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Sanguinetti Antoine - 27 novembre 1979
Procès d'un insoumis (12) Témoignage d'Antoine Sanguinetti (62 ans, amiral rayé cadres d'active et de réserve pour raisons disciplinaires)

SOMMAIRE: Jean Fabre, président du Parti radical, ancien secrétaire du Pr (élu en novembre 1978), est arrêté en France le 18 octobre 1979 pour insoumission, dans le cadre de la campagne internationale de désobéissance civile contre les dépenses militaires et pour la reconversion des structures militaires en instruments pour la lutte contre l'extermination par la faim. Ce livre recueille les témoignages et les documents du procès qui s'est déroulé contre Jean Fabre le 27 novembre 1979 devant le Tribunal militaire de Paris. Condamné à six mois, dont une remise de peine de 5 mois, il est remis en liberté au lendemain du procès, ayant déjà purgé 40 jours dans la prison de Fresnes. Une peine aussi légère représente la reconnaissance de la haute valeur du témoignage rendu par le président du Parti radical.

Au cours de son témoignage au procès, l'amiral ANTOINE SANGUINETTI précise qu'il n'est ni antimilitariste, ni non-violent, mais qu'il a appris à respecter les opinions différentes des siennes. En tant que militaire, il ne croit pas que l'objection de conscience puisse porter atteinte à la défense nationale et à l'efficacité des forces armées même si le nombre d'objecteurs devait s'élever à 30.000 par an, comme en Allemagne. Il met ensuite en évidence combien le principe de défense populaire n'est pas respecté en France: en effet, plus de 120.000 français sont dispensés du service militaire, la plupart de façon arbitraire. Il sollicite enfin la normalisation de la justice par la suppression des tribunaux militaires.

(PROCES D'UN INSOUMIS, Jean Fabre, Le Sycomore, Paris 1980)

TEMOIGNAGE D'ANTOINE SANGUINETTI (62 ans, amiral rayé des cadres d'active et de réserve pour raisons disciplinaires)

Monsieur le Président,

Pour commencer, je voudrais affirmer, ce dont personne n'allait douter, que je ne suis évidemment pas antimilitariste, du moins dans l'acception populaire de ce terme en France, et que, par ailleurs, je ne suis pas non plus non violent, en ce sens que je crois à la nécessité d'un organisme de défense éventuelle de la nation par les armes, et que je ne serai par conséquent jamais, personnellement, un objecteur de conscience.

Cela dit, comme citoyen, j'ai pris l'habitude de respecter les opinions des autres. Je respecte leurs opinions parce que, tout d'abord, je ne pense pas que ma vérité soit forcément la bonne; et s'agissant de non violence, après tout, la non violence peut couvrir certaines hypothèses et donc participer à la défense nationale, dans des conditions plus efficaces que la lutte armée dans certains cas.

J'ai le respect des opinions des autres quand elles sont manifestement sincères: et l'on peut vraiment qualifier de sincère toute attitude qui procure plus d'ennuis que d'avantages. Je connais beaucoup de gens »planqués , pour la durée de leur service, dans une bonne caserne, et j'ai moins d'estime pour cette attitude que pour celle de l'accusé.

J'ai le respect des opinions des autres quand elles s'appuient sur la loi: et il faudrait se souvenir en France qu'il existe une loi sur l'objection de conscience, concept reconnu par l'Etat français et aussi par la plupart des Etats qui sont nos alliés.

Comme militaire, j'ai évidemment le souci de tout ce qui peut porter atteinte à la défense nationale et à l'efficacité de nos armées, en particulier donc, de tout ce qui peut gêner le fonctionnement de cette institution. Or je n'ai pas le sentiment, comme chef militaire, que l'objection de conscience porte atteinte à la défense nationale française: le nombre des objecteurs de conscience déclarés, chaque année, est chez nous étonnamment bas, puisqu'ils sont environ mille, dont trois cents tournent à l'insoumission. Je ne crois donc pas que ces mille objecteurs de conscience puissent représenter un danger dans un pays où, il y a un mois à peine, le ministre de la Défense avouait que 25 % des jeunes français ne font pas leur service militaire; c'est à dire que chaque année 120 000 en sont dispensés. Le chiffre de mille est donc insignifiant; et je préférerais pour ma part que des jeunes soient dispensés en vertu de leurs convictions, plutôt que par privilège de la naissance ou par relations, ceux que nous appel

ons les »fils d'archevêque dans les armées.

Je constate que dans un pays voisin, l'Allemagne, il se déclare chaque année 30 000 objecteurs de conscience, soit un nombre beaucoup plus important que le nôtre, pour une armée dont les effectifs sont les mêmes. Je constate que cela ne gêne pas sa défense, puisque le président de la République lui même nous a plusieurs fois cité l'Allemagne comme un modèle. Remarquons au passage que l'Allemagne a aussi accepté et institutionnalisé les syndicats de soldats, qui sont refusés chez nous.

Je pense personnellement que ce qui nuit, au contraire, au concept de défense en France, c'est peut être la façon dont sont appliquées les lois. La défense nationale en France repose encore sur le service national, l'idée que le peuple français, dans son ensemble, doit défendre son pays, et sur un certain nombre de valeurs de liberté auxquelles nous sommes attachés et qui se résument en un seul mot: la démocratie. Or, si le respect des lois est un des critères de la démocratie, je suis bien obligé de constater que pour celles qui ont trait à l'institution militaire l'Etat ne les respecte pas.

En ce qui concerne l'universalité du service, 120 000 Français en sont dispensés chaque année, arbitrairement pour la plupart; tandis qu'au contraire un nombre très restreint est poursuivi en justice pour n'avoir pas voulu faire de service, alors qu'ils appuient cette demande sur une loi. Ce sont des procédés indignes d'un Etat que de tourner ainsi la loi, en reprenant d'une main ce qu'il a donné de l'autre. Je crois que ce genre de procédés ne peut que nuire au consensus général de défense, dans un pays épris de justice et de liberté. C'est ce genre de procédés qui peut faire naître, par contre coup, une animosité contre l'armée, et même un certain antimilitarisme primaire. Alors qu'en réalité, le fait que certaines lois soient mal respectées dénote surtout les abus de l'Etat lui-même, une dérive de la démocratie sous couvert des armées.

Je pense, puisqu'il faudra bien trouver une solution, qu'elle doit se situer dans un changement des pratiques officielles, pour rétablir un jour le consensus indispensable à la défense. Nous l'obtiendrons en agissant dans deux directions: je crois d'abord indispensable que l'on revienne un jour à une normalisation de la justice par la suppression des tribunaux militaires permanents. Ce sont les tribunaux de droit commun qui devraient être compétents pour tout ce qui se passe dans les armées, chaque fois que le délit s'y prête en temps de paix; et il faudra bien, ensuite, que l'Etat revienne à une application loyale des lois, plutôt que de s'enferrer dans une répression qui aboutira à une contestation croissante.

LE PRESIDENT DU TRIBUNAL: Il ne s agit pas d un objecteur, mais d'un insoumis.

ANTOINE SANGUINETTI: C'est exact, et je m excuse auprès du tribunal d'avoir fait une confusion entre les deux. Mais elle découle de ce qu'il y a une correspondance frappante entre les chiffres des insoumis et les refus du statut d'objecteur par l'Etat, et donc une corrélation logique de l'un à l'autre. Dans le cas présent, M. Fabre a agi comme le font les objecteurs de conscience auxquels on refuse le statut, et c'est la raison de ma confusion.

Je voudrais, pour terminer, émettre une opinion subjective: il existe dans ce pays des hommes politiques comme le ministre de la Défense qui, à leur époque et en raison des circonstances, mais en opposition avec leurs convictions affichées aujourd'hui, n'ont finalement pas accompli de service en temps de guerre, sans avoir à en répondre devant aucune juridiction. Et il existe aussi en France des privilégiés qui, sans raisons spéciales et sans avoir non plus à en répondre, sont dispensés en temps de paix de ce devoir national par le même ministre de la Défense.

Dans ces conditions, certains militaires, dont je suis, apprécieraient que d'autres gens, qui objectent sincèrement, soient soumis au même traitement en temps de paix, et bénéficient du même privilège, parce que, eux, ils défendent des convictions.

 
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