminente de la démocratie chrétienne, dont il fut secrétaire de 1954 à 1959 et ensuite de 1973 à 1975 en lui imprimant une forte empreinte corporative avec l'utilisation de l'industrie publique comme volant du développement économique. Chef du gouvernement (1958-59); 1960-62; 1982-83), ministre des Affaires étrangères à plusieurs reprises, président du Sénat de 1958 à 1973 et ensuite de 1976 à 1982.
6 - MORO ALDO. (Maglie 1916 - Rome 1978). Homme politique italien. Secrétaire de la Démocratie chrétienne (1959-65), artisan de la politique de centre-gauche. Plusieurs fois ministre à partir de 1956. Président du Conseil (1963-68, 1974-76), à partir de 1976 président de la Démocratie chrétienne, il préconisa le rapprochement du Parti communiste italien (PCI) au gouvernement traçant l'hypothèse d'une soi-disant "troisième phase" (après celles du "centrisme" et du "centre-gauche") du système politique. Enlevé par les Brigades Rouges à Rome, le 16 mars 1978, il fut retrouvé mort le 9 mai de la même année.
7 - RUMOR MARIANO. (Vicenza 1915). Secrétaire de la Démocratie Chrétienne (1964-1969), Président du Conseil (1968-69; 1969-70; 1970; 1973-74; 1974).
8 - COLOMBO EMILIO. (Potenza 1920). Homme politique italien, démocrate-chrétien, ministre du trésor (1963-1970 et 1974-1976), président du Conseil (1970-1972), ministre des affaires étrangères après 1980.
9 - RAI-TV. Radio-Télévision italienne.