par Angelo PanebiancoSOMMAIRE: Le PR est un parti - atypique - et non pas un groupe de pression. C'est un parti non bureaucratique, autonome, avec une structure ouverte. En réalité il y a des problèmes de rapport entre le siège de Rome et le reste des militants. C'est un parti qui, contrairement aux autres, traduit directement en action politique, sans médiation, les exigences des citoyens, sans exercer d'hégémonie sur la sociétè civile. Du fait qu'il n'utilise pas la méthode de la négociation inter-partis, il se présente comme subversif par rapport à l'action politique courante. Dans un système politique où il n'existe pas de jeux à total zéro, le PR agit à travers une action directe nonviolente et l'utilisation des referendum. Il risque l'hétérogénéité ou la bureaucratisation. Le PR doit approfondir son propre projet politique en essayant de ne pas tomber dans l'anarchisme.
("ARGOMENTI RADICALI", bi-mensuel politique pour l'alternative, Août-Novembre 1977, N·3-4)
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"Nous publions ici cet essai grâce à l'aimable concession de l'éditeur du livre de Massimo Teodori, Piero Ignazi, Angelo Panebianco", "Les nouveaux Radicaux - histoire et sociologie du PR (1960-1977)", Mondadori, en cours de publication. La version présentée ici est une version expurgée de l'essai contenu dans le livre. L'auteur remercie Gianfranco Pasquino, Massimo Teodori et Lorenzo Strik Lievers pour les suggestions et les critiques sur la première version du manuscrit".
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Les élections du 20 juin 1976 ont dissipé, aux yeux des observateurs, des politiciens et même de nombreux sympathisants du Parti radical, au moins un doute qui a longtemps existé dans le débat sur cette formation politique: si le PR devait être considéré comme un parti politique purement et simplement ou bien comme un groupe de pression, même si de type un peu particulier par rapport à la plupart des associations de ce genre qui opèrent sur la scène politique italienne. La participation à la campagne électorale et l'entrée de quatre radicaux au parlement, ont rendu superflue, de facto, cette question, étant donné que tout le monde peut maintenant considérer le PR comme un véritable parti, si par parti on entend association volontaire qui entre en compétition avec d'autres associations avec un spécifique projet et qu'elle demande, sur ce projet, le consensus de la communauté politique. Cette question était tellement souvent soulevée et tellement bien utilisée contre la présence concurrentielle du PR dans
la société politique (Que les radicaux fassent leur métier, qu'ils se saisissent de la question en matière de libertés civiles, nous penserons, nous, à la médiation politique nécessaire) mais elle n'était pas pour autant complètement dénuée de fondements, le PR étant un parti politique "sui generis" qui a longtemps opéré avec des modalités d'action propres à un groupe de pression.
Parti, mouvement ou groupe de pression: les caractéristiques du PR.
Les caractéristiques spécifiques du PR, parti inclassable dans une quelconque typologie des partis (ou des groupes de pression) peuvent affleurer au moins à trois niveaux:
- l'organisation interne;
- la méthode de lutte politique;
- le rapport avec la "société civile" et avec la "société politique".
En général, la distinction communément acceptée entre groupe de pression et parti politique est, apparemment, très claire: le premier est une association qui se constitue dans le but d'exercer une "influence" sur les détenteurs du pouvoir (ou sur les opposants du pouvoir existant), tandis que le second est une association dont la raison d'être consiste dans la conquête et dans l'exercice du pouvoir. Cette définition, tout considéré, n'est pas très satisfaisante: en premier lieu, parce que les frontières entre influence et pouvoir ne sont pas si nettes; la thèse selon laquelle le pouvoir se distingue de l'influence parce que, contrairement à la cette dernière, le pouvoir dispose de "sanctions" à appliquer contre les inexécutions, paraît faible. Ce critère n'est pas suffisant en effet, pour distinguer les deux types d'action sociale et les acteurs qui en sont les vecteurs. Un groupe de pression est lui aussi en mesure d'exercer des sanctions: par exemple, une association de chefs d'entreprises, qui est sû
rement un groupe de pression, dispose de nombreuses armes contre un gouvernement récalcitrant devant ses requêtes. En deuxième lieu non plus, la lutte pour le pouvoir selon les "règles du jeu" consolidées dans un certain système politique (par exemple, dans le cas des régimes démocratiques, la compétition électorale) ne peut aider à distinguer ceux qui concourent pour l'exercice du pouvoir de ceux qui ont tendance à exercer une simple influence. Pour ne citer qu'un seul exemple, tiré de l'histoire politique européenne des dernières années, il serait difficile de cataloguer comme "groupes de pression" (ou à l'opposé, comme "partis politiques") les mouvements politiques de contestation apparus après 1968 et utilisant comme unique critère discriminant la participation ou pas à la compétition électorale.
En réalité, la distinction entre parti et groupe de pression ne peut être fondée ni sur la différence entre pouvoir et influence, ni sur la volonté ou pas d'exercer le pouvoir directement. Ce qui distingue un parti d'un groupe de pression consiste par contre dans la "globalité", ou, à l'opposé dans le caractère catégoriel de leurs buts politiques: tandis que le groupe de pression représente des intérêts particuliers et oeuvre pour obtenir des mesures en sa faveur, le parti, même lorsqu'il représente des intérêts sociaux restreints, opère délibérément (lorsqu'il gouverne) ou vise à opérer (lorsqu'il se trouve à l'opposition) sur l'organisation et le fonctionnement de toute la société. Il faut par conséquent prendre en considération les "buts politiques" de chaque association et il n'est pas toujours possible ni facile de donner une réponse univoque. Le cas du PR est, de ce point de vue, emblématique; si l'on considère catégorielle la lutte pour les droits civils (comme la gauche italienne l'a pensé pend
ant longtemps) importante dans le but de la démocratisation de la société mais insuffisante, toute seule, pour un processus de réorganisation profonde, alors le PR doit-être considéré (même aujourd'hui qu'il siège au parlement) comme un groupe de pression qui essaie, par ses initiatives politiques, d'imposer au reste de la gauche italienne la lutte pour des batailles civiles spécifiques (ce qu'il réussit à faire avec succès sur le thème du divorce). Si, au contraire, selon les orientations des radicaux eux-mêmes, la lutte pour les droits civils est entendue comme un instrument, un levier pour greffer une transformation générale des rapports sociaux sur la base d'un modèle spécifique de société (le "socialisme libertaire") alors le PR doit-être considéré comme un parti politique (et les profondes différences - que nous verrons - par rapport aux autres partis ne sont pas suffisantes pour le faire sortir de cette catégorie).
On sait désormais que les partis ne peuvent être étudiés et classés sur la base d'un seul critère mais sur un critère global; les fonctions qu'ils occupent dans le système politique, l'idéologie, l'organisation interne, les intérêts de classe ou de groupe qu'ils représentent etc..., mais que ces critères et d'autres encore doivent être assortis.
L'enquête sur la nature des partis doit être distincte, d'un point de vue théorique, de l'enquête sur leur rôle au sein d'un système politique. Pour le premier aspect, il faut considérer deux dimensions bien spécifiques, le type d'organisation interne (parti électoral, de cadres, de notables) et le rapport avec le milieu social externe (implantation sociale et caractéristiques de la "délégation" politique). Pour le second aspect, c'est l'analyse des deux autres dimensions qui compte: la nature du "projet politique" et la "méthode" d'action politique. Il est clair que chacune de ces quatre dimensions est liée à toutes les autres; que l'organisation interne dépend et exerce une influence sur l'implantation sociale du parti, que projet et méthode d'action sont étroitement liés entre eux et que tous deux agissent à rebours sur l'organisation et sur l'implantation.
La décomposition précédente a des fins purement analytiques, elle nous permet un discours systématique et ordonné sur le parti, elle n'indique pas quatre aspects ou caractéristiques des partis que l'on peut distinguer de manière empirique. Ces quatre dimensions ne sont pas séparables sinon par un artifice théorique.
Dans la première partie de ces notes nous considèrerons surtout les caractéristiques du PR du point de vue de l'organisation et de l'implantation sociale. Dans la seconde, on essaiera de mettre au point la relation qu'il existe entre la méthode d'action, le projet politique et le contexte social-politique plus général dans lequel et sur lequel le parti radical agit.
L'organisation radicale
Sur le plan strictement génétique, le Parti radical est un parti de "création interne", c-à-d. né au sein de la société politique, selon la formulation de Maurice Duverger (1). Le Parti radical naquit et se développa sur initiative et par la volonté de membres de la société politique (l'aile scissioniste du Parti Libéral, les universitaires de la UNURI, sans intervention de forces sociales externes: ce fut une classe politique, d'extractions culturelles diverses, qui lui donna vie. Et durant toute la première phase de son existence il maintint les caractéristiques d'expression d'une minorité exigüe et "illuminée" d'intellectuels. Au début des années Soixante, lorsque la gauche radicale hérita du parti tout entier, le PR subit sa transformation la plus importante, devenant, du moins en partie, un mouvement politique de contestation. Mais la société italienne de l'époque, étroitement contrôlée par le système des partis, segmentée et enserrée dans des subcultures compactes et non-communiquantes entre-elle
s, n'était pas encore en mesure de répondre positivement à la proposition d'une politique "différente".
Il fallait pour cela qu'il y eût des changements profonds dans le cercle de la société civile et dans ses rapports avec le système politique. Cela arrive à la fin des années Soixante avec l'explosion des premiers mouvements collectifs. La renaissance, autonome et partiellement libérée de la médiation des forces politiques traditionnelles, de la société civile, la croissances de grandes aires d'autonomie sociale, auront des effets décisifs (même si on ne pourra les mesurer que plus tard) (2) sur le Parti radical et sur les possibilités de succès de son appel politique. Les processus "d'autonomisation" du social sont à la racine de la capacité croissante du PR à agir comme un mouvement politique qui "sans négociations" (se distinguant en cela et surtout en cela, des autres formations de gauche) transmet directement dans le système politique les questions sociales émergentes. Nous reviendrons sur cet aspect, le plus important. Considérons pour le moment, l'organisation interne.
Bien que l'éventail des combinaisons d'organisation manifestées par les partis politiques contemporains soit très vaste, la plupart d'entre-eux, du moins en Europe, présentent encore, affaiblis, des traits d'organisation qui survivent aux principales structures des partis du XIXe Siècle. Selon leurs origines politiques, ils se rattachent à l'un ou à l'autre des deux principaux types de partis nés au siècle dernier, le "parti de comité" et le "parti d'appareil". Le premier, décentré, dénué de ligne politique unitaire et de discipline interne, avec de faibles organes centraux de coordination, organisé en comités de notables locaux qui, chacun de leur côté et en pleine autonomie, choisissaient leurs propres représentants nationaux, était l'instrument classique de représentation politique des classes supérieures bourgeoises et/ou aristocratiques. Le second, centralisé, avec une discipline rigide et une idéologie cohérente et un appareil consistant composé de "professionnels de la politique" (fonctionnaires,
parlementaires etc...), naquit et se développa comme instrument d'organisation politique du mouvement ouvrier. Le parti conservateur anglais est un exemple classique du premier type. Les partis socialistes (mais dans leur forme pure et uniquement dans certains pays) puis les partis communistes, sont des exemples aussi classiques du second type (tandis que des partis comme le labouriste, le radical français, et les partis catholiques présentèrent, dès leur origine, des caractères "mixtes").
Dans le parti d'appareil des origines, nous trouvons une grande "homogénéité" entre le projet politique et l'organisation. Centralisation, monolithisme, discipline interne rigide étaient des traits d'organisation qui correspondaient parfaitement aux buts politiques du parti: abattre le capitalisme et réorganiser la société à travers l'étatisation des moyens de production et, dans le cas du parti léniniste, la dictature du prolétariat. Ce type de parti ne se prêtait point, du point de vue de l'organisation, à un projet politique différent, à une proposition de socialisme "autogestionnaire" qui rompît avec les schémas léninistes en opposant la décentralisation à la centralisation, la socialisation à l'étatisation, l'expansion des milieux libertaires au despotisme bureaucratique. Pour la plupart, la faible crédibilité de nombreux partis socialistes, y compris le parti socialiste italien, dépend du fait qu'une fois refusée l'hypothèse d'un socialisme centralisé et bureaucratique, ils n'ont pas été capables
d'adapter les structures internes à une proposition politique de changement.
Si c'est-là le cadre général dans lequel il faut, à mon avis, placer une analyse non superficielle de l'organisation radicale, il faut cependant une spécification ultérieure; il faut distinguer parmi les "normes" qui règlent la vie d'une organisation et les comportements effectifs qui se démarquent toujours plus ou moins des premières.
Sur le plan des normes, de la "constitution officielle" (le Statut du parti est entré en vigueur en 1967) il ne semble pas y avoir de doutes sur le fait que le PR est une des rares formations "socialistes" qui a le plus essayé de se rapprocher de l'objectif indiqué ci-dessus (adaptation de l'organisation au projet).
Sur le plan de la structure normative le PR représente le cas d'un parti moderne fondé sur la plus grande décentralisation de l'organisation autorisée à une formation politique unitaire. Il se différencie, sous cet aspect, aussi bien, évidemment, des grands partis de la gauche historique, que des petits partis de la "nouvelle gauche", qui, des premiers ont pratiquement suivi le modèle (si l'on pense à des formations comme le PDUP pour le Communisme ou Avanguardia Operaia).
L'équation parti d'appareil = parti moderne, généralement valable, ne l'est pas pour le Parti radical. Il n'y a pas au PR de bureaucratie et, par conséquent, ce noyau de professionnels qui caractérise les formations d'inspiration léniniste (comme les deux formations citées plus haut). Le refus du professionnalisme est dans ce cas - comme on peut le lire dans le statut - un choix politique délibéré qui provient des options idéologiques générales du Parti.
Les liens verticaux sont faibles et cela est la conséquence de la structure décentralisée. Les groupes locaux s'organisent de manière autonome en unités de base (les associations) et en organismes plus vastes de liaison (les partis régionaux). Un maximum d'autonomie politique compatible avec le maintien de l'unité est expressément garanti par le Statut. Le Congrès national fixe la ligne politique générale et élit les organes centraux mais chaque association locale a la faculté de développer de manière autonome et libre de toute directive centrale, sa propre action politique. Concrètement, cela signifie que les intérêts des militants de chaque association locale sont beaucoup plus importants, dans le but de l'action politique locale, que les directives de congrès ou du secrétariat. Les objectifs politiques spécifiques (anticléricalisme, antimilitarisme, défense des minorités, etc...) et les formes et modalités d'action restent ainsi à la discrétion de chaque organisation, et donnent, selon les zones, des
"images externes différentes du PR. Seules exceptions, évidemment, les campagnes pour les référendum et, en général, les initiatives qui demandent un effort commun et simultané au Parti tout entier.
Le Congrès est ouvert à tous les inscrits qui y participent avec droit de vote (même s'il s'agit, dans ce cas, d'une pratique consolidée et non pas d'une disposition statutaire). C'est là l'un des aspects qui met en évidence, mieux que les autres, la structure "ouverte" du PR. Les mécanismes de formation des décisions du congrès se fondent sur le principe de la démocratie directe, du refus de la délégation de pouvoir. Encore une fois, ce n'est pas un choix imposé par la nécessité (petites dimensions, faiblesse de l'organisation, etc...) comme le prouve le fait que les autres petites organisations, Pdup, AO, LC, par exemple, ont rigoureusement maintenu le principe de la délégation de pouvoir et de la structure "fermée" même dans le cadre du congrès.
Le Statut et la réalité du Parti
Les quelques traits d'organisation rappelés plus haut témoignent assez du caractère atypique du PR: il préconise la mobilisation de masse sur des objectifs politiques spécifiques mais il est dépourvu de structures bureaucratiques même embryonnaires; il maintient une structure "ouverte" où les instruments de représentation directe se mêlent aux mécanismes, plus traditionnels, de la délégation politique (de manière homogène par rapport au type d'action politique développée, comme nous le verrons plus loin) et des connexions verticales "faibles" comme conséquence de sa structure fédérative et décentralisée.
Tous les caractères d'organisation du PR indiquent la tentative de construire un véhicule homogène par rapport à un projet politique de socialisme libertaire, fondé sur le refus du professionnalisme bureaucratique et de la centralisation (qui est la probable sinon inévitable conséquence du premier) sur le développement autonome des associations locales, sur le refus de la délégation de pouvoirs dans tous les cas où cela est possible. Il s'agit donc, du point de vue de la "structure normative", d'une expérimentation politique nouvelle puisque des structures décentralisées et fédératives ont jusqu'ici distingué presque exclusivement les partis des notables orientés vers la défense du status quo et rarement les partis innovateurs ou modernisants.
Mais il existe toujours naturellement un déphasage entre la "constitution formelle" et la constitution matérielle", entre les normes et les structures effectives de pouvoir. Les structures réelles d'un parti, en fait, dépendent, outre les normes, de la contrainte de l'environnement social et politique dans lequel le parti opère. Il faut remarquer que la distance, ou déphasage, entre les normes et les structures réelles, n'est pas une donnée fixe et immuable; son ampleur est une "variable" et, étant donné certaines conditions, on peut la réduire jusqu'à obtenir, sinon une parfaite coïncidence, du moins un remarquable rapprochement entre lers comportements prévus par les normes et les comportements effectifs. cette observation est importante car dans le cas du Pr, comme dans de nombreux autres cas, il est facile de relever une dissemblance entre la structure normative et l'effective distribution du pouvoir décisionnel.
Même après 1967 (lorsque l'on approuva au Congrès de Bologne le statut qui est aujourd'hui encore en vigueur) et récemment, le Pr a maintenu une faible consistance et une présence politique distribuée de façon hétérogène sur le territoire national. Le déséquilibre dans la distribution géographique, la présence relativement massive dans la capitale et la faiblesse d'organisation des autres associations (à l'exception de Milan depuis 1972 et de quelques autres sièges) ont eu des conséquences négatives sur le fonctionnement interne de l'organisation. D'où certaines tendances, reprochées en général au groupe dirigeant "romain" mais imputables, très probablement à la faiblesse du parti dans les autres zones, à la gestion centralisée des campagnes d'ampleur nationale; d'où la "discontinuité" dans les communications internes; d'où enfin, le caractère "charismatique", ou supposé tel, de la "leadership" radicale.
Pendant une longue période, après la naissance et la consolidation de certaines réalités périphériques à la fin des années Soixante, mais avant la croissance récente de l'organisation qui semble avoir aujourd'hui sinon éliminé, du moins affaibli l'équilibre entre sommet et périphérie (il reste beaucoup à faire), la "constitution matérielle" du PR était telle que, à cause de sa faiblesse d'organisation, le maximum de pouvoir décisionnel se concentrait au "centre" (dans le groupe dirigeant historique) même si cette tendance objective était partiellement contrastée par les mécanismes de protection de la démocratie de base prévus par le statut de 1967.
On sait que dans les grandes organisations complexes, la tendance à la bureaucratisation et la faible participation de base provoquent généralement une poussée pratiquement irréfrénable vers la constitution d'oligarchies de sommet qui annulent la démocratie interne (3). Dans une petite organisation, dépourvue de "diaphragmes" bureaucratiques, la démocratie interne peut avoir également, mais pour des raisons opposées, une vie difficile. Il s'agit cependant, dans de nombreux cas, d'un effet optique: le groupe dirigeant a effectivement un pouvoir décisionnel disproportionné par rapport à la périphérie du parti (comme dans la grande organisation) mais simplement parce que cette dernière est trop faible et désorganisée. Il semble y avoir des "seuils" d'organisation "en deça et au delà" desquels la démocratie interne ne peut fonctionner pleinement. A une structure d'organisation faible correspond nécessairement un centre "fort" (parce que la périphérie est désorganisée et politiquement fragile, les communicat
ions internes sont difficiles, etc...).
Lorsque, dans une phase ultérieure, l'état de l'organisation s'améliore, le potentiel de débat interne s'accroît, la participation de la base au processus décisionnel augmente. Au-delà d'un certain seuil d'organisation, enfin, chaque croissance ultérieure se traduit en "bureaucratisation", la démocratie interne est de nouveau étouffée, les tendances oligarchiques reprennent le dessus. Toutes les données disponibles semblent indiquer que le Pr est entré, récemment, dans une phase de croissance qui devrait, si les hypothèses sont exactes, renforcer la démocratie interne. Cela signifie que le nouvel état d'organisation du parti devrait permettre une meilleure adaptation de sa vie interne aux "normes statutaires" mais aussi qu'un modus vivendi différent devra probablement s'instaurer dans le rapport entre sommet et base du parti avec les inévitables tensions et conflits internes des moments de transition.
Plus l'organisation d'un parti est faible plus les chances de succès de ce dernier dépendent de la qualitè de la leadership. "Charisme", est un terme qui est entré désormais dans le langage courant et même utilisé mal à propos, pour indiquer tout leader de succès doué de charme. Dans la littérature sociologique, à partir de Weber, il indique par contre une relation psychologique fondée sur l'attribution au leader de "qualités héroïques" de la part des partisans (4). Mais au-delà du fait que le charisme est un phénomène subjectif, il demeure que les capacités de conversion-mobilisation de la leadership supposée charismatique ne peuvent en aucun cas être surestimées. On a observé que (...) à moins de croire au miracle d'une origine absolue, il faut supposer que le prophète qui réussit est celui qui formule à l'usage des groupes ou des classes auxquelles il adresse un message, que les conditions objectives déterminant les intérêts, matériels et symboliques, de ces groupes et classes, les prédisposaient à é
couter et à comprendre. Autrement dit, il faut invertir la relation apparente entre la prophétie et son audience; le prophète religieux ou politique prêche toujours à des convertis et suit ses disciples au moins tant que ses disciples le suivent, puisque les seuls à écouter ses leçons sont ceux-là mêmes qui ont objectivement donné mandat de leur faire la leçon" (5).
Le rapport leader-disciples est, même dans les cas où l'apparence indique la présence du charisme dans le sens Webérien, plus plausiblement, de type "transactif". L'adhésion à la leadership se fonde sur des bases rationnelles, non-émotives. Cela signifie que: "dans une perspective en termes de transaction, ceux qui suivent le leader font consciement un bilan des coûts et des récompenses entre un certain nombre d'options, et par conséquent ils se conforment aux initiatives du leader qui offrent les meilleurs avantages" (6). Naturellement, dans une petite organisation, dépourvue de contrôles sur les ressources matérielles, l'adhésion à la leadership sera liée exclusivement à la satisfaction de bénéfices et à la distribution de récompenses symboliques.
Cependant, puisque tout groupe politique demande, tant pour défendre sa propre identité, que pour opérer efficacement sur l'environnement extérieur, un engagement de partisans, lorsque le réseau des liens d'organisation internes est absent ou insuffisant, la présence de traits charismatiques de la leadership est plus probable - reflet du plus grand activisme du sommet - traits qui ont pour fonction de combler le vide de l'organisation et d'empêcher la désagrégation du groupe. Dans tous les cas, les composantes charismatiques seront plus visibles que dans les grandes organisations bureaucratiques.
Association des intérêts et médiation politique
La collocation d'un parti au sein d'un système politique, dépend, outre les choix de son groupe dirigeant, des contraintes de l'environnement et des caractéristiques d'organisations, du rapport spécifique que le parti entretient avec la société extérieure. Revenons un instant à la distinction précédemment introduite entre parti et groupe de pression. Le premier se distingue du second par sa nature diverse de la demande politique qui organise, générale la première, particulière la seconde. Cela signifie que, dans la majorité des cas, le parti réunit les questions particulières des divers groupes sociaux, fait une oeuvre de médiation entre les diverses questions parfois même divergeantes, en les incluant dans un programme politique général. Que cela soit la principale fonction des partis est prouvé, à contrario, par les effets désagrégeants qui se produisent dans le système politique lorsque les partis perdent la capacité d'associer les questions et deviennent porteurs d'intérêts catégoriels ou particulie
rs. Dire que le parti associe les questions politiques signifie que celui-ci joue le rôle de médiateur entre la société civile et les appareils décisionnels de l'Etat: le parti rassemble des questions, il en écarte d'autres, il facilite ou bloque l'accès aux canaux politiques des autres questions. La société politique (l'ensemble des partis et des groupes d'intérêts), à la fois siège privilégié de la lutte pour le pouvoir et de la négociation entre représentants de questions sociales différenciées, opère comme un diaphragme entre société civile et Etat, par une action de filtrage et de sélection.
La principale différence entre le Pr et les autres partis semble consister en cela: le Pr traduit directement en action politique, sans processus préalable d'association et de médiation, les questions spécifiques des secteurs de la société dont il se fait le porte-parole. Mais définissons mieux cet aspect. Chaque parti politique a une multitude de liens et de canaux de liaison avec la société. Le parti communiste, par exemple, est sûrement le principal représentant politique, dans la société italienne, des travailleurs de l'industrie, mais il exprime également les aspirations et les intérêts de larges tranches de classe moyenne, il est relié, à travers ses organisations collatérales, à l'électorat juvénil, aux femmes, etc... Ces divers secteurs sont porteurs de questions politiques spécifiques souvent en contraste entre-elles et, parfois, en contraste avec la stratégie même choisie par le groupe dirigeant. L'oeuvre du parti s'exerce ainsi dans une médiation permanente qui a pour but de canaliser les div
erses questions vers des objectifs politiques unitaires. Il se vérifie à son sommet des négociations (compromis) entre des lignes politiques souvent divergentes. Le cas de l'avortement est, de ce point de vue, exemplaire. La stratégie du compromis historique impose, en soi, d'éviter l'affrontement avec la Dc et avec l'Eglise. D'autre part, le parti subit la pression des femmes communistes, outre celle de l'opinion publique progressiste qui demande la libéralisation de l'avortement. D'où la tentative constante de compromis avec le Vatican et la Dc d'une part, avec les secteurs favorables à l'avortement de l'autre, et donc l'oscillation entre des positions sensiblement plus avancées et des positions plus arriérées, oscillations qui ne sont pas le produit de l'incertitude ou de l'insuffisance subjective du groupe dirigeant, mais au contraire, le produit d'une contradiction structurelle.
De cette même manière on peut lire le comportement oscillant entre la fermeture (les accusations de fascisme contre le mouvement des étudiants) et les tentatives de récession partielle de la question au sein de sa propre stratégie politique des minorités intenses, à savoir ce rapport particulier de médiation institutionnelle (7) que le Pci entretient avec les avant-gardes sociales. Il découle de cela que le parti politique, même d'opposition, dans la société contemporaine, est toujours une structure de représentation et une structure de contrôle social. Des expressions comme association d'intérêts ou médiation institutionnelle, indiquent cette ambivalence constante du rapport entre parti et société civile.
Le Parti radical semble se différencier précisément en cela: il assume la représentation des intérêts (besoins) de secteurs de la société civile mais il n'exerce aucune forme de contrôle sur ces derniers, il n'associe pas les questions, il les rassemble et les propose directement à la société politique. C'est la conséquence du rapport particulier que le Pr entretient avec les mouvements collectifs. Sa structure décentralisée et fédérative permet ce rapport. Mieux encore, c'est le lien institutionnel entre parti, mouvements fédérés et mouvements collectifs qui le permet. Le Pr se trouve en effet au centre d'un rapport complexe avec la société civile qui lui permet de recevoir, sans médiations bureaucratiques, les questions des mouvements collectifs. Les mouvements fédérés au Pr et les autres groupes politiques qui se rapportent à ce parti maintiennent un rapport privilégié avec les mouvements collectifs (luttes des soldats, des femmes, des minorités ethniques et sexuelles, différentes formes de mise en m
arge et d'exclusion). La syntonie du Pr avec ces mouvements est donnée justement par le lien institutionnel avec chaque mouvement fédéré (Mouvement de Libération de la Femme, Ligue des Objecteurs de Conscience, FUORI (homosexuels), etc...) enraciné à son tour dans les divers mouvements de contestation (8). Cela explique aussi la capacité du Pr d'anticiper, dans ses actions politiques, les thèmes qui, devaient devenir des objectifs de mouvements de masse; la lutte antimilitariste qui précède la contestation dans les casernes dans ses formes les plus générales, la bataille pour l'avortement engagée avant même qu'elle ne devienne le point d'appui de la lutte et de la croissance du mouvement féministe.
Certes, en politique la capacité d'anticiper les problèmes implique des dons d'intuition, et est liée aux capacités politiques des leaders, à savoir à un élément subjectif. Cependant, la principale cause semble être de toute évidence d'ordre structurel (objectif).
De ce rapport particulier découlent ensuite des conséquences considérables: Le Pr maintient les caractères d'un parti politique anomal, à mi-chemin entre le parti proprement dit, duquel il est séparé par l'absence de structures de contrôle social et de recomposition unitaire (association) des diverses questions politiques, et le mouvement politique de contestation avec lequel il a en commun un lien indirect avec la société civile. Ce rapport particulier se reflète dans l'action politique caractéristique de cette formation (aspect que nous approfondirons par la suite) qui se résout par la constante violation des règles du jeu de la compétition politique à laquelle se livrent les autres partis. En n'associant pas la question mais en la faisant rebondir directement dans le système politique, grâce à sa structure particulière, le Parti radical confère à son action un caractère imprévisible qui vient du fait que celle-ci se déploie selon une logique qui n'est pas celle des rapports interpartis mais des érupt
ions continuelles de questions sociales dont sont porteurs les mouvements collectifs.
C'est en cela que semble consister la différence entre le Pr et les autres partis: quels que soient (de conservation ou de changement) leurs objectifs, les partis visent toujours par définition, à exercer une hégémonie sur la société civile, à
la direction unitaire des secteurs qu'ils organisent et/ou représentent. Le projet politique du Pr, tel qu'il apparaît non pas à partir des affirmations radicales mais des caractéristiques de son organisation, de ses liens avec le milieu social et de son action politique, est au contraire de redonner à la société civile une expression politique autonome, en éliminant du moins en partie la médiation de la société politique; l'objectif principal du Pr c'est l'expression autonome des processus sociaux, en dehors et même contre la société politique, comme le démontre le choix des referendum en tant qu'instrument privilégié de lutte.Nous essaierons d'évaluer en fin de compte les implications et les problèmes irrésolus de ce projet. Pour l'instant, nous observons qu'il apparaît comme une réponse aux transformations sociales et politiques en cours.
La méthode de lutte: les effets sur le système politique
La non-association de la question politique, sa projection directe dans le système politique, l'absence d'exercice d'une hégémonie, sont une violence flagrante des règles consolidées du jeu politique. En effet, l'association des questions que les partis effectuent au préalable a pour but la négociation interpartite. Le système politique, dans toutes les sociétés post-capitalistes mais en Italie tout particulièrement, est aujourd'hui un marché, siège d'échange et de négociation collective entre les représentants de multiples groupes sociaux dans lesquels s'articule la structure pluraliste de la société (évidemment pas de tous les groupes sociaux mais uniquement ceux, comme dirait Weber, qui possèdent une capacité monopolistique sur le marché, qui peuvent échanger des prestations importantes pour le système dans son ensemble avec des interventions de l'Etat). La négociation continue entre les intérêts catégoriels qui ont pour enjeu des mesures administratives dotées d'autorité, comme principale activité d
u système politique, justifie le fait que l'on parle d'un neocorporativisme désormais consolidé comme trait politique dominant des sosiétés occidentales. Dans un système de ce genre - exacerbé en Italie par l'absence d'alternance dans les institutions de gouvernement, phénomène qui a élargi l'aire de négociation et d'échange politique (9) - le Pr, qui n'associe pas les intérêts ni participe à la négociation mais exprime directement des intérêts diffus que les filtres des partis ne laissent pas passer, constitue un élément "dérangeant" et parfois même de véritable bouleversement des mécanismes de marché.
A ce moment-là, on pourra peut-être mieux comprendre, dans ses diverses articulations, l'action politique des radicaux, surtout son caractère, qui frappe l'observateur, à la fois "légalitaire et subversif", le respect littéral de la Constitution et, en même temps, les traits révolutionnaires des initiatives radicales. On peut affirmer, en premier lieu, que c'est le hiatus entre la Constitution (officielle) et l'ensemble des pouvoirs (le régime, la constitution matérielle) qui confère ce double caractère aux actions radicales et qui permet au Pr de combattre les pouvoirs de fait au nom des normes mêmes qu'ils utilisent pour l'auto-légitimation. Le caractère légalitaire permet d'opposer la démocratie comme participation à la démocratie comme technique de gouvernement, le pouvoir décisionnel du citoyen à l'hégémonie des partis. L'action politique des radicaux est en même temps subversive (par rapport aux équilibres politiques) car:
- c'est l'expression délibérée des questions que le système politique ne peut satisfaire;
- elle introduit des éléments de conflit dans un système de partis qui tend à la convergence et à l'accord.
- elle oppose à l'hégémonie des partis l'éveil de la société civile, la réappropriation par le bas (referendum) du pouvoir décisionnel contre le pouvoir des partis comme instruments de médiation et de filtre. Ce qui explique la violente opposition des partis, des structures qui tendent au monopole absolu de la représentation des intérêts, contre la politique radicale et leurs efforts pour empêcher une expression des questions politiques (comme par exemple les projets de loi qui ont tendance à rendre impossible aux petits groupes qui ne sont pas soutenus par de puissantes et riches organisations, le collectage des signatures pour les referendum).
Dans l'activité multiforme du Pr trois groupes principaux d'action politique semblent se distinguer clairement: une activité traditionnelle, conforme aux règles de la démocratie représentative (de la compétition électorale à l'activité parlementaire); les actions directes nonviolentes (jeûnes, auto-dénonciations, marches de protestation, etc...); les referendum. L'hétérogénéité des instruments de lutte politique adoptés est le pendant du mélange, dont on a parlé en analysant l'organisation interne, entre démocratie directe et indirecte, entre spontanéité et délégation politique de pouvoir, et le miroir, sur le plan politico-opérationnel, d'un projet qui n'oppose pas de manière exclusive l'autogestion à la représentation, la démocratie directe à l'institution de la délégation des pouvoir mais vise à l'activation de tous les instruments possibles de la démocratie.
De ces trois catégories d'action politique, l'organisation de referendum abrogatifs et les actions directes sont les plus typiques des activités radicales. Elles s'adaptent toutes à un parti qui n'associe pas les questions ni négocie avec les autres formations politiques. Referendum et actions directes sont la conséquence du rapport, déjà analysé, entre Pr, société civile et sociétépolitique. Il s'agit en effet, dans tous les cas, d'actions qui introduisent le conflit dans le système politique, qui ne se prêtent pas, constitutivement, à la négociation et sont donc à l'opposé des mécanismes principaux de fonctionnement du système politique italien. Le choix de ces instruments de lutte est la conséquence de la nature hétérodoxe du Parti radical.
L'action directe
Elle se distingue de l'acte démonstratif (par exemple, les gestes exemplaires des anarchistes au début du siècle) qui a des fonctions exclusivement symboliques et d'influence minime sur l'opinion publique. Elle consiste en un bras de fer contre un adversaire politique identifiable et, c'est pourquoi, il se termine toujours par une défaite immédiate ou par une victoire tout aussi immédiate de l'une ou de l'autre des parties, et a donc une incidence directe sur le système politique: "L'action directe tend à obtenir un effet sur le système politique. Ce n'est pas une action expressive, mais instrumentaire, même si elle peut avoir des dimensions symboliques et expressives. Dans ce sens, l'action directe a toujours une dimension stratégique, elle implique un choix des moyens et des interlocuteurs, un calcul des effets sur le public et du rapport entre coûts et bénéfices de l'action" (10).
Contrairement à l'acte démonstratif, l'action directe n'a pas pour objet ou destinataire le public, mais invite le public comme soutien dans le conflit avec l'adversaire politique. L'action directe peut être violente ou nonviolente. La première est le propre des groupes terroristes (mais dans ce cas l'action directe se distingue mal de l'acte démonstratif car, normalement, le groupe terroriste essaie de jouer indirectement sur ses adversaires, en influençant l'opinion publique, provoquant des changements dans les comportements politiques généraux). L'action directe nonviolente (qui est comme chacun sait la forme adoptée par le Parti radical) représente, quant à ses origines, une version sécularisée, à savoir épurée des composantes religieuses originelles, des techniques de lutte expérimentées par le mouvement gandhien ensuite reproposées surtout dans le contexte américain des années Soixante par les mouvements pour la paix et par les mouvements pour les droits civils. C'est une forme de lutte qui se dis
tingue en même temps par son efficacité (car elle oblige le pouvoir politique à la confrontation sur un terrain choisi par l'adversaire) et par son légalitarisme qui, contrairement à l'action violente, mobilise de vastes secteurs de la collectivité tandis qu'elle tend à neutraliser, par ses caractéristiques intrinsèques, les réactions des secteurs opposés aux objectifs de l'action. Un dessein conduit presque jusqu'aux conséquences extrêmes a de fortes probabilités de battre l'adversaire. Si ce dernier cède, il montre sa faiblesse et l'illégalité de ses positions précédentes (par exemple, le refus de permettre aux minorités l'accès à l'information télévisée), s'il ne cède pas, il est destiné à l'impopularité et aux réactions négatives de la collectivité. Importée dans le système politique italien cette méthode de lutte, par ses caractéristiques intrinsèques, peut avoir des effets explosifs sur les équilibres politiques. Cet aspect est immédiatement compréhensible si nous nous servons, pour décrire les différe
nces entre l'action directe et les autres formes de lutte politique, du langage de la théorie des jeux, à savoir d'une théorie mathématique qui est communément employée pour l'étude des décisions dans des situations d'incertitude et des stratégies optimales pour les différents types de décision (11). La distinction principale, à l'intérieur de la théorie des jeux, est essentiellement entre jeux à somme nulle où quelque fois un joueur gagne, et son adversaire perd (et donc la somme des gains et des pertes est égale à zéro) et les jeux à somme variable dans lesquels tous les joueurs peuvent gagner, dans des proportions précisément variables selon le jeu. L'action directe est, typiquement, un jeu à somme nulle; elle implique par conséquent un conflit, un affrontement frontal entre les adversaires: celui qui gagne, gagne tout, celui qui perd, perd tout. Mais le système politique italien se base sur une logique de fonctionnement à laquelle les jeux à somme nulle (les affrontements frontaux) sont presque complète
ment étrangers. Dans ce système politique, la négociation, l'échange, les compensations réciproques (12), à savoir un processus décisionnel fondé sur le "do ut des", prédominent: celui qui sort relativement défavorisé du résultat d'une simple décision sait qu'il peut compter sur des compensations à la décisions suivante. Autrement dit, le bas niveau de compétitivité du système favorise les jeux à somme variable, les jeux où l'enjeu est réparti entre tous les joueurs (à savoir, entre tous les joueurs légitimés: par exemple, l'arc constitutionnel) et le conflit politique a pour objectif d'établir l'ampleur des portions de l'enjeu qui doivent revenir à chaque joueur.
La logique de la convergence qui préside, pour les raisons que nous venons de voir, au fonctionnement du système politique favorise ce mécanisme qui postule, pour fonctionner, un bas niveau de conflit entre les partis et dans le système des partis, qui postule en outre ce que l'on définit comme "l'exclusion systématique du choix le moins favori" (13), à savoir le non-choix, la non-décision (la technique du renvoi des réformes comme méthode de gouvernement), sur les problèmes pour lesquels l'accord entre les partis et les différents groupes de pression ne peut-être trouvé.
L'action directe nonviolente représente l'antithèse de ce mécanisme, elle réintroduit le conflit, fait sauter la négociation. Naturellement, ses éléments de force sont également ses éléments de faiblesse. En effet, il est clair que l'action directe, pour avoir du succès, demande une présentation non-déformée de ses modalités et de ses objectifs aux collectivités de la part des moyens de communication de masse, elle suppose une information étendue. Voilà pourquoi les médias revêtent une importance stratégique dans les batailles des radicaux. Et voilà pourquoi, l'action directe, en tant qu'instrument efficace et potentiellement invincible, peut se transformer rapidement en un boomerang lorsque les médias déforment l'information (14).
Les referendum
Dans d'autres systèmes politiques à conflictualité interne plus élevée, le referendum ne représente qu'un instrument de démocratie directe qui jouxte sans trop de traumatismes les instruments de la démocratie représentative. En Italie pourtant, pour les mêmes raisons que les actions directes, il a des effets explosifs sur le système politique. Le referendum est lui aussi un jeu à somme nulle, la majorité ramasse tout, la minorité perd tout. Dans les systèmes politiques où les résultats électoraux permettent l'alternance, le referendum n'a pas les caractéristiques explosives par rapport aux équilibres politiques, car les élections aussi ont les caractéristiques d'un jeu à somme nulle. En Italie, le système politique bloqué ne permet pas de remplacer les gouvernants, comme ne le permettent pas non plus les choix stratégiques de l'opposition de gauche. Dans ce système politique - du moins au cours de la période 1948-1972, durant la phase de stabilité du corps électoral - les élections tendent à devenir des
célébrations de légitimité accordées aux partis par le peuple souverain. Elles s'approchent de la fonction qu'elles exercent dans les régimes à parti unique. On peut dire, dans un sens, qu'à la limite, l'appareil électoral des partis ne sert pas tellement à la lutte des partis pour obtenir de la population la preuve de la légitimité, la reconnaissance du droit à gouverner ou à siéger au Parlement. Comme si l'appareil publicitaire des entreprises de régime oligarchique ne leur servait pas tant à la compétition qu'à conditionner un marché réparti (15).
La signification dénaturée de la compétition électorale en Italie, sur laquelle se sont prononcés des spécialistes comme Alessandro Pizzorno ou Giorgio Galli, rend le referendum - instrument tout-à-fait normal dans d'autres systèmes politiques - une technique de remplacement, mais pas supplémentaire, par rapport aux élections, car elle débloque un processus décisionnel grippé et réintroduit le caractère conflictuel que la logique de fonctionnement du système politique tend à enlever à la confrontation électorale. Elle met fin, du moins temporairement, aux processus de négociation, oblige les partis à un choix de camp, pour ou contre, sans possibilité de médiations, et implique que, sur chaque problème, se forment des majorités et des minorités. En Italie, donc, cette méthode de lutte acquiert une signification différente par rapport aux systèmes caractérisés par un niveau plus élevé de conflit inter-parti, redonne un poids décisionnel à une collectivité qui n'arrive pas à imposer sa propre volonté à tra
vers les élections, devient l'instrument efficace de démocratie. Que ses effets soient bouleversants pour les équilibres politiques est prouvé par les conséquences du referendum sur le divorce de 1974: dans un système à faible taux de compétitivité et caractérisé par la prédominance des jeux à somme variable, l'introduction d'un jeu à somme zéro fut sûrement l'un des principaux détonateurs qui provoquèrent la fin de la stabilité trentenaire du corps électoral (comme le prouvèrent les élections régionales de 1975 et politiques de 1976).
Au-delà des effets spécifiques sur le système politique italien, le referendum, plus que les actions directes, se prête à donner vie concrètement au projet politique des radicaux qui consiste à redonner le pouvoir décisionnel à la société civile en attribuant un poids politique aux multiples poussées qui s'affirment, souvent de manière confuse, à travers les mouvements d'action collective et qui se brisent régulièrement contre les barrières d'un système politique incapable de fonctionner comme moteur du développement politique et du changement social.
Le Parti radical est entré aujourd'hui dans une phase de croissance, de consensus mais aussi de militants. Les inscriptions augmentent, les associations locales se multiplient, avec une distribution uniforme sur tout le territoire national. C'est une période de transition qui s'ouvre et dont les dirigeants et les militants doivent tenir compte. Tout semble en effet indiquer que le Pr est en train d'être investi par une crise de croissance. Pour la première fois dans l'histoire de cette petite formation politique, un dilemme se présente, sur lequel les militants semblent partagés: faire front à la croissance en renforçant l'organisation ou bien préserver le caractère spontané du parti avec toutes les adaptations nécessaires.
Projet politique et organisation: le dilemme actuel
C'est un dilemme d'autant plus difficile pour le Pr que sa physionomie par rapport aux autres partis est anomale. Dans une formation traditionnelle le problème posè par une croissance soudaine serait résolu par des méthodes tout aussi traditionnelles, en renforçant l'organisation: la phase héroïque terminée, on entrerait dans la phase rationnelle du partage du travail politique, professionnel, de la croissance guidée par l'organisation: de la communauté charismatique à la communauté bureaucratique. Pour un petit parti léniniste en phase d'expansion, le problème n'existe pas, tout simplement; le renforcement de l'organisation étant homogène par rapport au projet politique, est en soi un indice de succès, l'indication que l'on se trouve sur la bonne voie. Mais pour le Parti radical un tel raisonnement n'est guère possible. D'où le dilemme: si le Pr choisit la voie du renforcement de l'organisation il fait face à la croissance dimensionnelle mais il court le risque de la bureaucratisation, renforce les lie
ns d'organisation internes au groupe mais il risque de perdre les caractères originels sur lesquels se fonde l'efficacité de son action politique; les règles de fonctionnement des organisations peuvent prendre le dessus, un processus bien connu pourrait se vérifier, contre lequel ses minuscules dimensions et sa faible organisation l'ont jusqu'ici protégé. Dans le meilleur des cas, le risque est celui d'une transformation qui peut conduire le Pr à ressembler toujours plus aux autres partis pour au moins deux aspects fondamentaux: la naissance et la consolidation de structures d'association des intérêts et une action politique toujours plus préoccupée et conditionnée par les équilibres inter-partis, toujours moins par les poussèes des mouvements collectifs. Avec tout ce qu'un tel développement peut comporter: abandon des caractères de mouvement politique de contestation, relâchement des liens avec les mouvements collectifs ou remplacement d'un rapport direct par un rapport bureaucratique indirect, poussée prog
ressive vers l'exercice d'une hégémonie sur l'aire sociale représentée.
Ou bien, le PR peut choisir, malgré la croissance politique et de ses dimensions, de maintenir inchangées ses caractéristiques internes, en continuant de faire confiance à la spontanéité et à l'activisme des militants. Dans ce cas, il court le risque d'engendrer des conflits politiques internes incontrôlables, produits d'une croissance non guidée et effets de l'hétérogénéité interne au groupe. Dans ce deuxième cas, le danger est celui du désagrègement causé par une augmentation de conflictualité interne qui dépasse les limites tolérables dans un milieu dépourvu de solides liens d'organisation.
Quels que seront les choix politiques et d'organisation des radicaux ils présentent déjà la caractéristique peu enviable d'être à la fois urgents et difficiles. Urgents parceque la croissance actuelle impose un saut de qualité sur le plan de l'organisation. Difficiles, parce que la direction et les modalités optimales d'un développement de l'organisation demanderaient, pour être localisés avec précision, une articulation et une spécification plus précises du projet politique radical. Si cette dernière analyse est correcte, on peut dire que, contrairement à une opinion très répandue, les radicaux possèdent un projet politique général. Il consiste à redonner une expression à la société civile face à la faible capacité de représentation du système des partis, selon un modèle de démocratie dont le fonctionnement du système politique empêche la réalisation.
C'est pourquoi l'objection faites aux radicaux ne semble pas valable, objection selon laquelle leur action politique sous-entend le risque de "populisme", phénomène politique qui s'affirme souvent dans la société en voie de désagrègement. La catégorie "populisme" n'apparaît pas adéquate pour saisir les particularités de cette formation politique. Le populisme consiste, en effet, en une mobilisation par le haut de secteurs, classes ou groupes sociaux précédemment non-mobilisés (16). Et, nous l'avons vu, ce n'est pas le cas du rapport que le Pr entretient avec la société civile. Ici, le lien s'instaure avec des secteurs déjà mobilisés du système social, il est le fruit de la rencontre entre un groupe politique et une multitude de mouvements spontanés. Et puisque les mouvements spontanés d'action collective semblent destinés à durer comme manifestations typiques de la sociétè post-capitaliste, le risque de populisme est inexistant. Le Pr, avec d'autres phénomènes en partie analogues qui commencent à se man
ifester dans d'autres pays occidentaux, pourrait représenter un premier symptôme de changements possibles de grande portée dans la sphère socio-politique, "in primis" le commencement du déclin du phénomène politique qui a dominé la scène au cours des cinquante dernières années, le grand parti-médiateur, le parti d'intégration sociale.
Le problème que les radicaux doivent résoudre est différent: un plus grand approfondissement de leur projet politique. Il existe des problèmes irrésolus et l'analyse effectuée jusqu'ici les a implicitement indiqués. Le principal est sans aucun doute la praticabilité d'un projet de démocratie réelle dans un système industriel avancé qui demande une gestion techniquement toujours plus complexe. Ce sont ceux que récemment, Norberto bobbio a indiqué comme les "paradoxes de la démocratie" (17) et qui investissent la réalisation d'un projet de socialisme autogestionnaire dans un système arrivé à un stade de dèveloppement dans lequel la gouvernabilité est toujours plus assurée et dépend d'un "savoir technique" politiquement valorisé et qui a longtemps été l'apanage des élites les plus strictes (18). Partage du travail, bureaucratisation, technique croissante des décisions politiques (pensez aux choix macro-économiques) et last but not least, progressive "dé-souverainisation" de facto des simples sociétés en fa
veur de centres politico-économiques transnationaux, sont autant de défis face aux hypothèses de socialisme libertaire et autogestionnaire.
Ce sont les défis auxquels doit se confronter la gauche française alors qu'elle s'apprête à s'approprier du pouvoir. Plus modestement, ce sont les défis que le Pr doit affronter et auxquels il doit donner une réponse pour rendre crédible et praticable son projet. Pour ne pas être une nouvelle proposition d'une utopie généreuse mais "techniquement" avant même que politiquement irréalisable, l'utopie anarchique, un projet de socialisme autogestionnaire, but d'une action politique qui oppose à l'hégémonie des partis la libre expression de la société civile, demande à ce que soient trouvés des points d'équilibre qui permettent de faire coexister le développement de communautés locales, géographiques et/ou fonctionnelles, autogérées par la coordination centrale d'une société complexe. Un projet d'expansion de la liberté ne peut éluder ce point. Sur les modes et les formes de la coexistence entre l'associationnisme local et le système social général - comme nous a récemment rappelé le débat sur le pluralisme
- il n'y a pour l'heure que les réponses du libéralisme et du catholicisme militant. Il est difficile de soutenir que les différents filons qui se rattachent au socialisme libertaire aient réussi à donner, jusqu'ici, une réponse exhaustive et persuasisve.
De la façon dont les radicaux sauront répondre à ces problèmes, de la manière dont ils approfondiront leur projet politique, dépend aussi, on l'a déjà dit, la direction que l'on devra donner à l'actuelle croissance du parti afin de rendre l'organisation, quels que soient les choix, adéquate aux objectifs politiques.
Les radicaux ont prouvé jusqu'ici des capacités d'imagination politique qui n'ont pas leurs pareilles dans la plupart des formations politiques italiennes. Une réponse innovatrice aux défis actuels peut avoir des conséquences non seulement sur les chances de ce petit parti mais aussi sur les futures possibilités des "exclus" du processus politique "normal" de jouer sur les équilibres du système politique et de la société tout entière.
Notes
1) M. Duverger, "Les partis politiques", Milan, 1970.
2) Les effets de "68" n'ont été, pour le Pr, qu'indirects, au sens où cette formation politique est, de par son inspiration, d'origine complètement différente des formations politiques qui naquirent un peut sur le flux mais aussi un peu sur le reflux de la mobilisation ouvrière et des étudiants de la fin des années Soixantes. Cependant, ces mouvements, en modifiant profondément le rapport précédent entre société civile et système politique, créèrent les conditions pré-structurelles et culturelles du développement de la politique radicale. Sur ce point, je suis d'accord avec l'interprétation proposée par francesco Ciafaloni. "Una Sinistra liberale figlia del 68", Argomenti radicali, II (1977),pp.113-116.
3) Cf. l'analyse classique de R. Michels, "Sociologie du parti politique, Bologne, 1967.
4) M. Weber, "Economia e società", Milano, 1968, vol II, pp.268 et suiv.
5) P. Bourdieu et J-C. Passeron, "La diproduzione", Florence, 1975, pp. 69-70.
6) J-V. Dowton, "L'adesione alla leadership nei movimenti di rivolta", par A. Melucci, Movimenti di rivolta, Milano, 1976, pp.190.
7) F.Stame, "Nuova sinistra e sinistra storica", ds 2Quaderni Piacentini", 58-59 (1976), pp. 53-61.
8) Naturellement la réalité est toujours plus complexe, contradictoire et changeante que dans un modèle interprétatif nécessairement schématique. Le rapport entre Pr, mouvements fédérés et mouvements collectifs a enregistré, en effet, une grande variabilité de formes selon l'origine de chaque mouvement fédéré et de plus ou moins grande vitalité du mouvement collectif correspondant. C'est ainsi que l'on a pu voir des mouvements fédérés "inventés" par le Pr qui ont donné origine par la suite au mouvement collectif correspondant (LID), des mouvements fédérés en dehors du PR puis annexés au parti (FUORI), des mouvements fédérés enfin, nés par voie endogène mais simultanément au développement du mouvement collectif externe correspondant (LOC) et, peut-être aujourd'hui, la Ligue antinucléaire).
9) Voir G. Pasquino, "Il sistema politico italiano fra neo-trasformismo e democrazia consiociativa", Il Mulino, XXII (1973), pp. 549-566.
10) A. Melucci, "L'azione ribelle, Formazione e struttura dei movimenti sociali", p.58.
11) J. Von Neumann et C. Morgenstern, "Theories og games and Economic Behavior", New York, 1964.
12) Cf. R. D'Alimonte, "Regola di maggioranza, stabilità e equidistribuzione", Rivista Italiana di Scienza Politica" I (1974), pp.43-105.
13) Ibidem, pp.60 et suiv.
14) Et naturellement dans un système où la disposition sur les moyens d'information présente (comme celle sur les moyens de production) de grands traits oligopolistiques et, en plus, le contrôle sur les sources de financement (publicité, etc...) est solidement ancré dans le pouvoir politique, le comportement des media est une variable directement dépendante des équilibres politiques. Ces équilibres, après le 20 juin 1976, avec le passage du Pci de la semi-opposition à la convergence sinon (encore) à la co-gestion, sont devenu tels qu'ils rendent beaucoup plus difficiles et périlleuses qu'auparavant les actions directes nonviolentes. Les faits du 12 mai 1977 à Rome (où les radicaux furent, pour la première fois, battus par le pouvoir politique au cours d'une action de désobéissance civile) peuvent être interprétés comme la conséquence de la nouvelle organisation du système: l'absence d'une opposition politique d'un côté et l'acceptation des nouveaux équilibres de la part des médias de l'autre.
15) A. Pizzorno, "Elémenti per uno schema teorico con riferimento ai partiti politici in Italia", G. Sivini, "Partiti e partecipazione politica in Italia", Milan, 1972, p.37.
16) Sur le populisme là-où ce phénomène a été le plus répandu, en Amérique Latine, voir G. Germani, "Sociologia della modernizzazione", Bari, 1970.
17) N. Bobbio, "Quale socialismo?", Turin, 1976.
18) Seule l'abolition du partage du travail pourrait conduire à un résultat différent mais il est évident qu'un objectif de cette importance demande une période de gestation très longue durant laquelle le pouvoir décisionnel réel semble destiné à rester dans les mains d'une minorité.