Théâtre Adriano: le jour où Adele fut arrêtéeIntervention de Marco Pannella
SOMMAIRE: Le 9 janvier: les carabiniers font irruption dans la clinique du CISA (Centre Italien pour la stérilisation et l'avortement) de Florence où étaient pratiqués les avortements avec la méthode Karmann, en arrêtant le docteur Giorgio Conciani et ses assistants et en identifiant et dénonçant les 40 femmes qui s'y trouvaient. Le 13 janvier est arrêté chez lui à l'aube le secrétaire national du Parti Radical, Gianfranco Spadaccia, qui s'était assumé entièrement la responsabilité politique de la promotion du CISA et de la gestion de la clinique de Florence. Un mandat d'arrêt est lancé également contre Adele Faccio et Emma Bonino, mais elles sont en France. Pannella reçoit une citation. Le 15 janvier des manifestations ont lieu dans toute l'Italie pour la libération de Gianfranco Spadaccia et des autres personnes arrêtées à Florence. Le 18 janvier des personnalités du monde politique et culturel signent un appel pour la libération immédiate de Spadaccia; parmi eux: Parri, Montale, Silone, Branca et beaucoup
d'autres. Le 21 janvier Marco Pannella et Adele Faccio annoncent depuis Paris la prochaine ouverture d'autres cliniques CISA en Italie. Les 24/25/26 janvier plus de 7000 personnes participent à la Conférence Nationale sur l'Avortement organisée par le Parti Radical et par le Mouvement de Libération de la Femme. Dimanche 26, sur la scène du théâtre Adriano à Rome, devant des milliers de personnes, Adele Faccio est arrêtée après être rentrée clandestinement en Italie. Dans son intervention qui précède l'arrestation d'Adele Faccio, Marco Pannella affirme que »notre premier objectif est d'obtenir que les camarades, les soeurs obligées chaque jour à l'immonde avortement de classe, clérical et de masse voient reconnus au plus tôt leurs droits à la vie et au bonheur . »L'avortement d'Etat est une violence qui doit cesser et seule la femme a le droit de gérer son propre corps . Il y a aujourd'hui un affrontement entre deux associations criminelles, celle radicale qui lutte avec des méthodes nonviolentes pour change
r les normes liberticides du code pénal »que des gouvernements, des parlements et des partis continuent à nous imposer comme des lois trente ans après la Constitution et celle formée par des gouvernements et des parlements qui ont omis de déblayer le terrain des normes fascistes qui vont »contre la Constitution et contre l'humanité . »En tant que nonviolent qui ne prétend imposer en aucune façon ses idées à ceux qui ne sont pas d'accord, j'exige que les violents d'état, ceux qui nous imposent leurs lois de classe, auxquelles ils doivent donner en quelque sorte une apparence libérale et républicaine, respectent au moins leur propre légalité . Pannella invite enfin le commissaire Improta et le colonel Vitali à procéder à l'arrestation d'Adele Faccio dans le silence total de l'assemblée: »Adele ne va pas au martyr, elle rejoint son poste de combat et elle sait que de cette façon les choses pour lesquelles elle se bat sont déjà acquises. Alors, ils arrivent?
(PANNELLA SU PANNELLA, éditions Magma, 1977)
Il y a huit ans, dans un théâtre encore plus petit, avec la constitution de la LID (1) nous avons donné le coup d'envoi à la bataille pour le divorce. Nombreux furent alors les sourires, les politiques nous considéraient avec compassion: et pourtant, quatre ans plus tard la loi sur le divorce devint une réalité, à l'intérieur d'un dessein politique qui devait déjà amener en 1972 à ce 13 mai (2), qui représente peut-être en vingt ans la seule victoire de la démocratie en Italie.
Aujourd'hui, l'avortement. Et si le théâtre n'est pas très grand, la situation est toutefois radicalement différente. Les sondages de 1966 sur le divorce donnaient 40% de personnes favorables au divorce et 30% de contraires. Cet été, après quatre ans de lutte du Mouvement de libération de la femme et du Parti radical, une enquête incontestée a montré que 85% des italiens sont favorable à l'avortement en cas de danger pour la santé physique ou psychique de la femme. La motivation est limitée, mais il est clair que nous partons dans des conditions fort différentes que celles de 1966.
Nous le savons désormais, et nos adversaires le savent aussi: nous sommes gagnants. La caractéristique de nos luttes est d'être des luttes gagnantes. Notre premier objectif est d'obtenir que les camarades, les soeurs obligées chaque jour à l'immonde avortement de classe, clérical et de masse voient reconnus au plus tôt leurs droits à la vie et au bonheur.
Calamari et Casini ont raison: nous sommes une association criminelle. Un mouvement nonviolent, comme le Parti radical qui a pour armes la désobéissance civile, le refus de la loi et de l'ordre injustes, est un mouvement d'illégalité rigoureuse et constante. Lorsque les radicaux proclament le droit-devoir à l'objection de conscience, que font-ils sinon s'associer pour que ce délit ait lieu? Lorsque nous disons - depuis 5 ans désormais - que l'avortement d'Etat est une violence qui doit être interrompue et que seule la femme a le droit de gérer son propre corps (et y a-t-il un plus grand moment de moralité que celui où la femme doit répondre à la question grave: est-ce que je dois avorter ou pas?. C'est bien autre chose que la grossièreté du »tuer la vie , du »libertinage , typique de la mentalité sexo-phobique qui tourmente tous les inquisiteurs, de Paul VI à Casini); en somme, lorsque nous demandons la liberté d'avorter, ne sommes-nous peut-être pas une association criminelle? Nous le sommes, bien sûr, mais
contre quoi?
Il y a un affrontement, en Italie, en ce moment, entre deux associations criminelles: la nôtre, qui est une association criminelle contre les lois fascistes; une obligation pour chaque démocrate, comme le procès de Nuremberg l'a établi une fois pour toutes. Nous sommes une association criminelle contre les normes du code pénal que des gouvernements, des parlements et des partis continuent à nous imposer comme des lois trente ans après la Constitution. Mais il y a aussi une loi constitutionnelle, c'est-à-dire la loi fondamentale qui règle la vie des peuples. Et ceux - gouvernements et parlements - qui ont mis de déblayer le terrain des normes fascistes qui violent cette loi, eh bien, ils se sont constitués en association criminelle, mais contre la Constitution et contre l'humanité.
Notre désobéissance naît du même devoir au nom duquel les antifascistes disaient non à Mussolini (3), c'est le même devoir pour lequel les maquisards disaient non à la République de Salò (4). La vraie violence, le vrai fascisme sont ceux des institutions. Nous devons les battre, et tout de suite. Nous devons battre l'association criminelle constituée par une classe dirigeante de parlementaires, de magistrats, de partis qui continuent à obliger des millions de femmes à ne pas bénéficier des conquêtes du progrès scientifique et civil, séquestrées par un Parlement beaucoup plus proche de la Chambre des Fascistes et des Corporations que du modèle d'un parlement républicain.
Car, à ce point, nous devons rappeler que le fascisme est une chose sérieuse et tragique. Il ne comprend pas uniquement les tueurs et les vendus de métier, comme les Pisanò qui nous dénoncent aujourd'hui à la justice: ces tueurs qui sont financés par l'Etat pour l'être et le rester, parce que le MSI (5) est une émanation de la République et qu'il en est financé. Ou mieux, en termes de classe, il est financé deux fois: car les 'missini' (6), comme les démocrates-chrétiens, aujourd'hui en termes de classe sont également financés avec les 800 milliards que rapporte l'avortement clandestin qu'on ne veut pas abolir.
En tant que nonviolent qui ne prétend imposer en aucune façon ses idées à ceux qui ne sont pas d'accord, j'exige que les violents d'état, ceux qui nous imposent leurs lois de classe, auxquelles ils doivent donner en quelque sorte une apparence libérale et républicaine, respectent au moins leur propre légalité, qui est ensuite celle pour laquelle nous allons en prison ou pour laquelle nous sommes considérés comme le fascisme considérait les antifascistes.
Et alors nous disons à ces cléricaux d'une grande intégrité, comme Calamari et Casini - et ce n'est pas une offense: je voudrais bien voir s'ils se vexent d'être appelés cléricaux: nous espérons que comme nous ils ont le courage de leurs idées-, nous leur disons: dans le grand-duché de Toscane les évêques ont pu insulter et piétiner les lois de l'état sans qu'une seule fois le Procureur Général et les magistrats défendissent le Concordat (7) clérico-fasciste, lui au moins, violé par les évêques. Mais, au contraire, ils ont arrêté Spadaccia (8) et Conciani et dans quelques minutes ils arrêteront sur cette estrade Adele Faccio (9). Ils ont tout de suite libéré les infirmiers de la clinique CISA (10) de Florence; cela signifie qu'au niveau de l'instruction le chef d'accusation principal, l'avortement procuré, est désormais clair. Par conséquent toutes les justifications pour la continuation de l'arrestation tombent également pour les autres. Alors pourquoi Conciani reste-t-il en prison? C'est clair: parce que c
'est un homme qui ayant accumulé beaucoup d'argent, en bon médecin de classe, dans ses vingt ans ou plus de profession, avait commencé ces derniers mois à comprendre beaucoup de choses et allait vers l'avortement gratuit: sur ce point les témoignages d'Adele et des autres camarades suffisent. C'est cela que Conciani est en train de payer.
Mais pourquoi capturer Gianfranco Spadaccia et Adele Faccio? Ce n'est pas nécessaire pour la découverte de la vérité au niveau de l'instruction, car ces camarades sont non seulement prêts à confesser, mais ils proclament la nécessité de ce procès; car ils n'ont pas besoin d'être gardés en prison pour faire leurs admissions par petites doses, comme le font les ministres et les parlementaires pour la corruption d'état, en attendant les garanties d'absolution que le régime doit nécessairement leur donner. Il s'agit en réalité de crimes politiques, de crimes d'opinion. Et en effet, qui ont-ils envoyé aujourd'hui, ici, pour arrêter Adele Faccio? Monsieur Improta, le chef du bureau politique, comme au temps de Mussolini.
Mais alors, si Spadaccia et Adele Faccio font partie d'une association criminelle et qu'en tant que tels ils méritent d'être arrêtés, ne suis-je peut-être pas enclin moi aussi à commettre un crime? Les preuves, je les ai fournies publiquement. Voilà la justice de classe - Adele et Spadaccia en prison, et en liberté des milliers de gérants de l'industrie ignoble de l'avortement clandestin, et moi aussi en liberté -; eh bien, cette justice qui peut avoir - grâce à la passivité du parlement - la conscience tranquille, cette justice cléricale et fasciste, avance minute après minute sur le chemin de la lâcheté. Cela pour expliquer l'histoire qu'on fait circuler à présent, autrement dit que je suis pris, parmi les autres ignominies, par une autre convoitise, celle d'être arrêté. »Pannella essaye d'être arrêté , »Pannella veut aller en prison : les camarades savent que j'ai une certaine joie de vivre et je n'ai pas besoin d'aller pourrir en prison. Je ferme la parenthèse. Improta et le colonel Vitali ont été envoyé
s par le procureur général pour arrêter la criminelle Adele Faccio, poursuivie par un mandat d'arrêt. Adele a déclaré qu'elle n'entendait pas se soustraire à cette violence, qu'elle entendait la combattre collectivement avec les autres camarades, et sans prétentions de contre-violence ou par la fuite. Et alors nous invitons, s'ils le veulent, le colonel des carabiniers et le chef du bureau politique, dans le silence - pour bien entendre chaque bruit, pour tout voir - à venir la chercher et à l'emmener. Je crois que sur cette estrade ce ne sera pas Adele Faccio qui aura profondément honte et qui se demandera ce qu'elle a bien pu faire de son existence, mais ceux que l'état envoie faire ce métier comme ils le faisaient sous le fascisme. Adele ne va pas au martyr, elle rejoint son poste de combat et elle sait que de cette façon les choses pour lesquelles elle se bat sont déjà acquises. Alors, ils arrivent?
26 janvier 1975
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N.d.T.
1 - LID. Sigle de la Ligue Italienne pour le Divorce. Fondée en 1965 par Marco Pannella, Mauro Mellini, Loris Fortuna (député socialiste) et Antonio Baslini (député libéral), elle organisa les forces en soutien de l'introduction de la loi présentée par les deux parlementaires, en misant surtout sur les énergies des séparés et de ceux qui avaient la nécessité de résoudre leurs problèmes familiaux. Elle eut un rôle essentiel dans la mobilisation des divorcés et des militants qui permirent l'introduction de la loi en Italie. Ce fut le premier exemple, en Italie, d'un organisme né autour des thèmes des droits civils. Fédérée au Parti radical.
2 - 13 Mai. La date du référendum qui vit la victoire définitive du divorce en Italie.
3 - MUSSOLINI BENITO. (Predappio 1883 - Giulino di Mezzegra 1945). Au début socialiste, directeur de "L'Avanti" (1912-14). Interventionniste, expulsé du Parti socialiste, il fonda le quotidien "Il Popolo d'Italia" et après la guerre les Faisceaux de Combat. Après la Marche sur Rome (28 octobre 1922) il devint Chef du Gouvernement. Après 1925 il supprima les libertés politiques et constitutionnelles. Allié en 1939 avec l'Allemagne nazie, il fit intervenir dans la guerre une Italie qui n'était pas prête. Le 24-25 juillet 1943 il fut destitué par le Grand Conseil du fascisme et fait arrêté par le roi Victor Emmanuel III. Libéré par les allemands, il constitua la République sociale Italienne. Arrêté par les maquisards, il fut exécuté.
4 - REPUBLIQUE DE SALO'. L'Etat (dont le nom officiel était "République Sociale Italienne") fondé par Mussolini en 1944 sur les territoires d'Italie contrôlés par les allemands, pratiquement la Val Padana et une partie de l'Emilia et de la Toscane. Salo' était la petite ville lombarde érigée à capitale. Régime à parti unique, le Parti Fasciste Républicain. Elle prétendit de faire revenir le fascisme à ses origines "sociales". Elle cessa d'exister le 21-IV-1945, avec la Libération de Milan.
5 - MOUVEMENT SOCIAL ITALIEN (MSI). Parti fondé en 1946 par quelques anciens fascistes, actifs surtout durant la République Sociale Italienne, qui s'opposa aux forces alliées et au gouvernement légitime en collaborant avec les allemands (1943-45). En 1972, le MSI absorba le Parti d'Union Monarchiste (PDIUM) et changea son nom en MSI-Droite Nationale. Secrétaires: Giorgio Almirante (1946-50 et ensuite à partir de 1969), A. De Marsanich (1950-1954), A. Michelini (1954-1969), Pino Rauti et Gianfranco Fini.
6 - MISSINI. Partisans du Mouvement Social Italien (MSI).
7 - CONCORDAT. L'art. 7 de la Constitution italienne reconnaît et "constitutionnalise" le Concordat entre l'Etat et l'Eglise signé en 1929. Il fut voté à l'Assemblée Constituante par Togliatti et le Parti communiste avec l'opposition des socialistes, du Parti d'action, etc. Le Concordat fut renouvelé, sous une nouvelle formulation, en 1984 (gouvernement Craxi).
8 - SPADACCIA GIANFRANCO. Journaliste. Parmi les fondateurs du Parti radical, il en a été Secrétaire en 1968, en 1975 et en 1976; il a été Président du Conseil Fédéral à plusieurs reprises. En 1975, étant Secrétaire, il organisa avec le CISA (Centre d'Information Stérilisation et Avortement) la désobéissance civile contre le crime d'avortement. Il fut arrêté et incriminé pour association de malfaiteurs et avortement provoqué. Elu à plusieurs reprises à la Chambre et au Sénat, il a été président du Groupe Fédéraliste Européen Ecologiste.
9 - FACCIO ADELE. Protagoniste des batailles pour le divorce et l'avortement; pour l'affirmation de ce dernier droit, elle a même fait de la prison. Président du Parti Radical en 1975/76. Elle a été élue députée dans les listes radicales pendant trois législatures. Elle se bat pour les droits des animaux et pour l'environnement, et a été parmi les promoteurs de la Liste "Verts Arc-en-ciel", dans laquelle elle a été candidate aux dernières élections européennes.
10 - CISA. Centre d'Information sur la Stérilisation et l'Avortement, fondé par Adele Faccio et Emma Bonino en 1974, promoteur d'abord d'avortements clandestins, et ensuite ouvertement illégaux. Comme sujet fédéré au Parti radical, le CISA joua un rôle essentiel dans la bataille pour la légalisation de l'avortement. Il subit, dans la personne de ses dirigeants, des procès éclatants.