L'enfant terrible de la politique italienne n'a peur de rien.Elle fonce, tête baissée dans les institutions et explique pourquoi à Ginou Richard.
Interview à Emma Bonino
SOMMAIRE: "Nous élevons à la dignité politique des thèmes qui ne l'étaient pas: sexualité, écologie, drogue. Pour nous, tout est politique", déclare Emma Bonino dans son interview à F Magazine. "Il n'y a que deux façons de pratiquer la politique. S'impliquer directement ou la faire exécuter par quelqu'un. J'ai choisi la manière directe". Parcourant les étapes de sa vie politique et de celle du Parti Radical qui s'est fait le champion des droits civils souvent négligés par les grands partis, elle parle de sa rencontre avec Adele Faccio, des batailles pour l'avortement, de son arrestation, de sa grève de la soif en 1976, de la bataille contre le nucléaire, contre la faim dans le monde, contre le "compromis historique", de la marche pour la survie du Cambodge, etc. Sur les nombreux référendums organisés par le PR elle déclare: "Nous sommes d'abord des extrémistes du respect de la loi. En cas de législation injuste, nous tentons de l'abroger en posant la question par référendum, à nos yeux le seul moyen efficace
et non violent pour changer l'ordre établi".
(F-MAGAZINE N· 26 - AVRIL 1980)
La prison, elle connaît, elle y a séjourné pour avoir pratiqué des avortements clandestins. Les grèves de la faim et de la soif, elle connaît. Elle y a eu souvent recours pour dénoncer ce qu'elle trouve insupportable. Pas plus tard qu'en ce moment même (jusq'au 8 avril), elle cesse de s'alimenter en signe de protestation contre l'état permanent de famine qui, rien que pour 1979, a décimé dans le monde 58 millions de personnes. Les actions spectaculaires, elle connaît. Elle vient de participer à la marche pour la survie du Cambodge. Et ce n'est pas tout... Elle est apparue bâillonnée sur le petit écran en Italie afin de protester contre l'absence de vrais débats à la télévision. Elle a fumé de la marijuana en pleine réunion publique pour en demander la légalisation...Autant de moyens de lutte ordinaires pour Emma Bonino, 32 ans. députée du parti radical italien et membre du Parlement européen.
A vrai dire, la formation politique libertaire dont Emma Bonino fait partie a une façon bien à elle de concevoir la vie civique. "Nous élevons à la dignité politique des thèmes qui ne l'étaient pas: sexualité, écologie, drogue. Pour nous, tout est politique", dit Emma Bonino. Ainsi le Partito Radicale s'est-il fait le champion des droits civils souvent négligés par les grands partis: aujourd'hui, la faim dans le monde et le débat nucléaire; hier, le divorce et l'avortement. Fasciné par les formes de démocratie directe où le citoyen peut d'exprimer sans intermédiaire, le Partito Radicale utilise le plus souvent possible le référendum pour abroger les "mauvaises" lois ou en promouvoir de meilleures. Ce qui n'empêche pas ses propres élus - dix-huit députés en Italie (dont six femmes) et deux sénateurs, quatre députés (dont deux femmes) au Parlement européen - de tirer les ficelles de l'institution parlementaire avec maestria. Et d'en faire voir de toutes les couleurs à leurs collègues. Sous les ors de la coupol
e du palazzo de Monte Citorio à Rome ou dans la grande salle du Parlement de Strasbourg, Emma Bonino ne joue pas les utilités. "J'ai compris depuis longtemps qu'un beau discours, si bien agrémenté qu'il soit, ne change pas les choses. Je me sers donc des règlements existants pour tenter de bloquer les textes dont nous ne voulons pas; ou pour contrôler l'action de l'exécutif."
Ne pas attendre les lendemains qui chantent pour changer tout de suite la vie et le monde: c'est le credo aisément traduisible de l'italien en français que véhicule entre Rome et Strasbourg cette incorrigible empêcheuse de gouverner en rond.
Ginou Richard: Emma Bonino, comment avez-vous échappé aux schémas classiques qui régissent encore la vie quotidienne de la plupart des femmes en Italie?
Emma Bonino: Pendant longtemps, je n'ai pas pu trouver mon identité. Dans notre petite exploitation forestière familiale du Piémont, mon père était le chef de famille absolu comme dans les campagnes d'alors. Ses états d'âme réglaient souverainement la vie de la maison. Ma mère reconnaissait sa bonne ou sa mauvaise humeur à son seul pas dans l'escalier. Quand il était joyeux, on faisait la fête mais quand il grognait, personne ne disait mot. J'adorais mon père, homme affectueux et expansif, à l'inverse de ma mère, plus froide et réservée. Mais je l'ai déçu. A ses yeux, je devais obligatoirement après des études traditionnelles me marier dès l'âge de 18 ans, avec le fils d'un notable du pays. Au lieu de cela, j'ai insisté pour aller à l'université de Milan étudier les langues étrangères. L'univers de mon père s'est écroulé d'autant plus totalement qu'à ce moment-là, ma soeur qu'il me citait sans cesse en exemple s'est trouvée enceinte. Il m'a dit alors: "Si tu pars, je ne te donnerai pas un sou." Je suis parti
e quand même et j'ai travaillé en poursuivant mes études à Milan, Londres et Paris. Au bout de quatre ans, j'ai téléphoné à la maison pour annoncer que j'allais sortir diplômée de l'université. Mon père ne m'avait jamais donné signe de vie pendant tout ce temps. Il est venu à la cérémonie de remise des diplômes et nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre. Il est mort peu après d'une crise cardiaque. C'est alors mon propre univers qui a basculé car tout ce que j'avais fait jusque-là lui était dédié. Je l'aimais, je voulais lui montre ce dont j'étais capable. Je me suis retrouvée sans but dans la vie.
D. Du moins jusqu'à ce que vous vous engagiez dans la politique...
R. Tout est venu de la lutte en faveur de l'avortement. J'avais subi moi-même un avortement et, complètement traumatisée, j'ai voulu me faire stériliser. Je suis allée dans un centre privé de Milan qui s'occupait de contraception. Là, j'ai rencontré une jeune femme grâce à qui, pour la première fois de ma vie, j'ai pu parler de ces problèmes. Cela a été tellement important pour moi que j'ai décidé de travailler dans ce centre comme volontaire pour, à mon tour, recevoir les femmes. Très vite, confrontée aux problèmes de l'interruption volontaire de grossesse, j'ai senti qu'il fallait avoir le courage de prendre position. C'était en 1974. J'ai fait la connaissance d'une femme de 60 ans, Adele Faccio, qui venait depuis longtemps en aide aux femmes en les envoyant chez les médecins. Je lui ai donné un coup de main. Comme cela devenait dangereux à Milan, nous avons mis sur pied des voyages chez un gynécologue de Florence où j'accompagnais toutes les fins de semaine un groupe de 20 à 30 clientes. Jusqu'à un jour d
e janvier 1975 où le gynécologue a été arrêté. Alors Adele a diffusé une déclaration publique se solidarisant avec le médecin. Et le secrétaire du parti radical italien, un nommé Spadaccia, a fait de même. Lui aussi se déclarait coupable. Il connaissait l'existence de ces filières, il en faisait profiter des femmes. C'est ainsi que j'ai découvert ce parti. Tout de suite après ces déclarations, Spadaccia a été appréhendé et des mandats d'arrêt ont été lancés contre Adele et moi. Nous avons fui l'Italie dans des conditions rocambolesques.
D. Vraiment rocambolesques?
R. Un militant radical qui nous avait fixé rendez-vous à 6 h du matin sur un pont de Turin nous a conduites chez un ancien "partisan" du temps de la Résistance qui devait nous faire passer la frontière sans risque. Ce devait être à ski! Je ne savais pas skier, Adele non plus, et nous étions en vêtements de ville. Finalement, je suis partie par le train et Adele en voiture, emmenée par des camarades du mouvement gauchiste "Lotta Continua". Mais ces idiots, non contents d'avoir oublié la carte verte internationale indispensable pour traverser la frontière, ont en outre refusé da payer l'amende. Ils sont restés trois heures à discuter comme des marchands de tapis avec, dans leur voiture, une femme recherchée! De mon côté, paniquée de ne pas voir arriver Adele, je suis allée au poste de police français à Modane. J'ai expliqué que j'étais recherchée en Italie mais, comme j'avais traversé la frontière, nul ne pouvait plus rien contre moi. En revanche, il fallait absolument que je téléphone à Rome pour avoir des no
uvelles de mon amie. Abasourdis, les policiers m'ont laissée faire.
D. Adele Faccio a finalement été arrêtée un peu plus tard...
R. Le président du parti radical, Marco Pannella, était venu nous rejoindre à Paris. Nous avons alors décidé d'organiser à Rome un congrès pour l'avortement. Et nous avons fait savoir à la police qu'Adele serait là. Le 27 janvier 1975, devant 5.000 personnes, la police l'a arrêtée à la tribune du congrès au milieu d'un silence de mort. C'est ce qui a vraiment déclenché la campagne pour l'avortement. Le parti a annoncé que ses permanences seraient transformées en centres d'I.v.g. Au bout de deux mois, on en comptait déjà une douzaine dans toute l'Italie. Avec d'autres femmes, j'allais de l'un ù l'autre pour les organiser mieux. En me cachant puisque le mandat d'arrêt contre moi courait toujours. Nous avions très peu de médecins et nous étions obligées de limiter le nombre des bénéficiaires, ce qui conduisait à des situations dramatiques. Alors, en désespoir de cause, j'ai passé à Marseille deux mois pour apprendre chez des amis médecins la technique d'avortement par aspiration, la méthode Karman. A mon retour
, avec une soixantaine de femmes responsables des centres d'avortements, nous avons pris cette grave décision: pratiquer nous-mêmes les avortements avec cette méthode. J'ai formé le tout premier groupe à Rome. Mais, le 15 juin 1975, j'ai été arrêtée dans la bourgade de mon enfance, en présence da ma mère, alors que j'allais voter aux élections administratives.
D. Votre mère était-elle au courant de votre action en faveur de l'avortement?
R. Non, et elle a été extraordinaire. Mon frère devait se marier huit jours après à l'église en présence d'une centaine d'invités comme c'est la coutume là-bas. Ma famille a repoussé le mariage pour que je puisse y assister à ma sortie de prison mais mon arrestation avait fait un tel scandale que la plupart des invités s'étaient décommandés!
Je suis très attachée de ma famille mais je ne crois pas à cette structure. Quand un homme et une femme vivent ensemble, le couple se dégrade immanquablement. Aussi, je ne veux pas d'enfant à moi. Ce qui ne m'empêche pas de les adorer. J'ai recueilli, à la demande de leurs mères rencontrées pendant la campagne pour l'avortement, deux petites filles qui ont vécu avec moi pendant quatre ans. Aurore avait alors 18 mois; Rugiada venait de naître. Je les emmenais dans tous mes déplacements politiques et j'avais même imaginé un système d'interphone qui reliait la camionnette où elles dormaient à ma salle de réunion. Quand elles pleuraient, j'interrompais la séance pour y aller. Comme à Rome - je vis en communauté avec deux autres camarades radicaux dont Adelaïde, notre secrétaire nationale, la seule femme à occuper un poste de ce niveau en Italie - il y avait toujours quelqu'un pour s'en occuper. Quand, il y a un an, Aurore et Rugiada sont reparties vivre dans leur famille, cela a été très dur pour moi. Plus tard,
j'espère pouvoir adopter des enfants.
D. Entrée au secrétariat du parti radical en novembre 1976, vous avez été un des quatre députés élus cette année-là.
R. Pour la première fois depuis vingt ans, le parti avait décidé de présenter des candidats aux élections législatives anticipées de 1976, seul moyen légal pour le gouvernement de repousser de deux ans le référendum sur l'avortement pour lequel les radicaux avaient rassemblé les 50000 signatures nécessaires. Avec d'autres femmes du parti, nous avons d'abord imposé que toutes les listes comportent partout 50% de femmes, dont la tête de liste. De même, pendant la campagne électorale, nous nous sommes battues pour obtenir le droit de nous exprimer en tant que radicales à la télévision à une heure de grande écoute. Pour cela, nous avons fait d'abord à quatre, pendant un mois, une grève de la faim qui n'a rien donné. Puis, la grève de la soif. Au bout de quatre jours, nous avons obtenu gain de cause. Ce qui est incroyable, c'est qu'on aurait pu arrêter cette grève deux jours plus tôt.
D. C'est-à-dire...
R. Le soir du quatrième jour, je suis arrivée au siège du parti dans un état physique lamentable, la langue gonflée, les lèvres qui saignaient... On avait prévu une réunion pour décider si on allait se laisser mourir ou pas. On ne peut pas tenir une grève de la soif au-delà de six jours. Passe un camarade qui me dit: "Il y a un certain Pertini qui insiste depuis deux jours pour te parler mais comme tu es fatiguée, je n'ai pas voulu te le passer." Pertini (aujourd'hui président de la République) était à l'époque le président de la Chambre des députés dont dépendait la réponse à notre revendication. Mais celui qui avait décroché le téléphone ne savait pas de qui il s'agissait.
D. Une fois élue, quelles ont été, en dehors de vos revendications féministes, vos préoccupations?
R. Je faisais partie de la commission Industrie et Parlement. Je ne connaissais rien au nucléaire et j'ai suivi avec attention les auditions à huis clos qui se sont succédé pendant six mois. Cette clandestinité m'a beaucoup choquée. Les pouvoirs publics prévoyaient la construction de trente centrales nucléaires et cela ne devait même pas être discuté par l'ensemble du Parlement! De plus, les données fournies par les spécialistes ne me satisfaisaient pas. Notamment, on n'abordait jamais les questions de sécurité.
La première centrale devait être construite dans les environs de Rome et nous avons commencé à faire des manifestations antinucléaires sur le lieu prévu. Parallèlement, je ne cessais de réclamer un débat public. J'ai enregistré alors les discussions secrètes de la commission avec un magnétophone caché dans mon sac pour les repasser sur notre radio libre, assorties de commentaires. Où va-t-on acheter l'uranium nécessaire au fonctionnement des centrales? Qui nous dit que cet uranium ne va pas augmenter comme le pétrole? Quelles garanties de sécurité? Finalement, au bout de six mois, le problème était sur la place publique. Le gouvernement a fait une déclaration. On m'a même invitée à participer à un débat à la télévision. Surtout, il y a eu un vote qui s'est soldé par la décision de construire seulement douze centrales au lieu des trente prévues initialement.
Pour nous, ça faisait encore trop. Nous avons alors changé de tactique: dans chaque région concernée - moi, je sillonnais le Piémont -, nous avons recueilli des signatures pour des référendum locaux. Nous sommes très vite arrivés à cette situation paradoxale: officiellement, la plupart des partis, P.C.. en tête, étaient favorables au nucléaire au nom du progrès mais dès qu'il s'agissait d'implanter une centrale dans une région déterminée, les élus de ces mêmes partis s'Y opposaient farouchement.
D. Depuis quelques mois, c'est sur un autre thème que votre parti semble s'être mobilisé: la faim dans le monde. Vous, Emma Bonino, vous y consacrez tout spécialement. Pourquoi?
R. 1979, l'année internationale de l'enfant, fut celle de l'extermination: 17.000.000 d'enfants de moins de 5 ans morts de faim. Dans le même temps, on a dépensé 450 milliards de dollars (soit...près de 1.800 milliards de francs) pour acheter des armes. 1980 fera encore plus de victimes. Le Nations unies estiment que 400 millions d'être humains souffrent de sous-alimentation chronique. Une résolution des Nations unies, reconduite chaque année depuis dix ans, demande à tous les pays d'attribuer 0,7% de leur P.N.B.. pour les investissement dans le tiers monde. Peu de pays s'exécutent. L'Italie, par exemple, ne verse rien du tout. La France consacre bien 0,6% mais... seulement à ses anciennes colonies. Il faut d'ailleurs savoir que cette somme englobe les investissements privés et le...commerce des armes.
Je suis allée aux Etats-Unis en janvier dernier pour rencontrer les membres de la commission sur la faim dans le tiers monde, mise en place par le président Carter, voilà deux ans. Ses conclusions sont nettes: nous sommes responsables, nous avons les moyens de faire disparaître la faim du globe. Cela coûterait 8 milliards de dollars par an: le budget de fonctionnement de l'armée américaine pour trois semaines ou l'équipement de cinq sous-marins nucléaires!
Mais cela suppose un choix politique. Pour soutenir ce choix, nous organisons du 30 mars au 8 avril sur la piazza Navona, à Rome, une grève de la faim publique. En attendant, nous nous battons afin que le gouvernement italien respecte au moins ses engagements. Sur le plan européen, nous avons, à l'Assemblée de Strasbourg, suscité un grand débat d'orientation consacré à la faim dans le monde: il devrait aboutir lors de la session spéciale d'avril à la mise au point de résolutions concrètes. Nous avons naturellement des propositions: créer une sorte d'"European Food Task Force" (Armée européenne contre la faim) sous le contrôle de l'O.N.U.. Cet organisme convertirait les dépenses militaires en dépenses civiles, par exemple l'utilisation de navires de guerre en manoeuvres pour le transport de l'aide alimentaire.
D. Dans le même esprit, vous avez participé avec deux autres députés radicaux à la marche pour la survie du Cambodge?
R. Oui, parce que l'état du Cambodge est un désastre et qu'il faut, par tous le moyens, attirer l'attention de l'opinion sur sa situation. Mais, actuellement, il existe un drame moins connu, celui qui se déroule au Timor oriental, cette ancienne colonie portugaise, indépendante depuis 1975, et occupée par l'Indonésie: de 600.000 habitants, la population est tombée à 300.000. Répression, famine, le même processus qu'au Cambodge, à la différence que, cette fois, ce sont les pays occidentaux qui fournissent les armes à l'envahisseur indonésien.
D. Résolution, débats, délégations: votre tactique semble être de pousser à l'extrême, pour les rajeunir, les vieilles procédures. De même pour le référendum?
R. Nous sommes d'abord des extrémistes du respect de la loi. Au Parlement italien et au Parlement européen, nous nous battons pour que ces instances appliquent des lois, souvent pas si mauvaises et qu'elles ont elles-mêmes votées. En revanche, en cas de législation injuste, nous tentons de l'abroger en posant la question par référendum, à nos yeux le seul moyen efficace et non violent pour changer l'ordre établi.
Par exemple, il y a deux ans, quand nous n'étions encore que quatre députés radicaux au Parlement italien - on nous appelait la "Bande des Quatre" -, nous avions proposé cinq référendum à la fois. Il s'agissait de se prononcer pour ou contre l'avortement; la "legge reale", loi anticasseurs aggravée permettant ni plus ni moins de tirer à vue sur des manifestants; la commission spéciale qui juge les parlementaires frauduleux; le financement public des partis politiques; et le statut juridique des handicapés mentaux.
Pour éviter ces référendum (nous avions rassemblé les 50.000 signatures à chaque fois), le gouvernement devait modifier les lois dans un délai d'un mois. Le Parlement en a donc discuté simultanément. C'était une période folle parce qu'il fallait être partout à la fois. Nous avions en effet déposé 5.000 amendements et nous utilisions à fond le règlement qui nous permettait de parler en nous relayant vingt-quatre heures sur vingt-quatre. But de l'opération: bloquer le vote pendant les quatre semaines au-delà desquelles le gouvernement ne pouvait plus échapper au référendum. Une nuit, complètement épuisée, je me suis contentée de faire voter la commission. J'ai demandé, je crois, le vote de 200 amendements. A peine assis, les députés devaient se relever... Ils ont protesté en hurlant comme des fous mais ont bel et bien voté pendant huit heures d'affilée. La commission n'a pas pu modifier la loi en temps voulu et nous avons obtenu le référendum. Même scénario pour le financement public des partis.
D. Mais ces référendum, vous les avez perdus, le moment venu.
R. Effectivement, nous n'avons obtenu que 26% de voix pour la modification de la loi antiterroriste et 46% pour celle sur le financement des partis politiques. Mais ces chiffres représentaient en fait une énorme victoire. N'oubliez pas que peu après, le président de la République, Leone, impliqué justement dans des affaires financières louches, démissionnait! Et puis tous les partis avaient pris position contre ces référendums, ils s'étaient arrangés pour qu'on en parle le moins possible et qu'il n'y ait pratiquement aucune campagne. Je me suis lancée dans une nouvelle grève de la faim et de la soif afin d'obtenir un minimum de temps d'explication à l'antenne. Résultat: vingt minutes, un temps trop court pour organiser les débats contradictoires nécessaires à bien faire comprendre l'enjeu. Alors, pour symboliser la censure, Pannella et moi sommes apparus bâillonnés sur le petit écran pendant ces vingt minutes avec une simple pancarte autour du cou pour expliquer notre position.
Le lendemain, au cours de l'émission radio que nous avions également obtenue, même tactique: vingt minutes de silence sans musique, sans rien. Les gens, affolés, téléphonaient pour demander s'il y avait un coup d'Etat. Et le standard de répondre à notre place: les radicaux protestent contre le manque d'informations sur les référendum prévus! Cela a eu un impact énorme. En outre, le parti communiste avait cru bon de placarder partout de grandes affiches nous représentant, Marco Pannella et moi, dans cette émission avec, en légende: "Les radicaux ont eu la possibilité de s'exprimer, n'ont-ils rien à dire?", mais l'affiche était si mal faite qu'on ne lisait pas la légende. On voyait juste le titre "Legge Reale" et le bâillon! J'ai envoyé un télégramme su secrétaire général du PCI, Enrico Berlinguer, pour le remercier.
D. En France, le parti communiste italien a plutôt une bonne image de marque, c'est le parti de l'eurocommunisme, et vous vous y opposez violemment...
R. Depuis des années, la politique de la gauche italienne est dominée par la stratégie du PCI qui veut réaliser le "compromis historique", c'est-à-dire l'alliance avec la Démocratie chrétienne au pouvoir depuis trente ans maintenant. Les communistes estiment qu'il n'y a pas de possibilité d'arriver au pouvoir contre la Démocratie chrétienne. Nous souhaitons empêcher à tout prix ce "compromis historique" parce qu'il n'y a pas de démocratie sans opposition et nous voulons proposer une véritable alternance de gauche.
Comment? En faisant se déterminer les Italiens - communistes compris - non pas sur la lecture de Marx, mais sur des choix de société à partir de thèmes précis, dans tous les domaines de la vie quotidienne. Par exemple: les femmes, ont-elles le droit de disposer de leur corps, oui ou non? Ou encore, à propos du budget, est-ce qu'on va continuer à dépenser près de 6 milliards de lires (soit près de 3 milliards de francs) par an pour l'armement quand on a 2 millions de chômeurs dans le pays?
Pour nous, la politique ne concerne pas seulement l'usine ou le bureau mais également les chambres à coucher et aussi les cuisines.
D. Faut-il alors descendre de la cuisine dans la rue?
R. Il n'y a que deux façons de pratiquer la politique. S'impliquer directement ou la faire exécuter par quelqu'un. J'ai choisi la manière directe et je suis convaincue que plus les gens privilégieront cette orientation, plus on aura de possibilités de changer la vie. La politique ne constitue pas en soi quelque chose de mauvais, il faut se débarrasser de l'idée qu'elle est réservée à des spécialistes et notamment que les femmes n'ont rien à y voir. Cela fait partie de tout un conditionnement à rejeter. Le mouvement des femmes doit être un des fers de lance de la vie politique pour obliger les partis à tenir compte de leur existence. J'ai été très déçue du refus délibéré de certaines féministes de s'engager dans la vie politique. Bien sûr, des temps de pause et de réflexion sont nécessaires mais l'enfermement n'est pas une solution. Beaucoup, il me semble, l'ont finalement compris. Elles sont sorties des maisons de femmes afin d'organiser de débats publics. Il y a actuellement dans toutes les villes d'Italie
des militantes du Mouvement de libération des femmes qui recueillent des 50.000 signatures nécessaires pour déposer au Parlement un projet de loi contre le viol: procès public et non plus à huis clos afin de s'assurer que d'accusatrice, la victime ne deviendra pas accusée; possibilité pour les mouvements féministes de se porter partie civile; introduction de la notion - nouvelle - de violence de groupe avec augmentation de la peine minimale applicable.
Si les femmes n'avaient pas pris personnellement cette initiative, personne ne l'aurait fait à leur place. C'est ce que j'appelle changer la vie.