par Arrigo BenedettiSOMMAIRE: L'article parait au moment culminant de la grève de la faim de Marco Pannella pour la reconnaissance par force de loi du droit à l'avortement. Dans le sommaire on se réfère aux précédents de l'initiative et aux événements collatéraux, par exemple le procès encore en cours pour outrage aux forces armées (le véritable article de Benedetti commence sous le titre "Une voix contre l'hypocrisie"). Benedetti rappelle que parmi les objectifs de la grève de la faim, et de la campagne en cours pour huit référendums, il y a la demande de la libéralisation de la loi sur l'avortement, demande à laquelle Benedetti est favorable. Il esquisse ensuite une courte biographie du jeune radical connu dans les milieux du "Mondo" de Pannunzio, et il rappelle comment il a continué à voir Pannella même après la dissolution de ce groupe et sa dispersion. "Je continuais à l'estimer parce qu'il est un de ces italiens sérieux à l'intérieur d'eux-mêmes... et parce qu'il croit dans une autre Italie...", continue Benedetti, qui se
demande ensuite ce que les vieux amis libéraux du "Mondo" peuvent penser de Pannella, eux qui avaient aussi été considérés comme "des fous, des bouffons" quand ils avaient souhaité pendant le fascisme la défaite du pays pourvu de se libérer de l'oppression.
(CORRIERE DELLA SERA, 26 juin 1976)
(Sa grève de la faim dure depuis 54 jours - Il demande la légalisation de l'avortement et un espace à la télévision pour la LID (1) - Il est impliqué dans plusieurs procès pour désobéissance civile)
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Rome, 25 juin
La grève de la faim de Marco Pannella dure depuis 54 jours. Il veut que l'avortement soit reconnu par la loi, il veut que la Ligue italienne pour le divorce ait une place dans le débat à la télévision. Il dit que la grève de la faim est la dernière armes de la non-violence.
En qualité de directeur responsable du journal "Nouvelles Radicales" Marco Pannella a été impliqué dans plusieurs procès, le plus important desquels a "sauté" il y a une vingtaine de jours: les actes, par décision de la Cour d'Assises qui a accueilli les thèses du défenseur du journaliste (l'avocat Franco De Cataldo), sont revenus à la Magistrature qui devra réexaminer l'affaire. Comme on s'en souviendra, Pannella s'était retrouvé sur le banc des accusés pour toute une série de délits qui allaient de l'outrage aux forces armées et au gouvernement jusqu'à l'instigation au délit. Cette dernière accusation avait été portée contre le journaliste parce que, en qualité de directeur responsable, il avait permis la publication sur "Nouvelles Radicales" d'un communiqué qui avait comme titre "Ferme campagne pour l'abstention" (il se référait aux élections du 7 mai 1972). Pendant le débat en Cour d'Assises, Marco Pannella a soutenu que ce communiqué était l'expression d'une délibération prise par toute la direction du
Parti radical. En soutien de cette thèse, de nombreux télégrammes parvinrent à la Cour de la part précisément de dirigeants du parti qui s'auto-accusaient du même délit reproché au journaliste. D'où la décision de la Cour de rendre les actes à la magistrature afin que le bureau évalue l'opportunité de soumettre à procès le Parti radical dans son ensemble.
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Une voix contre l'hypocrisie
"Pannella fait la grève de la faim, Pannella proteste, mais que veut Pannella? Tout le monde se le demande. Il voulait le divorce, lui, le factotum de la LID (1); eh bien, l'ayant eu, pourquoi ne reste-t-il pas tranquille? A présent, dit-on, il demande l'avortement. Parmi les huit référendums abrogatifs de lois qui limitent souvent les libertés civiles des italiens, on insiste sur celui qui devrait libéraliser une pratique dont on parle à voix basse, avec des nuances équivoques. Personne ne nie que des dizaines de milliers d'italiennes perdent leur sang chaque année, qu'elles meurent; les magistrats l'admettent: on parle d'utérus troués, de sage-femmes qui opèrent les pauvres filles dans des endroits sordides, de cliniques de luxe pour celles qui peuvent dépenser. Mais Pannella reste le même monstre qui a inventé une réalité dont nous sommes atterrés, et pas celle qui en dénonce l'existence.
Ce n'est pas Gandhi
Il suffirait pourtant d'écouter les femmes à mi-temps, les ouvrières des usines. Avec une voiture à crédit, la télévision, elles ne peuvent pas se permettre d'avoir un autre enfant, même si elles sont mariées. Beaucoup admettent que dans leur budget familial il y a un article anormal: l'avortement. Le second enfant ne sera pas le bienvenu mais elles le font naître; le troisième elles ne le veulent absolument pas. Elles n'ont pas choisi elles-mêmes d'être citoyennes d'un long Pays étroit, surpeuplé et sans richesses, ou de croire dans une société qui à présent n'a pas le bien-être comme idéal, mais tous les objets montrés par les carrousels publicitaires, et sans lesquels il semble qu'on ne puisse être heureux, dignes de respect. L'avortement tue, personne ne peut affirmer le contraire, et étant donné que les partis ne veulent pas affronter un thème épineux, seul un fou de passion civile, un frère laïque, lui Pannella accepte de se charger de l'horreur que le mot suscite, en Italie. Pannella fait la grève de
la faim mais il n'a rien de Gandhi. Il n'est pas mystique ou il l'est par nécessité. Originaire des Abruzzes, né en 1930 dans une de ces familles de campagne qui réussissent de temps en temps à faire un prêtre (Pannella a un oncle monseigneur), je l'ai connu quand il avait un peu plus de vingt ans, à Rome, dans la rédaction du "Mondo" de Mario Pannunzio (2).
Grand, les épaules larges, mince, les yeux veloutés, la voix chaude, les cheveux lisses et longs qui retombaient sur son front, il ne savait pas s'expliquer. Certes, radical lui aussi, comme étaient définis les libéraux de gauche et les survivants du parti d'action: mais il avait un tourment personnel secret.
On commença tout de suite à se demander: "Mais qu'a donc Pannella? Et que veut-il?". Les vieux se méfient souvent des jeunes par lesquels ils se voient cherchés.
Mes amis l'observaient avec curiosité. Son activisme, sa façon d'être toujours prêt à courir là où était le risque et la passion, la grande envie d'exciter les gauches à des engagements "libéraux" était attrayante mais inquiétante. Tu veux faire carrière? Une place à la Tv? Tu t'es trompé de porte, Marco: essaye autre part.
Tous, qu'ils l'admirent ou non, l'ont tout de suite considéré un espoir. Ecoute la façon dont il parle - disaient-ils enchantés par son timbre de baryton dès qu'il avait la parole aux congrès. Il ne subtilisait pas ses mots, il avait quelque chose à l'intérieur de lui-même, il essayait de l'exprimer, il suscitait des énergies.
"Quel trombone - s'exclamaient-ils pourtant - n'aurait-il pas toutes les qualités pour un parti de masse?"
Ernesto Rossi (3) l'observait avec curiosité. Ernesto, depuis qu'il était sorti de Regina Coeli (4), où le 25 juillet le surprit (il se promenait tout nu, il n'avait pas sommeil: que sont ces cris, se dit-il, les fascistes auraient-ils gagné une bataille?), observait tout scrupuleusement. Ca arrive à ceux qui, entrés tout jeunes dans une prison, en sortent adultes dix ans plus tard, en s'étonnant de ce que les gamins soient devenus des hommes et que le monde ne se soit pas arrêté pendant leur absence.
"Pannella, qu'est-ce-que tu veux?" semblait-il vouloir lui demander. Va-t-en, tu es jeune, sois heureux, il n'y as pas que la politique au monde, il y a les filles, la campagne où il fait bon se promener, quel bonheur de dormir sur une prairie". Je dois expliquer pour quelle raison je continuai à voir Pannella même après que nous les anciens sortîmes du petit parti, où nous nous sentions mal à l'aise. Déçus par l'"Histoire d'Italie" de Benedetto Croce (5), troublés et fortifiés par "L'Histoire comme pensée et comme action", nous nous étions habitués à observer la vie, plus qu'à travers l'implacable Balzac, avec la loupe de Flaubert, de Proust, même de Tocqueville, corrigée par la lecture de Francesco De Sanctis et d'Antonio Labriola. Nous ne nous apercevions pas que Pannella, plus jeune que nous, n'avait vécu que des temps où on cherchait dans la lecture une compensation aux frustrations quotidiennes.
Groupe divisé
Mais j'ai du goût pour les excentriques, justement quand on ne comprend pas tout de suite ce qu'ils veulent. Ainsi, quand un cas regrettable divise notre groupe (et ce ne fut pas un contraste de génération, mais plutôt à l'intérieur d'une seule génération, l'ancienne) je continuai à parler avec Pannella tout en ne concordant pas, après la bataille des six jours, avec son pro-arabisme; et je n'aimais pas de même l'obstination qui consistait à trouver un je ne sais quoi de vérité sur la côte de cette malheureuse mer qu'est la Méditerranée. Je continuais à estimer Pannella parce qu'il est un de ces italiens sérieux à l'intérieurs d'eux-mêmes qui n'ont pas peur d'être pris pour des charlatans. Et parce qu'il croit dans une autre Italie qui existe, à peine cachée par le voile des opportunismes. Quand quelqu'un murmure: "De toute façon nous sommes en Italie" je m'indigne, et je suis sûr qu'il en est de même pour lui.
Pannella n'a jamais de repos, dit-on, il exagère, il voyage, il convoque les correspondants étrangers, il ne s'arrête que pour jeûner et pour faire parler de lui, il finira tout en haut d'une colonne. Après tant d'années, un équivoque curieux subsiste, Pannella est un libertaire qui défend la Constitution, mais on le prend pour un subversif. On a négligé un seul détail, il attire les jeunes comme faisaient Ernesto Rossi, Mario Pannunzio et d'autres il y a vingt ans, et il ne les excite pas à la contestation du système mais au plaisir de la liberté. Pannella vendrait son âme au diable pour réveiller les italiens d'une longue torpeur. Ou peut-être uniquement pour les obliger dans beaucoup de cas à comprendre que certains changements ont déjà eu lieu à l'intérieur d'eux-mêmes.
"Pour y arriver - pense-t-il - la logique ne suffit pas".
"Qu'en diraient Mario, Niccolo, Franco, que dira un de mes amis qui s'est retiré à la campagne, et qui croit encore à l'efficacité de la lecture?". Je suis sûr que Marco, dans la langueur du jeûne, a entendu la voix affectueuse des vieux amis qui sont morts désormais, et d'autres qu'il voit de temps à autre et auxquels il pense peut-être de temps en temps.
"Qu'en diraient...". Ce doit être un tourment: certains soupçons, dont on se sent injustement effleurés étant jeunes, nous tourmentent toute la vie.
"Ils veulent ce que vous-mêmes avez voulu" murmure certaines fois Pannella dans un demi-sommeil languide, seul dans la petite chambre où il jeûne, pleine de souvenirs semblables à des fantômes.
"Rien pour moi; une voix me dit qu'il faut quelque chose en plus. Il est possible que je me trompe mais on a besoin des grèves de la faim, des marches, des manifestes avec des centaines de signatures. Les jeunes me suivent, les femmes aussi, les objecteurs de conscience, souvent pris pour des lâches, se consolent. C'est mieux que les bombes, n'est-ce-pas? Y a-t-il quelqu'un qui préfère le TNT à la parole?".
"Ils ne riaient pas de vous - pourrait-il ajouter - quand toi et Mario Vitaliano, un soir de juin, on était en 1940, avez crié avec exaspération: Voulons-nous voir les polonais à Berlin? Que croyez-vous que dirent les vieux d'alors, les vrais maîtres? Ils furent agacés, ils vous considéraient des fous, des clowns, avec l'affection avec laquelle à présent, vous amis apparus dans la solitude où je plonge, après les meetings où résonne ma voix tonnante, vous me dîtes: Marco, arrête ces pitreries".
"Tu as raison" - je lui répond de loin - cette nuit de 1940, heureusement que la police a cru que nous étions ivres de joie: nous avions finalement la guerre, la voix avait couru qu'à quelques heures de la déclaration nous avions déjà conquis la Savoie, Nice, la Corse, Malte, et que bientôt nous aurions pris aussi la Tunisie. Mais à l'improviste il y eut un hurlement de sirènes, le premier, et nous avons été les seuls , nous les garçons fous, à ne pas avoir tremblé au vrombissement des avions - c'était une reconnaissance aérienne".
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N.d.T:
1) L.I.D. Sigle de la Ligue Italienne pour le Divorce. Fondée en 1965 par Marco Pannella, Mauro Mellini, Loris Fortuna (député socialiste) et Antonio Baslini (député libéral), elle organisa les forces en soutien de l'introduction de la loi présentée par les deux parlementaires, en visant surtout sur les énergies des séparés et de ceux qui avaient la nécessité de résoudre leurs problèmes familiaux. Elle eut une part essentielle dans la mobilisation des divorcés et des militants qui permirent l'introduction de la loi en Italie. Ce fut le premier exemple, en Italie, d'un organisme né autour des thèmes des droits civils. Fédérée au Parti radical.
2) PANNUNZIO MARIO. (Lucca 1910 - Rome 1968). Journaliste, italien, libéral. Directeur du quotidien "Risorgimento Liberale" entre 1943 et 1947, il fonda ensuite (1949) l'hebdomadaire 'Il Mondo" qu'il dirigea pendant dix-sept ans le faisant devenir un modèle inégalé de journalisme moderne européen. Inscrit au Parti libéral italien, il fut ensuite parmi les fondateurs du Parti radical, qu'il contribua pourtant à liquider quand fut formé le centre-gauche.
3) ROSSI ERNESTO. (Caserta 1897 - Rome 1967). Homme politique et journaliste italien. Leader du mouvement "Justice et Liberté", arrêté et condamné en 1930 par le fascisme, il resta en prison ou en exil jusqu'à la fin de la guerre. Il écrivit avec A. Spinelli le "Manifeste de Ventotene" et fut à la tête du Mouvement Fédéraliste Européen et de la campagne pour l'Europe unie. Parmi les fondateurs du Parti radical. Essayiste et journaliste, il lança des colonnes du "Mondo" des campagnes très vives contre les ingérences cléricales dans la vie politique, contre les grands états économiques, contre le protectionnisme industriel et agraire, les concentrations de pouvoir privées et publiques, etc. Ses articles furent rassemblés dans des livres fameux ("Les maîtres de la vapeur", etc). Après la dissolution du Parti radical en 1962, et la rupture conséquente avec le directeur du "Mondo" M. Pannunzio, il fonda "L'Astrolabe" des colonnes duquel il continua ses polémiques. Dans ses dernières années il se rapprocha et s'in
scrivit au "nouveau" Parti radical avec lequel il lança, en 1967, l'"Année Anticléricale".
4) REGINA COELI. Un des noms de Marie, mère du Christ: Reine du Ciel", attribué à une célèbre prison de Rome.
5) CROCE BENEDETTO. (Pescasseroli 1866 - Naples 1952). Philosophe, historien, écrivain, italien. Après une brève et juvénile approche à Marx, il eut le mérite avec Giovanni Gentile de la renaissance idéaliste et hégélienne à la fin du siècle dernier. Antifasciste, substantiellement libéral-conservateur, il adhéra au Parti libéral dans l'après-guerre et entra aussi dans l'un des premiers gouvernements post-fascistes. Durant le fascisme, il exerça une grande influence sur d'importants secteurs de la jeunesse. Comme philosophe, outre que pour sa réforme de la dialectique hégélienne il doit être rappelé pour ses études d'esthétique et de logique. Il accomplit d'importantes études historiques ("Histoire d'Europe au XIX siècle", "Histoire d'Italie de 1871 à 1915, etc) dans lesquelles il revendique le développement libéral de l'Europe d'avant la guerre, en polémique avec la "crise" des totalitarismes de l'après-guerre.