Leonardo SciasciaSOMMAIRE: L'écrivain Leonardo Sciascia se présente, en 1979, dans les listes électorales du Parti radical (1): c'est un scandale pour le Parti communiste et dans le cercle des "intellectuels progressistes" à cause de la "trahison" de Sciascia qui a été, par le passé, candidat communiste. Pour le parti communiste italien, les radicaux sont, d'une fois à l'autre, fascistes, "qualunquisti"(2), terroristes. Le vieux vice staliniste de démoniser (rendre semblable au démon) leurs adversaires, surtout s'ils ont été des "camarades", n'a pas encore été perdu par le Pci.
("Numéro unique" pour le 35· Congres du Parti Radical - Budapest 22-26 avril 1989 - édition en anglais, en hongrois et en serbo-croate)
La fabrique de la vérité.
SCIASCIA. Avant les élections, pour le Pci les radicaux étaient des "qualunquisti"(2), étaient des fascistes, étaient tant d'autres choses ignobles. Aujourd'hui, nous avons seize pages sur "Rinascita" consacrées au radicalisme contenant des discours très sérieux, très attentifs, dirais-je, même excessivement doctes. Ceci est un des faits inquiétants que je vois se produire dans le Pci. Cette fabrique continuelle de la vérité est une des choses qui m'inquiètent le plus chez les communistes.
GUTTUSO. Avant les élections, le Pci a été l'objectif principal des radicaux. La situation était différente, c'était une situation de lutte politique, de défense, de contre-attaque. Ensuite on a enregistré le succès du Parti radical et le Pci, qui est un parti sérieux attentif aux réalités, n'a pu l'ignorer.
SCIASCIA. Justement. Sauf une déformation de la réalité - Pannella n'est pas un fasciste et n'a pas pris les votes des fascistes - à part cela, ce qui est ultérieurement inquiétant c'est que peut-être cette attention vers les radicaux est due au fait que le Pci a constaté un déplacement des votes ouvriers, "aussi" des votes ouvriers.
GUTTUSO. Tu parles de la classe ouvrière: les radicaux ne se sont jamais occupés de la classe ouvrière. Ils se sont occupés des formations extrémistes, des autonomes, non de la classe ouvrière.
SCIASCIA. Ce n'est pas la nature du Parti radical: elle réside, essentiellement, selon moi, dans la défense des droits civils.
GUTTUSO. Certainement le Parti radical commence avec ce programme, mais je pense que l'approche la plus juste était celle de Vittorini et de Pasolini lui-même qui voyait dans le Parti radical une force d'aide, d'appui au Pci, non d'antagonisme.
SCIASCIA. Revenons au passé, j'ai vu des choses qui ont vraiment été une attaque impitoyable des communistes contre les radicaux. Et comme le Pci tient un peu trop aux rapports de force, maintenant que le Parti radical s'est révélé comme une force, à ce moment-là, il devient digne d'attention. Le Parti radical ne fait pas attention à ce genre de choses et fonce selon les événements.
GUTTUSO. Le moralisme est une belle chose, mais pas toujours.
SCIASCIA. Le radicalisme peut servir dans la morale et dans l'art, plus que dans la politique. Mais, en Italie, nous en sommes arrivés au point que la politique est tellement hors de la morale que le Parti radical doit s'en occuper.
GUTTUSO. Marx disait que le radical est celui qui va à la racine des choses, mais la racine est un phénomène complexe, il faut modifier les choses et non simplement les dénoncer, sans plus. Il faut des partis organisés, les tables pour les signatures ne sont pas suffisantes, il faut des sections.
SCIASCIA. Les partis existent et sont même trop forts et peu contrôlés. Alors pourquoi un autre parti de type classique?
GUTTUSO. Mais dans les faits, les sections du Parti radical existent.
SCIASCIA. D'accord, un minimum d'organisation est nécessaire. Je disais, pourtant, avant les élections: espérons que les radicaux n'arrivent pas au-delà de 3% parce que si l'on devient trop nombreux, il y a des dangers. Et à propos de ce que tu disais de l'antagonisme: de ma part, il n'y a jamais eu d'antagonisme envers le Pci. Un désaccord, certainement. Un désaccord que je maintiens depuis que j'ai été candidat communiste et qui s'est beaucoup accentué après le compromis historique (3).
GUTTUSO. Je suis d'accord: il n'y a jamais eu de véritable antagonisme. Mais le Parti radical, au lieu de tant nous attaquer, aurait pu stimuler une attitude plus concrète de la part de la gauche.
SCIASCIA. En 1974, le referendum pour le divorce avait été stimulant mais le Pci ne s'en est pas aperçu parce que, le succès obtenu, il n'a pas su en apprécier la valeur: il l'a accepté à contre-coeur.
GUTTUSO. Mais ne nous sommes-nous pas battus aussi pour le divorce?
SCIASCIA. Certes. Et le divorce obtenu, le fruit en a été les élections de 1976 et le succès communiste. Mais le Pci n'a pas su exploiter le succès.
GUTTTUSO. L'élément fondamental est toujours celui de la manière dont a été menée la politique de collaboration Pci-Dc, l'accord de la majorité, parce qu'il y a eu des erreurs. Le comité central a été très sincère, même si un peu trop philosophique.
SCIASCIA. Il faut prendre acte de la vie, de la réalité. Par exemple le terrorisme: je comprends comment se sentirait le Pci s'il se jetait dans une bataille, à corps perdu, pour les droits civils. J'ai bien peur que les Brigades Rouges prendraient cela pour un signal comme quoi les communistes sont de leur côté. Mais entre cette position et ne pas parler du tout des droits civils, le fait de ne pas dire qu'ils ne sont pas respectés, il y a une différence. Les radicaux parlent de ces droits parce qu'on arrête les gens d'abord, et on cherche les preuves ensuite. Et ceci, les radicaux ne l'admettent pas.
GUTTUSO. Ceci est la politique du garantisme. Certainement chaque citoyen a le droit d'avoir des "garanties". Certainement, les preuves qui n'en sont pas finissent par se retourner contre les accusateurs eux-mêmes. Mais ne nous cachons pas que ces personnes, Negri et compagnie, ont eu une grande influence sur l'opinion publique, et je discuterais de cela et non des preuves, dont nous ne savons pas si elles existent ou si elles n'existent pas. Il est certain qu'ils ont troublé des âmes, plus qu'animé un désaccord.
SCIASCIA. Si l'on s'en tient à ce raisonnement, Marx aurait dû passer sa vie en prison.
GUTTUSO. Marx était contre le terrorisme. Comment se fait-il que les radicaux n'aient pas invoqué les droits civils quand il s'est agi de Ventura et de Giannettini (4)? Pourquoi le garantisme naît-il à un certain moment et non pas à un autre? Est-ce un garantisme absolu ou peut-il naître aussi de sympathies politiques?
SCIASCIA. Tu as raison et je me reproche de ne pas avoir fait attention aussi aux procès contre les fascistes; mais il faut tenir compte de ce qu'il y a dans nos consciences à l'égard du fascisme; ce sont des choses difficiles à éliminer et alors on met du temps à comprendre.
GUTTUSO. Moi, je pense que les choses sont plus simples. Le Parti radical, ayant réalisé que, avec la défense de tous les droits civils, de ceux des homosexuels à ceux des terroristes ou présumés tels, on obtenait des consensus, a développé cette action de façon plus ample... En réalité, je ne voulais pas accepter cette rencontre, ce débat, non pas parce que je n'aime pas parler avec toi, nous discutons toujours ensemble. Mais parce qu'il me semble que nous sommes devenus une sorte d'interlocuteurs obligés. Nous avons toujours discuté entre nous et maintenant, nous parlons en public... Enfin, c'est toujours mieux que "cher Indro" ou "cher Marco"(5).
SCIASCIA. Tu me parlais auparavant d'identikit, de l'identikit des radicaux. Quels sont leurs points de force? Principalement, les droits civils, dirais-je, et donc une Constitution, et donc le Parlement et sa fonction. Il n'est pas vrai que les radicaux font du sabotage au Parlement et le mettent dans la condition de ne pouvoir fonctionner. Ils veulent qu'il fonctionne pour ce qui est de sa compétence. Et si, aujourd'hui, ils se servent de l'obstructionnisme, ils le font exactement pour ces décrets qui ont privé le Parlement de ses droits.
GUTTUSO. Nous avons, ces jours-ci, obtenu, au Parlement, deux grandes victoires. La Dc a été battue deux fois tant sur la question de savoir qui doit contrôler les milliards qui ont été concédés aux banques du Sud que sur les indemnités de départ, et les retraites monstrueuses que l'on accorde aux bureaucrates privilégiés. Pratiquement nous avons eu la possibilité de briser en deux la Dc, dont une partie a voté les propositions des communistes. Nos amendements ont été, en somme acceptés: cela aussi est une façon de faire fonctionner le Parlement et sans le paralyser. Il y a une phrase de Pasolini où il dit: "Il est clair que ce qui compte aujourd'hui c'est l'obéissance à des lois futures et meilleures". Et la volonté conséquente de reconstruire est le vrai, nouveau et grand devoir historique du Pci". Mais c'est aussi ton devoir, celui des radicaux, celui de chaque homme.
SCIASCIA. Pasolini n'avait pas vu le Pci lors des développements qui ont eu lieu à partir de 1976. Mais, il est certain que le Pci n'est pas l'antagoniste des radicaux c'est-à-dire que les radicaux ne veulent pas qu'il le soit.
GUTTUSO. Aujourd'hui, les choses ont changé, pour les radicaux aussi. Ils ne sont pas obligés de mener une lutte acharnée et je pense qu'ils doivent tenir compte d'un grand parti organisé, avec tous les défauts que tu voudras, avec des aspects de bureaucratisme, si tu veux, quoi qu'ils aillent en s'atténuant. Un gros noyau sur lequel il faut agir comme un aiguillon. Je pense que les radicaux peuvent assumer cette tâche.
SCIASCIA. Alors, nous sommes parfaitement d'accord. Mais laisse-moi faire une différence entre hier et aujourd'hui, entre faire de la politique avec les communistes et en faire en tant que radicaux. C'est une différence énorme. Un exemple: au conseil communal de Palerme, quand j'étais conseiller élu de la liste communiste, à la fin de l'année arrivèrent huit mille délibérations, toutes celles qui s'étaient accumulées durant des mois. Et en deux ou trois séances elles furent approuvées par vote à mains levées. Or, sur ces huit mille délibérations, il y en aura bien eu dix qui ne devaient pas passer et qui furent approuvées aussi par le Pci. Les radicaux auraient demandé de les approuver, une par une, ils seraient morts sur place ou bien les auraient étudiées auparavant.
GUTTUSO. Tu sembles un peu un néophyte. Si je me trouvais dans ta situation, je serais, moi aussi, enthousiaste parce que ton parti est un parti frais, pas bureaucratisé, cela je peux très bien le comprendre. Ton attitude personnelle d'enthousiasme et l'idée que les huit mille délibérations ne seraient pas passées, sont justes, mais le Parlement Italien et les conseils communaux ne sont pas comme la Convention de la révolution française. Ce sont des organismes lourds et lents qui sont influencés par des milliers de choses. Et à un certain point, tu dois résoudre une situation, tu dois absolument la résoudre, autrement il n'est plus possible de continuer.
SCIASCIA. Les radicaux veulent parler de tout, même en risquant de bloquer le mécanisme, même si cela est un fait négatif. Mais écoute-moi bien, sais-tu quel est le point qui nous sépare le plus du Pci? C'est le stalinisme qui existe encore et le compromis historique qui existe encore.
GUTTUSO. Ce n'est pas le stalinisme qui n'existe dans le Pci que sous des formes très réduites, qui me sépare de toi. Ce qui me sépare de toi, c'est le fait que je crois au compromis historique non comme à une forme d'alliance des leaders, mais comme à une entente profonde entre les nécessités politiques italiennes et les nécessités des grandes masses ouvrières. Mais ce qui nous sépare un peu aussi c'est Pannella.
SCIASCIA. Pourquoi? Il ne te plaît pas?
GUTTUSO. Je te dirais que je doute toujours des hommes aux yeux bleus...
SCIASCIA. Tu veux savoir alors ce qui m'unit le plus au Pci? Les gens simples qui en font partie. Seulement cela parce que intellectuellement le Pci ne m'interesse plus. Je crois que tout l'effort intellectuel de ce grand parti a été d'avoir escogité le compromis historique qui est fatalement une erreur parce qu'il n'y a pas de partie adverse avec qui s'allier. Il n'y a pas de catholiques, c'est seulement une invention imbécile. Salvemini disait que, de toute sa vie, il n'avait jamais vu un catholique, je pourrais en dire autant.
GUTTUSO. Peut-être qu'à Racalmuto (6), tu auras bien rencontré quelques catholiques... Que le Pci ne t'intéresse plus, cela te regarde. Mais il est vrai que le niveau culturel du parti, non pas ses intellectuels, ne s'est pas développé parallèlement au développement politique.
SCIASCIA. Mais enfin, qu'est-ce qui te plaît de nous autres radicaux?
GUTTUSO. Des radicaux j'aime une certaine fraîcheur... Il me semble pourtant que communistes et radicaux peuvent trouver plus de points de rencontre en l'espèce d'un Guttuso, qu' en l'espèce d'un Sciascia. Peut-être parce que je suis un vieux militant inscrit au parti communiste depuis 1940, alors que tu t'es inscrit au Parti radical depuis peu de temps.
SCIASCIA. Mais je suis, moi aussi, un vieux militant. On a repêché une déclaration de 1953 où je disais que je votais communiste mais que j'étais radical.
(L'Espresso", août 1979)
NON A L'INDIFFERENCE, NON A LA LACHETE.
Pour ce que le Parti radical, dans sa non-violence, veut et tente de faire et fait, je crois que l'on peut utiliser le verbe briser dans toute sa violence morale et métaphorique. Briser les compromis et les compromissions, les jeux des partis, les mafias, les combines, les silences, les "lois du silence"; briser cet espèce de pacte entre la stupidité et la violence qui se manifeste dans la vie italienne; briser l'équivalence entre le pouvoir, la science et la mort qui semble vouloir s'établir dans le monde; casser les oeufs dans le panier, si l'on veut employer un langage et une image plus quotidiens, avant que l'on ne nous prépare l'omelette fatale; et ainsi de suite...
Comme l'indique le titre du dernier livre de Jean Daniel, nous sommes à l'ère de la rupture - ou seulement à l'heure. Il ne faut pas la laisser glisser sur notre indifférence, sur notre lâcheté.
("Notizie Radicali", mai 1979)
POLITIQUE ET ETHIQUE.
En parlant de politique, Borges disait - dans une interview d'il y a 15 ans - qu'il s'en était occupé le moins possible, sauf pendant la période de la dictature. Mais dans ce cas, ajoutait-il, ce n'était pas de la politique mais de l'éthique.
Certains diront que là est ma confusion ou mon erreur: vouloir confondre la politique avec l'éthique. Mais ce serait une confusion fort salutaire et une erreur fort heureuse si les Italiens, particulièrement, en ce moment, y tombaient; quant à moi, j'ai décidé à l'improviste de porter un témoignage sur cette confusion et cette erreur de la façon la plus directe et la plus explicite en faisant de la politique; et avec le parti qui, en ce moment, mieux que les autres, et peut-être le seul, le permette.
("Tuttolibri", mai 1979)
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(1) En 1979 18 députés et 2 sénateurs sont élus au Parlement italien, 3 députés au Parlement européen:
Adelaide Aglietta, ex-secrétaire du Parti radical en 1978; Aldo Ajello, journaliste, précédemment sénateur du Parti Socialiste italien, actuellement Director of the Bureau for Special Activities of UNDP (United Nations Development Programme); Pio Baldelli, professeur universitaire; Marco Boato, leader du mouvement étudiant en 1968 et responsable de Lotta Continua; Emma Bonino, responsable du mouvement pour la légalisation de l'avortement en Italie (CISA); Roberto Cicciomessere, objecteur de conscience, ex-secrétaire du Parti radical en 1971; Marcello Crivellini, professeur universitaire; Franco De Cataldo, avocat pénaliste, précédemment dirigeant du Parti Républicain italien; Adele Faccio, responsable du mouvement pour la libéralisation de l'avortement en Italie (CISA); Marisa Galli, religieuse, pédagogue; Maria Antonietta Macciocchi, journaliste, écrivain, ex-député du Parti Communiste italien; Gianluigi Melega, journaliste, ex-directeur de l'hebdomadaire "L'Europeo"; Mauro Mellini, avocat; Marco Pannella,
fondateur du Parti radical en 1956; Domenico Pinto, précédemment député du mouvement Lotta Continua; Franco Roccella, journaliste; Leonardo Sciascia, écrivain; Gianfranco Spadaccia, journaliste, ex-secrétaire du parti en 1974-75; Sergio Stanzani, ingénieur, dirigeant industriel; Massimo Teodori, professeur universitaire; Sandro Tessari, professeur universitaire, précédemment député du Parti Communiste italien. A la suite de démissions ont succédé: Peppino Calderisi, ingénieur, responsable du Comité promoteur des référendum; Franco Corleone, fonctionnaire régional; Giuseppe Rippa, éditeur.
(2) Littéralement "je-m'en-fichiste" ou "indifférentiste", nom d'un mouvement politique italien de l'après-guerre, basé sur une critique générale des partis et de la politique, avec des similitudes avec le mouvement poujadiste français.
(3) Stratégie d'alliance entre les masses communistes et les masses catholiques (représentées par la Démocratie Chrétienne) soutenue par le PCI, qui porta l'entrée du PCI dans la majorité parlementaire (pas dans le gouvernement) dans les années 1976-79.
(4) Militant d'extrême droite le premier, agent des services secrets le second, accusés du massacre de Piazza Fontana à Milan le 12.12.69, premier acte de la "stratégie de la tension".
(5) Référence à un échange de lettres entre Indro Montanelli, directeur du quotidien "il Giornale", conservateur renommé, et Marco Pannella.
(6) Village natal de Leonardo Sciascia en Sicile.
(7) Code pénal en vigueur de 1890 à 1930, prend le nom du ministre de la justice (puis premier ministre) qui l'a rédigé.
(8) Juge milanais assassiné lors de son enquête sur l'affaire Sindona.