Marco PannellaSOMMAIRE: Le 12 mai 1977, à Rome, la police charge des milliers de participants à une manifestation non-violente du Parti radical visant à recueillir les signatures sur les "huit référendums contre le régime" (abrogation du Concordat (1), des tribunaux militaires, des délits d'opinion contenus dans le code pénal, d'articles de la loi sur les asiles d'aliénés, de la loi qui attribue à la police des pouvoirs spéciaux en matière d'arrestation, perquisition et interceptions téléphoniques, de la loi qui attribue aux partis un financement public important, de la "Commission d'Enquête" - le "tribunal" spécial formé de parlementaires pour le jugement préventif sur les délits accomplis par les ministres. Une jeune-femme, Giorgiana Masi, est frappée à mort par des coups de revolver et beaucoup d'autres manifestants sont blessés. Le Ministre de l'Intérieur Cossiga nie que la police ait jamais fait usage d'armes à feu. Le PR démontre au contraire, par un film qui montre un agent de police en train de tirer de façon répé
tée contre la foule et par des centaines de photographies qui montrent des agents armés, déguisés en "autonomes", qu'il s'est agi d'une tentative délibérée de massacre.
Dans cet article refusé par le Corriere della Sera et publié par Lotta Continua, Marco Pannella dénonce le dessein violent et autoritaire qui se cache derrière ce genre de provocation.
(Article refusé par le Corriere della Sera et publié par Lotta Continua - Mai 1979 de "Marco Pannella - Ecrits et discours - 1959-1980", maison d'édition Gammalibri, janvier 1980"
"La résistance passive est appréciable, a écrit samedi dernier le Corriere della Sera (2), quand il s'agit de défendre de grands principes, beaucoup moins quand l'enjeu est une fête populaire à place Navone (3), et les radicaux ont sous-évalué l'occasion qu'ils offraient aux violents".
La lecture déformée des faits, en bonne ou mauvaise foi, leur transcription erronée ou frauduleuse, ont représenté pendant des années et représentent encore l'arme principale utilisée par les assassins, mandants et exécuteurs, de la stratégie des massacres et de la déstabilisation. Les faits nous disent aujourd'hui que le 12 mai, à Rome, par l'assassinat de Giorgiana Masi et les blessures infligées à beaucoup d'autres personnes, on a tenté un massacre, à froid; sur le plan strictement juridique on l'a réalisé. Dans les prochains jours, nous dénoncerons donc les responsables pour massacre, jusqu'à ce que vérité se fasse. Cette fois-ci nous n'attendrons pas des années.
On essaye déjà, comme pour Brescia, Peteano et Trieste, de subordonner des témoins, dans les prisons et les commissariats. Des preuves sont falsifiées, des démarches publiques sont accomplies par le ministre de l'Intérieur (4) pour affirmer le faux, pour intimider et frapper photographes et journalistes, avec des coups beaucoup plus graves et conclusifs que ceux qu'on leur a infligé abondamment dans les rues de Rome, pendant qu'ils étaient au travail, le 12 mai. Depuis deux mois, le ministre de l'Intérieur, personnellement, contre le Parlement et ses devoirs, couvre l'existence et l'usage illégitime de provocateurs armés dont la tâche est de tirer en tout sens et toute direction, au milieu de la police, des manifestants; une préfiguration de taille des "bandes" semi-officielles qui opèrent au Brésil, en Argentine et ailleurs pour le compte de l'Etat. Le ministre de l'Intérieur affirme donc, privilégie et défend la violence et sa logique mortelle. Il se mobilise pour suspendre les droits civils de toute une v
ille, fait agresser brutalement des passants désarmés et des milliers de femmes et d'hommes pacifiques et non-violents qui vont écouter de la musique et signer pour les référendums, répondant non seulement à notre appel mais à celui de dizaines d'hommes politiques, de députés socialistes, démocrates, d'homme de culture prestigieux.
Il occupe militairement la moitié du centre ville, rosse des parlementaires, n'ayant pas confiance dans des agents soupçonnés de syndicalisme fait venir de hors de Rome de jeunes carabiniers terrorisés à dessein, fait lancer des dizaines de bombes lacrymogènes, toxiques, fait tirer des dizaines d'armes à feu, empêche le reflux des citoyens, même de ceux qui ont été agréger par les barrages routiers mis en place par la force publique dès deux heures de l'après-midi de ce jour-là; cherche partout l'affrontement, jusqu'au moment, comme c'était prévisible, où il y a un mort; un seul mort, par miracle, Giorgiana Masi. Elle avait 19 ans. Elle était venue pour signer. Ils l'ont assassinée.
Tout ceci contre le Parti radical, organisateur du rassemblement pacifique, au nom du danger de la possible spéculation violente d'autrui, c'est à dire contre un parti qui, agressé depuis vingt ans par des arrestations et des violences de tout genre, a toujours su refuser de répondre par la violence et empêcher qu'elles ne se traduisent en désordre et en réaction de défense personnelle même immédiate.
Mais le lendemain, le 13 mai, le même ministre, à Rome, autorise partout des cortèges et des assemblées, certes non convoquées (et d'une manière compréhensible) sous le signe de la non-violence, et encourage les manifestations d'aujourd'hui. Il se contente de les "contrôler" de loin, souhaitant peut-être l'usage de "P38", ne craignant plus l'emploi des crayons et des notes musicales, qui sont pour lui les armes terribles de nous radicaux. Le résultat est désormais obtenu.
La provocation de la suspension des droits constitutionnels de manifestation à Rome, pendant une longue période de temps, maintenue contre la critique unanime de tous les partis démocratiques et des syndicats, utilisée pour déchaîner la violence contre les désarmés et les pacifiques et pour criminaliser, moralement du moins, le seul parti de la non-violence en Italie, a désormais servi son objectif; Dans toute l'Italie la tension, la violence qui risquaient de s'assoupir, explosent à nouveau. Et le ministre de police pourra de nouveau déverser sur le Pays, à partir de la RAI-TV (5) et des journaux, ses appels et ses avertissements de shérif de la Providence, la DC (6) demander d'autres lois fascistes.
Ceci n'est qu'une tesselle de la mosaïque du comportement criminel du pouvoir que nous essayons depuis des mois de dévoiler et de faire connaître à l'opinion publique par des jeûnes et des signatures contre toute sorte de vexation subie. Presque seuls, aidés seulement par les camarades auxquels l'Italie doit l'once de vérité qu'elle connaît sur les massacres qui devaient être ceux des Pinelli (7) et des Valpreda (8), des anarchistes, de Lotta Continua (9), des radicaux: ils venaient et ils viennent de bien autre part.
Mais je dois conclure. L'espace est avare autant que l'occasion est rare. Les événements du 12 mai nous ont donné raison. Avec la violence directe du pouvoir se prépare ce dessein violent et autoritaire qui a déjà mené à la prison et aux incriminations les commandants généraux des Services de Sûreté, c'est à dire des Forces Armées de la République, les colonels des "Roses des vents", les plus hautes "autorités" de Trento, d'autres hommes du régime. Jour après jour, le périmètre des libertés civiles se restreint avec l'alibi des massacres que l'on provoque délibérément, et celui fourni par les désespoirs et les fanatismes qui s'ensuivent, assez souvent tout autant assassins.
Les radicaux avaient vu juste, le 12 mai, pour une autre raison aussi. Et c'est celle à laquelle nous tenons le plus aujourd'hui. Nous affirmons que pendant six heures les ordres donnés à la police n'ont provoqué d'agressions que de la part de la police. Qu'il n'y a eu que très rarement des épisodes de défense non-violente, et toujours, de façon exagérée, des réactions de défense. Il y avait, certes, des "violents" parmi les milliers et les milliers de citoyens pacifiques. Mais leur tactique cette après-midi là fut irréprochable, loyale.
Ils voulaient que notre manifestation se déroulât absolument sans incidents, pour faire augmenter les possibilités d'un succès si ce n'est d'une autorisation pour les manifestations du 19 mai. J'ai vu des "autonomes" (10): ils calmaient les esprits, évitant l'affrontement. Nous avons désormais une documentation de fer sur le fait que les individus qui tiraient avec des armes pas toujours d'ordonnance, se mettant au côté des manifestants, les excitant, étaient aux ordres du préfet de police de Rome et de ses fonctionnaires.
Donc, nous avions vu juste. Rome s'apprêtait le 12 mai à donner une preuve splendide de sérénité, de responsabilité, de force laïque et alternative, et contribuer ainsi à un nouveau climat, plus serein. On pouvait recueillir pacifiquement des milliers et des milliers de signatures contre le régime des massacres, pour les référendums. Ils savaient que nous avions vu juste. Ils se sont comportés en conséquence, ils ont mis Rome à feu et à sang.
Giorgiana est morte: elle n'a pas signé. Que tout le monde signe, maintenant: pour elle aussi, contre ses assassins.
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N.d.T:
(1) Concordat: accord entre le Pape et un Etat pour établir la position juridique de l'Eglise catholique. En Italie, il fut stipulé en 1929 avec les accords de Latran.
(2) Corriere della Sera: quotidien fondé à Milan en 1876. Il s'agit du quotidien d'opinion le plus diffusé en Italie.
(3) Place Navone: une des places les plus belles et les plus fameuses du centre historique de la ville de Rome.
(4) Francesco Cossiga: (1928) homme politique italien. Démo-chrétien, ministre de l'Intérieur (1976-78), président du Conseil (1979-80), actuel président de la République.
(5) RAI-TV: Radio-Télévision italienne.
(6) DC: Démocratie chrétienne italienne.
(7) Pinelli: anarchiste soupçonné d'avoir accompli des attentats; meurt en tombant par la fenêtre lors d'un interrogatoire: défenestration ou suicide? l'enquête ne l'a pas démontré.
(8) Valpreda: anarchiste soupçonné et maintenu longtemps en prison pour l'attentat à la Banque de l'Agriculture de Milan qui fit de nombreuses victimes.
(9) "Lotta Continua": (Lutte Continue). Mouvement politique italien d'extrême gauche fondé à Turin en 1969, a donné naissance en 1971 au journal du même nom.
(10) "autonomes": manifestants qui n'appartiennent pas au parti (ou aux partis) qui organisent les manifestations et qui agissent séparément en tant qu'agitateurs violents.