De Via Rasella aux Fosses Ardéatinespar Angiolo Bandinelli
SOMMAIRE: Au cours du XXI Congrès du Parti radical de 1979 (29, 30, 31 mars et 1, 2 avril 1979 - Rome) Marco Pannella reprit un des arguments mis depuis longtemps dans le collimateur de la polémique radicale contre la gauche italienne et le Parti communiste en particulier, le thème de Via Rasella (1), le sens historique de l'épisode de la Résistance, ses connexions surtout, avec le terrorisme contemporain. Un peu moins d'un an auparavant, l'affaire Moro (2) avait déchiré la gauche, plaçant le PCI dans la zone de la "fermeté" tandis que le PR (et, avec d'autres tons et nuances, le PSI) choisissait une ligne d'ouverture d'un dialogue qui permît d'avoir recours à toute voie utile pour le sauvetage de l'homme d'Etat; renonçant au préalable, de toute façon, à tout comportement respectueux envers un Etat qui vienne proclamer hypocritement ses prérogatives intangibles au moment précis où les signes de son impuissance et de sa crise morale, politique et historique, étaient le plus manifestes et douloureux. Comment n
e pas remarquer, dans ce contexte de discussion, qu'au début précisément de la récente histoire communiste, outre que partisane et antifasciste, on allait jusqu'à mettre dans une position centrale l'épisode de Via Rasella, l'attentat de ce lointain mois de mars 1944, lorsqu'un petit groupe de partisans, faisant sauter une charge d'explosif dans le coeur du vieux Rome occupé par les allemands, provoqua une hécatombe dans une colonne de SS du Haut-Adige moyennant une trappe meurtrière? L'attentat - c'est connu - déchaîna les représailles des allemands, qui s'abattirent sur 335 détenus de Regina Coeli (3), prisonniers politiques et de droit commun, massacré par des rafales de mitraillette dans l'obscurité de certaines carrières de pouzzolane abandonnées, le long de la Via Ardeatina. L'épisode était-il, ou n'était-il pas, un acte de terrorisme, de violence, inévitablement "matrice" du terrorisme et de la violence qui à nouveau prend de l'extension, quarante ans plus tard, dans le Pays?
Pannella fut sans équivoques. Si le terrorisme doit être dénoncé et attaqué, en même temps que le terrorisme d'aujourd'hui nous devons dénoncer, comme étant co-responsable, toute l'histoire de la violence de "gauche". Si Curcio (4) est coupable, l'action de Via Rasella représente elle aussi une forme, condamnable, de violence homicide.
"Si les jeunes de l'action catholique sont des barbares et des assassins - avertissait Pannella - Curcio, qui sur la base de l'iconographie de Saint Gabriel et Saint Michel, écrase le démon du pied et devient justicier du dragon capitaliste (...), alors Carla Capponi aussi, notre Carla, médaille d'or de la Résistance pour l'avoir placée à Via Rasella, Antonello, Amendola et d'autres encore, doivent se souvenir de cette bombe. Nous devons dire que si nous avons un rapport d'"intimité" avec l'histoire fasciste, nous avons (...) le même rapport avec les pires bourreaux, avec mes camarades Togliatti (5) et Curcio...". La réaction communiste à cette polémique fut de fureur. Le lendemain "L'Unità" donnait ce titre à l'exposé de l'Université: "La ligne Pannella: le PCI est un ennemi, Curcio un frère". La stratégie radicale était définie globalement comme "anticommuniste". Précédé par cet exposé, Pannella se rendait, dans la même matinée, au congrès du PCI. L'indignation et la rage des congressistes communistes expl
osait, provoquant aussi des attaques très dures de la part de Amendola (6) et Lama (7). "Le discours fasciste de Pannella est une ignominie, ici il y a les médailles d'or de Via Rasella" c'était l'invective de Amendola; pour Lama "le parti des brigades Matteotti, de Sandro Pertini et de Riccardo Lombardi ne peut pas être confondu avec celui de Pannella". Le parterre sifflait longtemps le leader radical entré dans la salle en habit foncé, un loden bleu sur les épaules, presque un "vampire" ou un "Nosfératu", comme la presse du lendemain le rapportait, entre l'hostile, l'étonnement et l'ironie.
Dans ce livre ont été rassemblées, en plus des transcriptions des deux interventions de Marco Pannella au congrès, les opinions de ceux qui intervinrent dans le débat sur Via Rasella, la violence et le terrorisme.
("UN MASSACRE INUTILE ?") - De Via Rasella aux Fosses Ardéatines - par Angiolo Bandinelli et Valter Vecellio - Tullio Pironti Editeur, 1982, Naples)
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A quand la fin de l'holocauste?
par Angiolo Bandinelli
"Ce livre a un cri perçant sur sa couverture: "Aux origines de l'Etat moderne". Le lecteur se sera demandé ce qu'il pouvait vouloir dire, mis comme titre d'un recueil d'essais et d'interventions qui ont comme sujet l'attentat maquisard accompli à Via Rasella le 23 mars 1944, le jugement politique, civil et moral que l'on doit aujourd'hui prononcer à propos de cet épisode et, surtout, l'interprétation et le jugement fourni de toute façon par Marco Pannella avec sa fameuse intervention au congrès extraordinaire du parti radical du mois de mars 1979; lorsqu'il pointa un doigt qui sembla accusateur sur "notre camarade" Bentivegna, sur "notre camarade" Carla Capponi pour demander des comptes, mais pas uniquement à eux, sur le massacre - terroriste? - qui provoqua à la fois la mort des miliciens du Haut-Adige et celle des détenus italiens de Regina Coeli. Mais Via Rasella, épisode controversé de la Résistance mais désormais lointain, a-t-elle quelque chose à voir avec les "origines" de l'Etat moderne?
L'épisode est du moins connu dans ses traits essentiels; mais donnant pour escomptée et peut-être irréparable l'obscurité sur des détails et des connexions qui ne sont même pas secondaires, ainsi que sur le rôle de certains des protagonistes, ou soupçonnés tels. Toutefois c'est justement en considération de cette obscurité que nous pouvons dire aujourd'hui que l'affaire projette son ombre bien loin dans les années qui suivirent; et même, au-delà de l'analyse des minutes, des heures et des jours où elle ses produisit et produisit ses effets sanglants, elle en vient à toucher nos heures, l'époque de notre histoire: provoquant même, ainsi que tant d'autres choses, l'apparition de cet énième livre. Mais nous ne nous servirions pas d'un prétexte et nous se serions pas trop déloyaux si nous disions - comme nous disons - que l'histoire la plus dense et la plus durable de Via Rasella est précisément celle qui commence à se dérouler "après"; après, et bien au-delà de la charge explosive cachée dans la charrette en b
ois du service la voirie placée au milieu de la petite rue dans le centre de Rome; bien au-delà du massacre des 335 prisonniers de Regina Coeli. Via Rasella produisit ses effets les plus déchirants, nous semble-t-il, dans les affaires qui unissent, encore tant d'années après, dénonciations et martyrologes, plaintes en justice et attestations, accusations et médailles, incroyablement tout au long des quarante dernières années; jusqu'au dernier épisode, qui date d'il y a quelques jours, celui de la découverte de la part du Ministre de la Défense Lagorio de la médaille d'or oubliée - perdue? - accordée au maquisard Bentivegna mais qui ne lui avait jamais été remise; un épisode aux dessous mesquins, emblématique du climat dans lequel se déroule aujourd'hui la confrontation civile et politique dans notre République.
Si les événements qui ont eu lieu au cours de ce mois de mars 1944 sont en partie, et à cause de leurs connexions essentielles, obscurs, encore plus obscure nous semble cette seconde et encore plus longue histoire pleine elle aussi d'interrogatifs et de soupçons, d'exploitations et de grotesque, de choses non dites, d'autres choses qui n'ont pas été atteintes par la lumière de la critique: tant et si bien que lorsqu'un rappel à l'épisode intervient - comme l'a fait Marco Pannella au congrès de son parti en mars 1979 - voilà que se réveillent des échos empoisonnés et que sont lancées des attaques péremptoires, des ultimatums: "On ne touche pas à Via Rasella". Pourquoi cette acrimonie? Qu'y a-t-il derrière Via Rasella?
Mais c'est clair: l'affaire de Via Rasella n'a pas encore été remise au parlé d'un jugement; elle est intouchable, non jugeable. Plus que l'autre, c'est cette épigraphe que nous devrions mettre en tête de ce recueil. Les réactions à l'intervention de Marco Pannella ont été si brûlantes à cause de cette fermeture; mais il s'agissait avant tout, précisément, d'un jugement, et on demandait que sur Via Rasella, sur l'épisode du mois de mars 1944, il soit enfin permis d'émettre un jugement - un jugement de parti - sans s'exposer à des anathèmes. Pourtant, il suffit de parcourir les interventions recueillies ici; et on verra combien il est difficile de recueillir sous un même dénominateur les jugements possibles sur l'épisode. Après quarante ans - après tant de témoignages! - le jugement devrait être unique et monochrome; mais au contraire, au moment où l'un ou l'autre des interpellés s'apprête à répondre, il finit par s'embrouiller dans un écheveau dense de dilemmes.
D'une part la tentative de remettre Via Rasella à la fixité du mythe ou du rite; de l'autre, voici les preuves que cet épisode soulève encore un tourbillon de perplexités, de doutes, de questions qui ne trouvent pas de conciliation: pourtant, parmi les interpellés qui répondent ici il n'y a pas une seule personnalité qui provienne de cette droite qui a condamné depuis toujours l'épisode avec obstination et même - disons le - avec habilité d'exploitation. Via Rasella est en définitive un épisode emblématique. Comme tel, il se fait témoin de deux façons d'être, l'une et l'autre ayant la prétention d'être authentique et nécessaire.
Il est pourtant vrai que sur l'avant-scène de l'histoire l'ambiguïté est chez elle. Ici l'homme a toujours placé face à face le bien et le mal, le vrai et l'utile, le "devoir terrible" (ou l'absolu de la pureté) et l'exigence de la moralité, le machiavélique et l'authentique, la nécessité historique et les prétentions de liberté.
Lorsque l'on parle, aujourd'hui, d'autonomie de l'homme politique on veut parler de ce qui se passe sur cet avant-scène de l'histoire comme une récitation pour laquelle sont mises en place des règles et des lois différentes de celles qui sont en vigueur dans le quotidien. L'autonomie est prise comme synonyme d'absoluité. Or, il est vrai que l'autonomie de l'homme politique vis-à-vis de l'histoire, est le "lieu" où se passent et se nouent les seuls événements porteurs de valeurs et de buts universels; et que valeurs et objectifs ne s'établissent et se déroulent en aucun autre "lieu". Mais le risque est que valeurs et objectifs essayent de se libérer de l'action et de ce qui se passe pour se figer dans la fixité du rite et du mythe. Dans ce cas ce qui se passe laisse la place au spectacle, c'est à dire à la représentation de l'histoire; qui, à la différence de l'histoire vraie, peut se répéter, être répétée, donc "jouée" et rendue inoffensive; donc en quelque sorte accessible, par rapport au caractère dramatiq
ue unique de ce qui se passe historiquement. Si de l'histoire, de la politique, on ne peut faire qu'une narration, lorsque la narration n'est plus suffisante on revient - on en est revenu - au spectacle, au théâtre, comme modélisme des valeurs qui permette de les reproduire de façon conclusive et probante; jusqu'à la catharsis qui explique et qui purifie. Au théâtre - dans le spectacle - le déroulement des conflits éthiques arrive à une solution. Là où la "science" n'est pas capable d'arriver si ce n'est par fractions ou secteurs, désirant ardemment en vain une prétention de totalité (dans l'impossibilité évidente de recourir à un métalangage qui permette de vérifier "scientifiquement" le total de ce qui se passe) le théâtre réussit à organiser des symboles explicatifs d'une manière adéquate. Mais il ne s'agit que de symboles, de rites et - comme nous l'ont appris les grecs, dans la culture révolutionnaire desquels naissent à la fois l'historiographie et le théâtre - de mythes.
Dans l'histoire, donc, les événements peuvent être uniquement rapportés; la possibilité qu'a l'homme de les comprendre ne se trouve que dans la capacité qu'il a de les rapporter, de les raconter et, en les racontant, de les juger c'est à dire de les remplir de sa moralité. Mais il lui est impossible de les "expliquer", de les placer dans des schémas simplificateurs. Ici, précisément, le mythe, le rite, sont aux affûts . Dans une de ses récentes interviews, l'un des protagonistes de l'attentat de Via Rasella, Antonello Trombadori, à la question sur ce qu'il pensait de l'affirmation selon laquelle cet épisode doit être considéré comme une "nécessité tragique", répondait qu'il partageait cette opinion: "Pour moi - ajoutait-il - qui ait l'honneur d'être un marxiste d'extraction hégélienne, agir selon "nécessité" signifie agir selon le cours de l'histoire...". Trombadori aurait dû se souvenir que ce ne fut pas d'un seul côté que l'on contesta à Hegel le droit à l'irréductibilité du particulier aux prétentions de
l'histoire, lorsque celle-ci est limitée dans un schéma talmudique, que ce soit malgré tout celui du soi-disant "cours de l'histoire". Il est impossible de concilier les inconciliables, ainsi que toute prétention de simplifier les apories de la morale. Que l'on parcoure ces pages. Voilà: Via Rasella fut un épisode de guerre nécessaire et juste; ou bien, au contraire Via Rasella fut une action condamnable et inutile (ou aussi, figurez-vous, nécessaire "et" injuste, ou - même - condamnable mais utile", les combinaisons sont infinies, et toutes sont acceptables et vérifiables). L'historicité, dans cette affaire aussi, n'accepte pas, ne tolère pas de simplifications, selon des failles de rupture simples et "scientifiques". Il faut se résigner, accepter le caractère dramatique du déroulement historique et choisir à son propre risque, réalisant de cette façon sa propre morale. Rien d'autre. Dans la confrontation concrète, dans l'affrontement historique, les valeurs se réalisent, l'éthique devient, elle-même, struc
ture essentielle du réel, de l'histoire dans sa seule dimension compréhensible, celle politique. Certaines fois, dans l'histoire aussi, l'histoire "vraie", là où la narration ne soit pas possible ou soit empêchée, nous tombons dans l'autre dimension (qui n'est pas erronée, mais "autre") du spectacle, du rite, du mythe: théâtre, en définitive, répétition de l'histoire, jeu du politique, qui sous l'aspect du différent obéit en réalité à la loi (masque) de l'identique. Autour de Via Rasella, un événement - nous le répétons - hautement symbolique, une telle inversion de rôle a eu lieu tout de suite. L'événement est présenté ici comme un rite immuable, un mite. Sur Via Rasella on ne peut exprimer un jugement historique. Robert Katz fut condamné par le Tribunal de Rome pour avoir osé en prononcer un sur le comportement de Pie XII; on a porté plainte contre Pannella pour outrage à la Résistance. La réponse à une interrogation parlementaire donne davantage de crédit qu'un document d'archives.
Soyons francs; la vérité sur Via Rasella ne peut pas être dite non pas parce qu'il existe une "vérité" cachée, mais seulement parce que l'épisode est devenu emblématique de toute l'affaire, de toute la moralité de la Résistance, qui est le fondement certain de la République antifasciste. Via Rasella a eu le même destin que Caporetto (8) et Vittorio Veneto (9), des rites et des mythes pour d'autres générations d'italiens.
Via Rasella est là pour garantir la césure avec le fascisme, avec le passé fasciste. C'est l'assertion fondamentale sur laquelle tient le mythe de Via Rasella. De Via Rasella naît et trouve corps la moralité de la Résistance. Episode de part tel qu'il fut, Via Rasella a fini par dépasser les frontières de la partie qui en fut protagoniste, et par imprégner toute l'histoire de la Résistance. Qu'il se soit agi d'une construction idéale et rituelle à posteriori, tissée sur une opération culturelle complexe, ne change pas les choses, au contraire. L'opération était nécessaire, et à cause de cette nécessité, elle fut aussi acceptée de fait par ceux qui au début y furent étrangers, ou par ceux qui condamnèrent l'épisode. Ce dont les uns et les autres avaient besoin c'était d'une justification et du consensus des grandes masses populaires. Que cette exigence soit née et se soit développée avec davantage d'urgence et de force dans la direction communiste démontre au cas où que cette direction était déjà, à ce moment
-là, porteuse - clairement ou pas - d'une idéologie complexe de type "national-populaire" qui l'enracinait dans le pays; la même qui provoquait, peu après, la "révolte" de Salerne; qui n'était donc pas née par hasard et à l'improviste.
Et pourtant - ici notre jugement diffère - au moment où elle se manifeste sous cette forme et qu'elle accentue la fracture nécessaire avec le passé fasciste, cette idéologie ne fait que confirmer sa continuité avec le passé, même - paradoxalement - avec le fascisme. Et dans cette intuition un autre aspect de l'ambiguïté de Togliatti, un homme attentif au phénomène fasciste sans tous les préjugés de l'autre composante de l'antifascisme, celle du siècle des lumières, libérale et garante, avec ses interprétations solennellement - et, hélas vainement - enfermées dans le "heri dicebamus" d'un Croce (10) orgueilleux et aveugle. Via Rasella fait corps avec l'intuition de Togliatti, que ce dernier ait ou n'ait pas participé ou ait été au courant de la décision du commandement de la Résistance. Via Rasella efface et absorbe à la fois les deux grands symboles de sang sur lesquels a été construit l'Etat italien: le Soldat Inconnu et les Martyrs de la Révolution Fasciste. En fondant le nouveau mythe national-populaire i
l renouvelle le vieux ou les vieux; il attire dans la culture national-populaire une lutte, celle de la Résistance, jusqu'à ce moment-là lointaine des réponses des grandes masses. Via Rasella donne du crédit et reverdit les valeurs du vieil Etat, de l'Etat national pour finir.
L'Etat national est en bonne partie un problème de l'histoire et de la politique. Il est difficile de trouver des analyses satisfaisantes de sa naissance, de la naissance de ce phénomène compliqué. La "nation" qui lui donne nom et corps est un produit culturel, qui s'ajoute à des processus différents, et qui les couvre même mal. Dans les deux dernières décennies précisément, à travers le processus de formation des Etats nationaux dans les territoires déjà coloniaux, nous nous rendons compte de ce caractère artificieux. L'Etat-nation s'affirme, la plupart du temps, sur le massacre de "nations" ethniquement, culturellement et linguistiquement très bien développées et percevables; comme celles qui, dans l'affaiblissement de la forme-Etat, reviennent à nouveau à la surface dans toute l'Europe, à travers des mouvements et même des soulèvements de révolte. L'Etat national est lui-même un fait de colonialisme, dans lequel le moment culturel est très fort, est déterminant.
Le moment culturel de la formation de l'Etat-nation est un rite de sang. Schmitt a raison lorsqu'il trouve dans le "sang" rituel un ciment historique de l'Etat-nation, et il n'est pas du tout réactionnaire lorsqu'il reconnait dans l'Etat hitlérien un modèle stylisé et emblématique de l'Etat moderne, dans son essence qui ne peut être éliminée. Ce rituel du sang a besoin de se renouveler périodiquement. En Italie il y a donc par conséquent Vittorio Veneto et il y a le Soldat Inconnu; et il y a son équivalent dans tous les pays d'Europe, lorsque dans chacun d'eux on se rend compte qu'il faut renforcer et motiver le consensus auprès des grandes masses paysannes amenées à l'abattoir d'une guerre qu'elles n'ont pas compris et qu'elles n'ont pas voulu, et dans laquelle elles ont été entraînées par les technologies modernes du Progrès. Ces plèbes ont vécu le massacre comme un cataclysme et une malédiction: lorsque le Pape Benoît XIV définit la Grande Guerre comme un "massacre inutile", il peut le faire avec la force
qui lui vient de l'expérience intime et séculaire de l'Eglise en fait de sentiments et de valeurs plébéiennes et paysannes. Pour plier la sourde résistance de ces valeurs, qui n'acceptent pas d'être bouleversées et massacrées au nom de l'Histoire, il faut immerger rituellement ces plèbes dans un bain de sang purificateur. Le fascisme réplique ce rite, avec ses héros et ses martyrs qui se sont élevés d'une façon plus ou moins croyable dans la symbolique nationale. De toute façon l'opération réussit bien parce que chez nous le processus de développement de l'Etat vient de commencer. Ainsi l'Etat fasciste est la première réalisation achevée de l'Etat-nation italien. Entre Vittorio Veneto et la Révolution fasciste il y a continuité dans la césure: un résultat qui, dans le monde des rites, est possible et qui n'est même pas trop rare. L'épisode de Via Rasella, au moment où il s'ouvre au nouveau, confirme à son tour la continuité avec l'ancien, le vieil Etat, dont il absorbe et perpétue les valeurs. Ou il essaye
de le faire, mais c'est la même chose. Via Rasella fut donc vraiment un acte nécessaire, une "nécessité tragique". Le fait politique demande aujourd'hui une interprétation symbolique, il ne se contente pas d'être expliqué dans le domaine du rationnel. Il ne se contente pas d'être, en définitive, "raconté" et jugé. Depuis que le trône et l'autel se sont séparés, et que l'investiture n'est plus par grâce divine, le "politique" a eu besoin de se ritualiser et de sacraliser lui-même, dans ses valeurs et ses processus. L'historicité et le rite coexistent. L'intellectuel laïque, s'il n'a pas été impliqué et qu'il n'a pas favorisé, a observé avec égarement et a condamné; alors l'homme politique l'a repoussé et l'a très souvent liquidé avec violence, pour l'empêcher de crier sa protestation effrayée. L'histoire contemporaine est pleine de ces assassins, dans lesquels l'homicide peut pourtant alléguer, à sa défense, les droits de l'"Histoire", la "dure nécessité", la même qu'on invoque aujourd'hui pour justifier Via
Rasella. Mussolini (11) assassin de Matteotti (12) est assassiné avec ses mêmes justifications éthiques et politiques.
La folie est le côté obscur de la raison, dans ce théâtre déloyal et inéluctable de l'histoire, mais elle est divisée équitablement. Lussu a décrit comme étant un fou le général qui visite l'avant-poste, mais celui qui ne comprend pas les raisons suprêmes de l'Etat représenté par ce fou est lui-même un fou; qu'il soit fusillé; dans les arrière-gardes du Piave ou dans un château rococo à l'arrière, ainsi que nous l'ont raconté Hemingway ou Stanley Kubrick. De cet enchevêtrement, l'affrontement opposé du juger et du punir. Il n'y a pas de médiation dans l'éthique: c'est toujours, de toute façon, un risque.
L'Etat moderne est l'Histoire moderne. C'est pourquoi il est impossible de le juger et de le punir. Nuremberg est un drame de cet équivoque. Les mêmes puissances, les mêmes pouvoirs qui imposent ce procès, font assassiner quelques années plus tard Dag Hammarskjoeld, qui s'efforce de tirer des conclusions opérationnelles. Et baignée de sang est la recherche, obsessionnelle, de la part de l'Etat hébreu, des bourreaux de l'holocauste; lesquels, lorsqu'ils sont dénichés et soumis à un procès, apparaissent comme des figures tout à fait inadéquates à supporter la justice qui les condamne au nom de logiques juridiques et de normes éthiques inattaquables et rationnelles. Et peu de choses sont pénibles à concevoir comme la vie de Rosario Bentivegna, empêtré depuis quarante ans dans le filet des accusations et des procès, des manques de générosité et des tourments, des papiers timbrés et des justifications à posteriori, dans la recherche captieuse de l'écart herméneutique le plus insignifiant qui permette une lecture
plus favorable et une interprétation du geste qui le vit protagoniste, et qui certes fut accompli dans la rigueur la plus absolue des choix éthiques personnels. Pour autant qu'il puisse s'efforcer, Bentivegna ne réussira jamais à faire la lumière sur son geste. Mais ce serait un manque de générosité que de le lui demander, comme on le fait à droite, un secteur culturel où certaines procédures et certains rites sont chez eux et dont on connaît, du point de vue l'exploitation, tous les ressorts secrets.
Il nous semble, à ce point, de pouvoir hasarder qu'au fond Pannella, avec son intervention au congrès, a cherché précisément à briser le cercle, à interposer une césure idéale. Pannella a rejeté Via Rasella non pas de droite, mais au nom d'un principe plus profond et différent. La recherche d'une politique de la non-violence pose le problème d'innover sur ces processus fondamentaux, que cette recherche soit facile ou qu'elle ne le soit pas: le non-violent refuse la fatalité du "mourir", du mourir nécessaire, même "pour la patrie".
La désobéissance civile, la politique des droits civils exigent déjà l'éloignement de l'Etat-nation et de son hypostase, fondée sur le rite du sang: c'est le refus classique du garantisme et de l'anarchisme associés. Mais ça ne suffit pas. La non-violence ajoute quelque chose de plus, de plus complexe. D'une part, en définitive, il semble qu'il y ait de la continuité entre Rossi (13) et Pannella. Rossi fut l'homme politique lucide qui ressentit le danger de la continuité entre l'Etat fasciste et l'Etat post-Résistance, continuité jusque dans ses classes dirigeantes. Il sentit que cet Etat était un cadre inadéquat pour recomposer des unités de valeurs indifférenciées; c'est pourquoi il fut un antagoniste ardent de cet Etat, et qu'a pu trouver corps à travers son oeuvre la conscience d'une altérité démocratique irréductible, une religion de la liberté qui se présente comme valeur alternative paradigmatique et donc "éternelle", au moment de sa défaite contingente aussi. Pannella essaye d'élargir le discours. La
question de notre époque est comment récupérer en termes laïques la composante "religieuse" de l'action politique d'aujourd'hui, dans des formes alternatives à la pulsion de sang et de mort qui est dans l'Etat contemporain. Est-il possible, en définitive, dans les conditions données du monde d'aujourd'hui, dans l'Etat moderne, de réaliser une politique qui ait, sans tomber dans l'irénisme, non pas le sang mais la vie comme fondement?
Lorsque Pannella concède au journal de Pacciardi (14), au début des années 60, l'interview qui lui valut l'excommunication d'Alicata, lorsque les radicaux découvrent la continuité entre les classes dirigeantes antifascistes et l'Etat fasciste, ils se rendent compte qu'il est nécessaire de tenir compte de ce défi, si l'on veut faire développer l'héritage libéral et le proposer à nouveau au pays comme un choix antagoniste rigoureux. Et toutefois, au moment où ils commencent à donner corps à ce dessein politique, les radicaux savent bien qu'eux-mêmes ne seront pas à l'abri de la malédiction fasciste.
Le nouveau rapport avec les gens, la langage direct et le style narratif, la "religiosité" devenue intrinsèque de l'action politique, tout cela représente la prise de conscience, au niveau théorique, de l'inéluctabilité de l'expérience historique du fascisme. Rien d'original, les communistes et les catholiques, eux aussi, se sont appropriés de segments importants de cet héritage. Mais pour les radicaux la reconnaissance de la dette est fondamentale comme le refus d'ériger des barricades et d'interposer des palissades artificieuses contre la méthode de la condamnation. Le fasciste est en nous. Nous sommes, tous, fascistes, sept fois par jour. C'est ainsi que les radicaux peuvent même se moquer de ceux qui se scandalisent parce qu'un petit intellectuel vagabond, transfuge des rangs fascistes, vient frapper à leur porte, demande leur carte. Ainsi, par son intervention au congrès, Pannella a infligé un autre coup à une image de la Résistance qui représente désormais une occlusion intolérable, vis-à-vis d'une com
préhension plus mûre et dramatique de l'histoire du Pays. Bentivegna et la Capponi sont "à nous", ils sont "nos camarades" car ce que l'on a construit dans ces quarante dernières années sur leur dos pèse aussi sur nos épaules de façon ambiguë, vis-à-vis d'une vérité qui doit être finalement dite.
La Résistance a été un élément totalisant de l'horizon culturel et politique de la République, et comme tous les phénomènes totalisants il risque d'être un passif. Le phénomène résiste encore, même si l'on peut penser que son poids réel sur le quotidien soit désormais diminué. Sur ce maintien il est peut-être nécessaire aujourd'hui de faire une vérification; pourquoi par exemple, maintenir en vie, avec ses attributions et sa spécificité, un phénomène archéologique tel que le Mouvement Social (15), avec son étiquette de porteur de l'héritage, du virus fasciste? En se rendant au congrès du Msi, Pannella a certainement voulu exhiber l'incongruité de ce legs anti-historique et d'exploitation, gardé debout par l'intérêt combiné de tous; le Msi pour drainer et accaparer son quotient de consensus, les partis de l'arc "constitutionnel" pour se constituer un antagoniste à bon marché. Il ne s'agit même plus de briser une spirale anti-historique, mais plutôt précisément de démolir un autre mythe sur lequel comptent tro
p d'ambiguïtés et trop de complicités.
Le Msi n'est pas porteur de l'héritage du fascisme. L'héritage est justement à l'intérieur de nous-mêmes, avant tout, et nous y sommes confrontés quotidiennement; et puis il est dans une grande partie de l'édifice républicain, dans des lois et dans une économie dont on reconnait encore historiquement les traits corporatifs. Il y a fascisme historique dans l'obstination de la culture communiste et marxienne à rejeter tout modèle libéral et libertaire pour parvenir plutôt, avec une cohérence qui a sa grandeur et sa dignité, au "dépassement" de l'Etat libéral; il y a fascisme historique dans l'illusion de grands secteurs socialistes qui consiste à recueillir un consensus plus large à travers l'exaltation de nouveaux corporatismes émergents visant ambitieusement à remplacer - remplacer simplement sur le plan sociologique - les vieilles subdivisions de classe d'une société italienne désormais lointaine, labourée et définitivement bouleversée par l'effet du progrès technologique et de l'homologation culturelle.
Tout est fascisme autour de nous? L'objection, une fois accueillie, est agaçante, car il est impossible de lui fournir une réponse évidente et nette. Le fascisme est une composante essentielle de l'histoire moderne; cela est de toute façon établi, et précisément par les études les plus récentes - souvent satisfaites, certaines fois alarmées - faites du côté marxien. Pour le reste, il est évident que la fouille et la recherche doivent continuer. Et à ce point, on ne peut même pas oublier le fait que les radicaux ont assumé - pour définir et caractériser le drame de la mort par la faim dans le monde - le même terme par lequel fut défini et caractérisé le plus grave et le plus irréductible des crimes dont se tâcha le fascisme et le nazisme: l'Holocauste. La faim dans le monde est l'Holocauste de notre époque, disent les radicaux. Et ici de deux choses l'une: ou ils sont des divulgateurs irresponsables de fausses nouvelles tendancieuses, ou bien notre époque et notre comportement, notre responsabilité devant le
massacre par la faim est le nouvel aspect du nazisme et du fascisme qui reviennent.
Voici le noyau du dilemme entre fascisme et raison, entre sang et vie. Est-il possible que notre époque puisse accepter dans l'indifférence la mort par massacre de millions de personnes (et fut-ce malgré tout un seul homme, le droit et la vérité, ceux de l'antifascisme qui va en prison pour en "témoigner", sont déjà mortellement violés) seulement parce que ces derniers ne sont pas nos voisins, liés à nous par les habitudes du sang et de la langue? Il n'y a pas besoin de l'obscénité d'un Céline pour être antisémites, pour remettre à l'histoire de notre époque un drame et une responsabilité immenses, pas moins blasphèmes que la langage de l'homme de lettres collaborationniste. Peut-être, même, cette histoire qui est la nôtre est elle plus aveugle que celle qui, dans la première moitié du siècle, trouva la force de s'exprimer par les cris violents du drame et de l'obsession.
Vu ces éléments, le débat sur Via Rasella assume vraiment une proportion, des dimensions différentes. Nous pouvons sortir avec un certain cynisme raisonnable des ambiguïtés de choix qui ont désormais des transparences à bout de force. Fut-ce une action juste, ou injuste? Fut-elle nécessaire ou coupable? Les actions se jugent et se justifient aussi par les actions, c'est à dire avec la responsabilité des comportements, avec l'éthique des choix, un terrain très vaste et inculte désormais, dans l'indifférence d'une histoire et d'une politique qui ne se font juger qu'à travers des transpositions et des médiations linguistiques complexes et rituelles, par les clercs de l'anti-humanisme d'aujourd'hui.
Le fascisme fut certainement la nouvelle appropriation "charismatique" d'un rapport différent et direct du "duce" vis-à-vis des masses. Mussolini comme Nasser et Gandhi, contre les élites sourdes sur lesquelles la politologie du début du siècle construisait des modèles complexes et craintifs pleins de pessimisme et de peurs; ou contre, aussi, les grandes aventures intellectuelles qui ont essayé d'imposer à l'Histoire en mutation les grandes options de la Raison illuminée, confortée - pour la première fois depuis toujours - par la force du processus et de la multiplication des ressources; certes, même contre le progrès. Donc réactionnaire. Mais avec une donnée de vérité à son côté qui réduit, si elle ne la détruit pas, l'infamie de cette étiquette de "caractère charismatique" irrationnel qui le rend même - et intentionnellement - incompréhensible et non jugeable. Le charisme est "non seulement", "mais aussi" instrument de nouvelle appropriation du politique, de la parole, de l'éthique individuelle de la part
de masses dépossédées au cours des siècles par les médiations des rangs et des classes dominantes. A l'époque des nouveaux partis, des grands partis "éthiques", révolutionnaires, des partis de la parole, des partis religieux, le fascisme doit être rendu à une intelligence historique qui, pour être dramatique, ne peut accepter les raccourcis de la démonisation et du refoulement. En faisant cela, nous nous exposerions à la plus cuisante des déceptions.
Voilà donc revenir à nous Via Rasella. Si nous ne voulons pas être "fascistes", c'est à dire si nous ne voulons pas accepter nous aussi l'inéluctabilité du rite et du mite, si nous voulons vraiment être héritiers et continuateurs de l'illuminisme qui essaye avec fatigue de rendre à la politique la dimension du possible, nous devons nous aussi refuser cet épisode, nous devons dire non à la charge de dynamite qui faucha les miliciens SS du Haut-Adige. nous devons essayer en définitive, pour être les antagonistes du pire de notre époque, de modifier une fois pour toutes ce qui est apparemment le cours inéluctable de nos histoires.
Malgré les apparences, celui qui se met sur cette voie est moins seul que cela pourrait paraître à première vue. L'image de Via Rasella se détériore et devient floue, cette image sur laquelle a été construit près d'un demi siècle d'histoire républicaine. Ce qui a détérioré l'image c'est aussi la violence et l'idiotie de nos classes dirigeantes. Lagorio utilise l'épisode pour mettre en difficulté les communistes, en leur rappelant, pour l'exploiter, un moment difficile de leur histoire. Dans sa détérioration, l'image entraîne avec elle, et rend toujours plus illisibles et vaines, les disputes sur la signification éthique de l'épisode et sur les apories qui se sont ouvertes immédiatement à son propos, des apories nécessaires, comme sont toujours nécessaires les questions qu'un fait historique remet aux descendants, et déjà à ses contemporains. Le jugement, lorsqu'il arrive, est peut-être désormais privé de sens et d'épaisseur; c'est ce qui arrive, souvent aux jugements, précisément. Et dans cette page que l'on
tourne, peut-être, nous sentons déjà que c'est la République, la République née de l'antifascisme et construite sur le mite de Via Rasella, qui est en train de changer et de devenir autre.
Rome, 25 avril 1982
N.B. - Il y a eu un moment, dans les événements de ces dernières années, où les thèmes et les problèmes que nous avons essayé de soulever sont revenus d'actualité et ont de plus montré, avec leur déchaînement conflictuel, combien les équilibres sur lesquels repose notre société sont précaires. Ce moment est constitué par l'enlèvement et l'assassinat d'Aldo Moro (16). S'il est vrai que les Brigades Rouges (17) ont essayé, à travers la mort de l'homme d'Etat, de déstabiliser (mort pour mort) l'édifice de l'Etat, comment ne pas voir, dans la filigrane des gestes et des manoeuvres accomplies au cours de ces cinquante cinq jours par les forces politiques serrées dans le parti dit de la "fermeté" - ou même surtout dans leurs silences, dans leurs inerties et omissions - le calcul d'ériger la nouvelle victime sacrifiée à fondement et symbole inespéré d'une "unité" nationale retrouvée, d'un pacte de consensus capable de redonner force à une gestion du "politique" discréditée et jugée agonisante par tous? Dans un écha
nge insoupçonnable, de bords différents, nombreux furent ceux qui voulurent offrir la mort de Moro comme une "nécessité tragique", à l'Histoire ou au calcul construit sur l'Histoire.
Et d'autre part, comment ne pas percevoir, dans ses tentatives toujours plus lucidement pressantes pour se sauver, dans le dialogue qu'il demandait désespérément aux forces politiques et à ses ravisseurs, aux hommes "forts" de l'affaire, la conscience affligée précisément - chez Aldo Moro - de cette tromperie, de l'étau qui se resserrait inéluctablement sur de lui et sur sa vie? Et donc le refus d'une sentence à laquelle lui précisément, l'homme du Pouvoir et du Palais, ne reconnaissait en aucune façon un fondement de crédibilité et de validité? Comme peu d'hommes, Moro se rendit peut-être compte dans ces moments-là - et pas uniquement en tant que catholique - du caractère insoutenable des prétentions de l'Etat "fort", de l'Etat "éthique", de s'arroger un droit de vie et de mort en raison des desseins qui étaient les siens. Moro rejeta la thèse de la "fin" qui justifie les moyens, car il sait que dans les conditions historiques modernes l'Etat ne peut pas soutenir ce rôle - être cette "fin" - que des forces
pourtant grandes et progressistes lui attribuèrent pour en faire une étape nécessaire sur le chemin de la libération de l'homme.
Ainsi le catholique Moro, qui reprend le vieux cri méprisé du "massacre inutile", nous ramène sur une ligne de partage qui se fait chaque jour plus actuelle et plus urgente. Le retour des nationalismes, les fermetures des Etats et des forces politiques (même de celles plus liées à d'anciens espoirs internationalistes) dans leurs nouveaux "national-socialismes", les coup de clairon triomphants de la guerre qui revient finalement, tout cela exige désormais quelque chose de plus que la dénonciation ou même le refus. Tout cela exige que l'on mettre en oeuvre une révision drastique des valeurs, une refondation de propositions et d'objectifs, un appel à une réunion de volontés pour rejeter et déclarer non plus acceptables les coordonnées d'une histoire qui prétend au contraire être sans alternatives. Le problème se pose avec clarté et simplicité; est-il possible de découvrir et de mettre en place une "politique" qui soit fondée sur la vie et non sur la mort, sur le droit et non sur la force, sur les valeurs et non
sur l'"échange", sur la paix et non sur la guerre? Peut-on penser et édifier un Etat différent?
A.B.
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n.d.t.
1 - VIA RASELLA. Nom d'une rue du centre de Rome où un groupe de maquisards organisa le 23 mars 1944 un attentat à la dynamite contre une colonne de SS allemands. 33 soldats moururent dans l'attentat, et par conséquent le Commandement militaire allemand et les SS ordonnèrent des représailles au cours desquelles 350 civils et militaires italiens, dont beaucoup de juifs, furent fusillés aux Fosses Ardéatines.
2 - MORO ALDO. (Maglie 1916 - Rome 1978). Homme politique italien. Secrétaire de la Démocratie chrétienne (1959-65), artisan de la politique de centre-gauche. Plusieurs fois ministre à partir de 1956. Président du Conseil (1963-68, 1974-76), à partir de 1976 président de la Démocratie chrétienne, il préconisa le rapprochement du Parti communiste italien (PCI) au gouvernement traçant l'hypothèse d'une soi-disant "troisième phase" (après celles du "centrisme" et du "centre-gauche") du système politique. Enlevé par les Brigades Rouges à Rome, le 16 mars 1978, il fut retrouvé mort le 9 mai de la même année.
3 - REGINA COELI. Un des noms de Marie, mère du Christ: Reine du Ciel", attribué à une célèbre prison de Rome.
4 - CURCIO RENATO. (1941). Fondateur et leader des Brigades Rouges, d'une forte personnalité.
5 - TOGLIATTI PALMIRO. (Gênes 1893 - Yalta 1964). Collaborateur, à Turin, de A. Gramsci, parmi les fondateurs du Parti Communiste Italien, dont il fut secrétaire de 1927 à sa mort. En exil en Russie il fit partie du secrétariat du Komintern et eut un rôle important dans la guerre civile espagnole. Rentré en Italie en 1944, il lança une politique "nationale" à partir du vote sur les pactes de Latran, se heurtant aux forces laïques du pays. Au gouvernement de 1944 à 1947, comme ministre aussi. Après les élections de 1948, il monopolisa le rôle de l'opposition mais favorisa aussi de façon prioritaire le "dialogue" avec la Démocratie Chrétienne et le monde catholique, sans jamais rompre avec le Vatican. Le projet de "voie nationale au socialisme" n'atteignit pas son objectif de fond, et mena même le système politique dans une impasse, empêchant la gauche de conquérir une "alternance" de gouvernement à la Démocratie Chrétienne.
6 - AMENDOLA GIORGIO. (Rome 1907 - 1980). Un des fondateurs du PCI (Parti communiste italien), considéré longtemps un dauphin de Togliatti. Partisan de l'entente avec les "forces productives saines" il conduisit l'aile réformiste, pragmatique, du parti. Il fut longtemps député. Il a laissé des mémoires de valeur.
7 - LAMA LUCIANO. (Gambettola, Forli 1921). Communiste, longtemps secrétaire de la CGIL, à partir de 1970, ensuite député et vice-président de la Chambre. Exposant du courant de droite ("meilleuristes").
8 - CAPORETTO. Bataille où l'armée italienne subit une importante défaite en 1917.
9 - VITTORIO VENETO. Bataille de la première guerre mondiale.
10 - CROCE BENEDETTO. (Pescasseroli 1866 - Naples 1952). Philosophe, historien, écrivain, italien. Après une brève et juvénile approche à Marx, il eut le mérite avec Giovanni Gentile de la renaissance idéaliste et hégélienne à la fin du siècle dernier. Antifasciste, substantiellement libéral-conservateur, il adhéra au Parti libéral dans l'après-guerre et entra aussi dans l'un des premiers gouvernements post-fascistes. Durant le fascisme, il exerça une grande influence sur d'importants secteurs de la jeunesse. Comme philosophe, outre que pour sa réforme de la dialectique hégélienne il doit être rappelé pour ses études d'esthétique et de logique. Il accomplit d'importantes études historiques ("Histoire d'Europe au XIX siècle", "Histoire d'Italie de 1871 à 1915, etc) dans lesquelles il revendique le développement libéral de l'Europe d'avant la guerre, en polémique avec la "crise" des totalitarismes de l'après-guerre.
11 - MUSSOLINI BENITO. (Predappio 1883 - Giulino di Mezzegra 1945). Au début socialiste, directeur de "L'Avanti" (1912-14). Interventionniste, expulsé du Parti socialiste, il fonda le quotidien "Il Popolo d'Italia" et après la guerre les Faisceaux de Combat. Après la soi-disant Marche sur Rome (28 octobre 1922) il devint Chef du Gouvernement. Après 1925 il supprima les libertés politiques et constitutionnelles. S'étant allié en 1939 avec l'Allemagne nazie, il fit intervenir dans la guerre une Italie qui n'était pas préparée. Le 24-25 juillet 1943 il fut destitué par le Grand Conseil du fascisme et fait arrêté par le roi Victor Emmanuel III. Libéré par les allemands, il constitua la République sociale Italienne. Arrêté par les maquisards, il fut exécuté par ceux-ci.
12 - MATTEOTTI GIACOMO. (Fratta Polesine 1885 - Rome 1924). Secrétaire du Parti socialiste unitaire (1922), réformiste, député, il dénonça les fraudes électorales accomplies par le fascisme: il fut pour cela enlevé et tué. Pour cet homicide, Mussolini risqua une grave crise de crédibilité.
13 - ROSSI ERNESTO. (Caserta 1897 - Rome 1967). Homme politique et journaliste italien. Leader du mouvement "Justice et Liberté", arrêté et condamné en 1930 par le fascisme, il resta en prison ou en exil jusqu'à la fin de la guerre. Il écrivit avec A. Spinelli le "Manifeste de Ventotene" et fut à la tête du Mouvement Fédéraliste Européen et de la campagne pour l'Europe unie. Parmi les fondateurs du Parti radical. Essayiste et journaliste, il lança des colonnes du "Mondo" des campagnes très vives contre les ingérences cléricales dans la vie politique, contre les grands états économiques, contre le protectionnisme industriel et agraire, les concentrations de pouvoir privées et publiques, etc. Ses articles furent rassemblés dans des livres fameux ("Les maîtres de la vapeur", etc). Après la dissolution du Parti radical en 1962, et la rupture conséquente avec le directeur du "Mondo" M. Pannunzio, il fonda "L'Astrolabe" des colonnes duquel il continua ses polémiques. Dans ses dernières années il se rapprocha et s'
inscrivit au "nouveau" Parti radical avec lequel il lança, en 1967, l'"Année Anticléricale".
14 - PACCIARDI RANDOLFO. (Giuncarico 1899 - Rome 1991). Homme politique, italien. Adhérent au Parti républicain dès sa jeunesse, antifasciste, parmi les chefs les plus prestigieux des volontaires italiens sur le front républicain pendant la guerre civile espagnole. Rentré en Italie, il assuma le secrétariat du parti de 1946 à 1948. Ministre de la Défense de 1948 à 1953, en 1964, délogé de la tête du parti par Ugo La Malfa, il fonda le "Mouvement pour la Nouvelle République", visant à l'institution en Italie aussi d'une république présidentielle.
15 - MOUVEMENT SOCIAL ITALIEN. Parti fondé en 1946 par quelques ex-fascistes, actifs surtout durant la République Sociale Italienne, qui s'opposa aux forces alliées et au gouvernement légitime en collaborant avec les allemands (1943-45). En 1972 il absorba le Parti d'Union Monarchiste (PDIUM) et changea son nom en MSI-Droite Nationale. secrétaires: Giorgio Almirante (1946-50 et ensuite à partir de 1969), A. De Marsanich (1950-1954), A. Michelini (1954-1969), Pino Rauti et, actuellement, Gianfranco Fini.
16 - MORO ALDO. (Maglie 1916 - Rome 1978). Homme politique italien. Secrétaire de la Démocratie chrétienne (1959-65), artisan de la politique de centre-gauche. Plusieurs fois ministre à partir de 1956. Président du Conseil (1963-68, 1974-76), à partir de 1976 président de la Démocratie chrétienne, il préconisa le rapprochement du Parti communiste italien (PCI) au gouvernement traçant l'hypothèse d'une soi-disant "troisième phase" (après celles du "centrisme" et du "centre-gauche") du système politique. Enlevé par les Brigades Rouges à Rome, le 16 mars 1978, il fut retrouvé mort le 9 mai de la même année.
17 - BRIGADES ROUGES. (Connues sous le sigle BR). Organisation terroriste clandestine d'extrême gauche, née et active en Italie à partir de 1969. Proclamant la révolution ouvrière elle essaya d'ouvrir des fronts de révolte armée contre l'Etat et le système politique, se rendant responsable d'attentats, d'agressions, d'enlèvements, d'assassinats d'hommes politiques, de journalistes, de magistrats et de chefs d'industrie. Elle eut comme leader Renato Curcio. En 1978 elle enleva et assassina Aldo Moro.