SOMMAIRE: Jean Fabre, président du Parti radical, ancien secrétaire du Pr (élu en novembre 1978), est arrêté en France le 18 octobre 1979 pour insoumission, dans le cadre de la campagne internationale de désobéissance civile contre les dépenses militaires et pour la reconversion des structures militaires en instruments pour la lutte contre l'extermination par la faim. Ce livre recueille les témoignages et les documents du procès qui s'est déroulé contre Jean Fabre le 27 novembre 1979 devant le Tribunal militaire de Paris. Condamné à six mois, dont une remise de peine de 5 mois, il est remis en liberté au lendemain du procès, ayant déjà purgé 40 jours dans la prison de Fresnes. Une peine aussi légère représente la reconnaissance de la haute valeur du témoignage rendu par le président du Parti radical.
Au cours de son témoignage au procès, MARCO PANNELLA affirme que, selon le droit de Nuremberg, c'est un devoir que de désobéir à des ordres illégitimes. Eh bien nous savons aujourd'hui qu'un holocauste est en cours, que des millions de personnes sont exterminées par la faim à cause d'une politique folle qui n'hésite pas à gaspiller 480 milliards de dollars par an en dépenses militaires. Jean Fabre affirme son droit de dire non à cette politique, à cette folie, mettant en cause la condition de l'homme d'aujourd'hui face à l'holocauste. Enfin, il ne demande pas un traitement de faveur pour le président du Parti radical mais la reconnaissance qu'il a agit, précisément selon les principes de Nuremberg, en état de nécessité.
(PROCES D'UN INSOUMIS, Jean Fabre, Le Sycomore, Paris 1980)
TEMOIGNAGE DE MARCO PANNELLA
LE PRESIDENT: Votre nom ?
TEMOIN: Pannella - Giacinto - Marco.
LE PRESIDENT: Quel est votre âge?
M. P.: Quarante neuf ans.
LE PRESIDENT: Quelle est votre profession?
M. P.: Journaliste, député au Parlement italien et à Strasbourg.
LE PRESIDENT: Connaissez vous le prévenu ?
M. P.: C'est mon président et mon secrétaire général.
LE PRESIDENT: Etes vous parent avec lui?
M. P.: C'est mon frère, mon père...
LE PRESIDENT: Si vous le prenez comme ça, on peut tout dire! Vous n'avez pas de lien de parenté légal?
M. P.: Non.
LE PRESIDENT: Je vais vous demander de parler sans haine et sans crainte, de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites: je le jure.
M. P.: Monsieur le Président, en Italie nous avons la possibilité dans les tribunaux d'être dispensés de serment pour ceux qui le désirent. Je voudrais vous demander s'il est possible de l'être également ici.
LE PRESIDENT: Je dois vous prévenir que si vous ne voulez pas prêter serment, je ne peux pas vous entendre en tant que témoin, mais seulement à titre de renseignement. A vous de choisir.
(Marco Pannella ayant décidé de ne pas prêter serment, Le tribunal a écouté sa déposition à titre de renseignement. Le président lui donne la parole.)
MARCO PANNELLA:
Tout d'abord, permettez moi, Monsieur le Président, de vous remercier de cet acte de tolérance que vous venez d'accomplir.
Ce que je veux dire ici, c'est qu'en Italie, très souvent nous disons avec mes camarades et mes amis qu'il est tout de même fâcheux que dans un pays comme l'Italie - et c'est une réflexion qui peut mener fort loin -, qu'il est fâcheux que le code italien et la loi instituant les tribunaux militaires italiens aient été promulgués en 1941 42, sous Victor Emmanuel III, roi d'Italie et d'Albanie, et le président du Conseil, chef du gouvernement, Benito Mussolini. Ce sont ces autorités qui ont donné les lois qui nous gouvernent encore, des lois officiellement fascistes qui font qu'un objecteur de conscience italien peut recevoir aujourd'hui une condamnation à huit mois de prison avec les lois de Benito Mussolini. Et nous disons que, si on aime une certaine France, on ne comprend pas pourquoi on y condamne les objecteurs à des peines plus graves que chez nous.
Nous avons très longtemps regardé à la France républicaine comme ayant une armée d'élite, mais je pense qu'il y a très longtemps que l'honneur de l'armée a été défait. La question qui se pose aujourd'hui est: doit on servir la raison politique ou la raison d'Etat, ou bien la conscience envers laquelle on a des servitudes?
Nous disons que si un objecteur de conscience qui parle au nom d'une obéissance à sa conscience doit être condamné plus gravement en France que chez nous avec les lois fascistes, quelque chose doit changer, et c'est une des raisons pour lesquelles Jean Fabre est ici. Nous aimons notre terroir, notre langue, notre histoire; venir témoigner ici qu'une certaine France s'affirme, c'est important pour nous. Jean Fabre est ici pour ça aussi.
On nous a expliqué, même à moi qui n'avais pas un âge suffisant pour faire la lutte anti fasciste ou anti nazie, on nous a appris qu'il est un devoir de désobéir aux ordres illégitimes. Eh bien, il s'agissait alors d'un holocauste qui se perpétuait et qui n'avait pas le courage de se déclarer. Nous avons contesté au peuple allemand le droit de dire qu'il ne savait pas ce qui se passait, alors que rien d'officiel ne permettait de le savoir. Nous savons par contre ce qui se passe aujourd'hui, et même de façon officielle.
Les insoumis que nous sommes ont également fait des marches de huit à dix heures par jour en divers pays d'Europe en disant: un avion militaire, c'est autant de morts par la faim, autant d'hôpitaux que l'on pouvait construire en moins. Est ce que nous avons le droit de laisser de côté tous ces problèmes non résolus quand il y a 480 milliards de dollars par an de dépenses pour l'armement ? Nous avons maintenant des holocaustes de millions de personnes par an, c'est autant que ceux que nous reprochons à Hitler ou à Stalin ensemble et nous ne mettons pas en cause le système dans lequel nous vivons?
Jean Fabre met en cause la condition d'homme aujourd'hui pour éviter d'autres holocaustes. Nous avons de plus en plus connaissance de la légitimité de cette démarche intellectuelle.
En Italie, on se trouve face à Eglise catholique qui reprend à son compte un slogan: videz les arsenaux pour remplir les silos. Que faisons nous d'autre?
J'estime que la démarche de Jean Fabre est celle de quelqu'un qui est en état de nécessité, même juridique, car, si les principes de Nuremberg sont inscrits dans notre histoire, nous avons le devoir de nous comporter d'une certaine façon cohérente avec ces principes. Nous nous demandons à propos de ces juges militaires qui nous jugent: que souhaiteraient ils à leurs gosses si ceux ci pensaient ce que nous pensons ? Souhaiteraient ils que leurs gosses, au risque de la prison, respectent leur conscience ou qu'ils soient des lâches ou des opportunistes? Je suis certain que si quelqu'un demandait à nos gosses quelle est la vie qu'ils pensent que leurs parents doivent faire, c'est peut être celle du respect de leur conscience qu'ils demanderaient.
Pour finir, je veux dire que nous ne souhaitons pas du tout que le président du Parti radical ait un traitement de faveur. La faveur et la justice sont deux choses contradictoires. Il n'est pas possible en même temps de taire certains problèmes liés au fonctionnement des institutions italiennes: quel que soit votre jugement, il recevra des convocations officielles car, constitutionnellement, ce sera un devoir du président de la République italienne et du président du Conseil, qui ont toujours entendu Jean Fabre au moment des crises, que de le contacter.
Quoi que vous fassiez, l'histoire de ceux qui répondent à leur conscience ne sera pas close avec votre sentence. Ce que nous souhaitons, Monsieur le Président, c'est que les antimilitaristes que nous sommes puissent continuer à agir en défense des droits de l'homme militaire, des droits de tous ceux qui ont choisi cette carrière et cette condition, c'est un témoignage d'un type de civilisation juridique que nous voulons porter, et non de raison d'Etat. Nous ne sommes pas parmi ceux qui font la politique du »tant pis, tant mieux .
Vous avez le droit de reconnaître un certain état de nécessité. Vous avez le droit de donner un minimum de deux mois. Vous avez le droit de choisir, selon votre âme et conscience, c'est pour cela que je vous dis que je souhaite que votre sentence démontre que, partout où la contradiction humaine est agissante et qu'il y a la possibilité d'émettre un jugement à partir des lois, il est possible de progresser. La majesté d'une loi doit être évidente et affichée. Vous êtes ici pour servir une loi dont l'Etat a honte et nous souhaitons qu'à travers votre attitude tout le monde cherche et trouve un chemin, qu'on ne condamnera pas Jean Fabre, non pas parce qu'il serait innocent, mais parce qu'il n'a pas voulu donner un sou de sa vie pour un système qui par rapport à la société est un système parallèle. Il est innocent, on vous demande de le condamner parce qu'il est innocent.
LE PRESIDENT: Monsieur le Député, vous avez parlé des lois instituant les tribunaux militaires en Italie, pouvez vous affirmer que le code pénal italien à cet égard n'a pas été modifié depuis 1942?
MARCO PANNELLA: Oui, je peux l'affirmer comme sous serment, puisque nous sommes en train de nous préparer à recueillir les signatures pour un référendum pour l'abrogation des articles du code instituant les tribunaux militaires. Nous avions déjà recueilli les signatures dans le passé, mais le référendum a été bloqué. Nous allons recommencer.