par Leonardo Sciascia (*)Le juge Michele Margiotta, "mort cette année à Palerme", avait enquêté en 1933 sur la mort de l'écrivain français Raymond Roussel, dont Sciascia s'était occupé aussi [en écrivant un récit sur l'affaire, n.d.r.]. Margiotta avait écrit un livre de souvenirs sur la mafia et sur "le puissant chef de l'époque: don Vito Cascio-Ferro", l'homme dont on disait qu'il avait tué "le célèbre policier italo-américain Petrosino". Devenu chef de la mafia palermitaine, Vito Cascio-Ferro avait mis son veto à ce que Margiotta puisse remplir des fonctions de défense en cour d'assises". Voilà ce qu'était "un chef de la mafia jusqu'à nos années cinquante". En 1957, Sciascia avait écrit qu'il craignait que la mafia put sortir des campagnes et "s'infiltrer dans le processus d'industrialisation". Malheureusement, ce qui s'est passé a été bien pire, avec l'arrivée de "la drogue et du trafic d'armes".
(CORRIERE DELLA SERA, 25 août 1982)
Monsieur Michele Margiotta, né à Bisacquino en 1901 (concitoyen, donc, et du même âge que Frank Capra) et mort cette année à Palerme, a écrit juste avant de mourir, et publié personnellement, un petit livre de souvenirs. Il faut dire que dans sa vie il eut trois professions: avocat, juge et enfin, et pendant plus longtemps, notaire. Comme juge, il se trouva à devoir enquêter, au cours de l'été 1933, sur la mort de Raymond Roussel à l'Hôtel des Palmes de Palerme: et étant donné que moi aussi, quarante ans plus tard, j'ai enquêté sur cette mort, voilà pourquoi son petit livre de souvenirs m'est parvenu.
Un court chapitre du livret est consacré à la mafia et à son puissant chef de l'époque: don Vito Cascio-Ferro. Margiotta raconte qu'après une "erreur de jeunesse", une tentative d'extorsion, pour laquelle il fut dénoncé et arrêté, don Vito émigra aux Etats-Unis, où il entra dans la mafia, qui à l'époque s'appelait Main noire. "On raconte qu'il avait été chargé de suivre dans son voyage à Palerme le célèbre policier italo-américain Petrosino et de le tuer, chose qu'il aurait fait personnellement, en le tuant sur la place Marina. Cet assassinat, qui ne fut pas prouvé légalement, conféra du prestige à don Vito et lui permit d'assumer d'une main sûre la direction de la mafia sur tout le territoire de la province de Palerme... Les grosses affaires de terrains et d'immeubles, à Palerme, passaient par ses mains, mais il était modéré lorsqu'il demandait des pourcentages et ne faisait pas de rétorsions... A Bisacquino, don Vito gérait du haut les entreprises agricoles du député Domenico De Michele Ferrantelli, à Guig
lia, et l'entreprise de Santa Maria del Bosco de Nenè Inglese... J'étais avocat et il mit son veto à ce que je ne reçoive pas de fonctions de défense en cour d'assises. Cela limitait mon travail au tribunal et en cour d'appel. C'est cette raison qui me poussa à entrer dans la magistrature... Je dois cependant confesser qu'il resta étranger aux vols subis par mon père et que selon moi il n'avait rien à voir avec l'assassinat de Gioacchino Lo Voi, pour lequel il fut cependant condamné à la prison à vie."
Et il semble qu'à l'injuste sentence don Vito reconnaissait une certaine justice avec la phrase, lancée aux juges, qui pour tant de crimes qu'il avait commis n'avaient jamais réussi à le condamner et qui le condamnaient pour un crime qu'il n'avait pas commis.
Voilà ce qu'était un chef de la mafia jusqu'à nos années cinquante; et voilà ce qu'étaient les intérêts de la mafia. En écrivant à ce propos en 1957, il me semblait qu'une telle mafia, avec de tels intérêts, était en voie de disparition. Mais je concluais de la façon suivante: "Si de la grande propriété foncière il réussira à émigrer et à se renforcer en ville, s'il réussira à se coaguler autour de la bureaucratie régionale, s'il réussira à s'infiltrer dans le processus d'industrialisation de l'île, on devra encore parler, et pendant beaucoup d'années, de cet énorme problème." Une prévision facile et même optimiste.
La mafia est allée plus loin: elle est devenue un phénomène plus vaste, indéfinissable et - très visible dans ses multiples effets - invisible dans sa gestion, dans ses chefs, dans ses rapports, dans ses connivences et ses protections. On connaissait une mafia sicilienne-américaine et on parlait d'une certaine pénétration - en particulier à propos des abigéats - dans les colonies françaises de Tunisie et d'Algérie; mais la drogue et le trafic d'armes ont fait qu'elle s'est répandue partout dans le monde.
Nous reculons lentement en regrettant tout, ou presque tout, du passé. Serons-nous obligés à regretter aussi la mafia de don Vito Cascio-Ferro?
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N.d.T.
(*) - SCIASCIA LEONARDO. (Racalmuto 1921 - Palerme 1990). Ecrivain, auteur de romans célèbres ("Le parrocchie di Regalpetra", 1956; "Il giorno della Civetta", 1961; Todo modo, 1974), mais connu aussi comme polémiste, participant de la vie civile italienne pendant vingt ans au moins. Il fut aussi député radical pendant une législature, intervenant de façon énergique dans les batailles pour les droits civils (affaire Tortora, etc).