"Je te demande de décider avec nous, avant le 15 novembre, les modalités de l'exécution du mandat d'arrêt. Après cette date, nous serons camarades ou ennemis!"par Marco Pannella
SOMMAIRE: Après la décision du Parlement de procéder à l'arrestation de Toni Negri, introuvable, les efforts du parti radical pour entrer en contact avec lui afin de définir une ligne d'initiative de sa reddition ont échoué. Toni Negri semble vouloir chercher une possibilité d'"asile" plutôt que continuer la lutte engagée par des milliers de citoyens en lui accordant leurs voix. Tandis que Negri est à l'étranger, ses camarades sont massacrés dans leurs cellules. Appel pour revenir sur la ligne concordée au moment de l'acceptation de sa candidature, ultimatum pour une décision positive dans ce sens avant le 15 novembre 1983.
(CORRIERE DELLA SERA, 28 octobre 1983)
(Marco Pannella affirme qu'il a perdu le contact avec Toni Negri depuis plusieurs semaines. Il a appris par le "Corriere" que l'accusé du procès "7 Avril" élu dans les listes radicales, annonçait, dans une lettre à une université espagnole, son intention de continuer à se cacher. Il a donc décidé de lui adresser une lettre ouverte dans le Corriere que nous publions ici).
---
Cher Toni Negri
Nous venons de prendre connaissance de tes intentions. Tu espère donc qu'un pays quelconque de donne la possibilité d'exercer tranquillement la philosophie, de jouer à l'intellectuel engagé, de transformer le monde.
Tu précises aussi que cet objectif t'impose en cette période une vie difficile, à Paris ou là où tu te trouves. Tu proclame, en outre, vouloir de cette manière refuser d'obéïr à des lois injustes, comportement normal pour quiconque possède un minimum de vertu civile républicaine.
Permet-moi, en ce qui me concerne, de constater les faits, non pas pour les contempler mais pour les modifier. Et crois-moi, nous les modifierons, que cela te plaise, ce que j'espère, ou te déplaise, ce que je crains. Et vite.
Premier fait: depuis plusieurs semaines, désormais, tu t'occupes de tout, hormis du procès "7 avril", que tu as été élu pour des motifs et objectifs bien clairs, des problèmes concrets de tes camarades de prison et de violence, au lieu de les aider à triompher (contre eux et contre la justice, j'entends!), des conditions carcérales en général, de ta fuite vers des oasis ou des ghettos que Maria Antonietta Macciocchi et d'autres continuent de considérer comme un privilège et un droit de l'"intellectuel européen". Pas une lettre, pas une déclaration, pas une interview, pas une phrase, pas une information, pas une réponse, je ne dis pas une lutte mais au moins un geste dans ce sens. Tu me diras bien sûr: "Ce sont de dures semaines, cher Marco; et je suis en cavale; et je voudrais bien t'y voir; si on me prend je risque vingt ans; je ne suis ni un martyr ni un héros; c'est moi qui ai fait des années et des années de prison, pas toi, mes parents, mes enfants, ma compagne, pas les tiens...
Dès que j'aurai réglé cette histoire, dès que le philosophe et intellectuel que je suis aura obtenu l'hospitalité dans un pays quelconque d'Europe, du monde, un travail, une maison, tu verras que je m'engagerai, si on me le permettra bien sûr, mais j'en aurai peut-être assez à la fin, et je reviendrai, et je me foutrai en l'air, je te l'ai déjà dit, cela ne tient qu'à un fil, la vie, cette histoire, cette violence...".
Bien sûr, bien sûr cher Toni Negri. J'ai en effet respecté la fuite d'Oreste Scalzone, malade terrorisé qui déclarait à tout le monde, pathétiquement, pour justifier sa fuite, qu'en prison il serait mort. Scalzone n'était pas député, c'était un détenu, il s'est évadé. Il n'a pas prétendu, de cette manière, faire son devoir de révolutionnaire, ou de démocrate, ou d'intellectuel. Son procès aurait été renvoyé pendant des années, l'opinion publique n'en savait rien, sauf qu'il était, lui aussi, un monstre. C'était la période où l'on imposait les lois terroristes avec l'alibi du terrorisme, malgré nos efforts et nos oppositions, avec les lois en crise et reconnues inutiles et ignobles par tout le monde, avec ton cas, avec l'affaire Tortora imposée à l'actualité politique des gens et de l'Etat.
Ton procès est en cours, tes camarades le subissent en prison, ce ne sont pas des députés, ils sont broyés chaque jour par un engrenage que tu as rendu impitoyable au cours de ces dernières semaines: le climat est tel, depuis ta fuite, que, quelques fois il n'y a même pas d'avocats, pas un; que quelques fois il y en a un ou deux; on parle de ta fuite à l'étranger, pour mieux cacher leur situation et leur vérité; on interroge à un rythme frénétique, cinq ou six par audience, les témoignages des repentis ne sont pas contestés, c'est un spectacle humain, judiciaire, civil horrible et cruel, auquel tous semblent résignés.
Quelles semaines, quelles journées et quelles nuits, et quelles heures! Et qui auraient pu être tellement différentes!
Tu aurais pu être là et ailleurs, chaque jour, à te battre pour toi et pour les autres, manifestant avec ceux qui luttent encore pour la justice, mettant à profit ton talent, que tu es en train de gâcher de manière pitoyable, stupide, irrémédiable. Ton existence, ton futur, ton image, si tu avais écouté la voix de la raison et de l'espérance au lieu de tes élucubrations du désespoir, de ton individualisme désespéré. Puis, un jour, tu sera pris. Lorsque la sentence sera prononcée, exécutive, tu sera condamné. Tu aurais pu éviter cette tragédie minable. Député en prison, à rebibbia ou à Poggioreale, à l'Ucciardone ou aux Nuove, dans une situation d'accusateur et de quelqu'un qui veut et sait faire, de la conquête de sa propre liberté, une conquête de liberté, de vérité pour tous, privilégié comme personne, aidé par le dialogue intense, continu, avec tes camarades d'histoire, de violence...
Tu aurais pu... nous aurions pu...
Mais non, rien. Au contraire...
Nous continuerons notre lutte, malgré les torts que nous procure ta fuite. Pour nous, les raisons et la force qui nous ont permis de concevoir, affirmer, même ce qui est passé à travers le décret de libération de Toni Negri, promulgué par le peuple souverain grâce à notre initiative, restent. L'irréparable c'est pour toi, tes camarades, et tous ceux qui sont victimes de mécanismes judiciaires et de lois qui ébranlent le prestige même de la justice et de l'Etat.
Peut-être est-il encore temps de réparer l'erreur.
Je te propose ce que nous avions prévu ensemble, que nous avions décidé et que tu as accepté. Reconnaître une erreur, cher Toni, c'est une preuve et une raison de force. Je suis certain d'interpréter de cette manière les sentiments, les espoirs, les évaluations de tes camarades, de tes électeurs, de mes camarades de parti, de l'opinion publique démocratique.
Tu sais bien que ce ne sont pas seulement ceux qui s'abaissent à te haïr, du très méchant Almirante à Indro Montanelli, mais un certain Etat particratique, la brochette des "théorémistes" à la Calogero, qui te méprise et te hais, et qui voudrait que tu continues de vivre à l'étranger, pour donner libre cours à la monstrueuse machine.
Tu sais bien que ce n'est pas par hasard s'il te propose la fuite jusqu'en Amérique Latine avec le concours des services secrets; Si l'Etat français ne fait pas preuve de zèle, cela veut dire que cela lui convient, parce que cela convient à la particratie italienne. Sort de cette situation, n'accepte pas la fuite, donne corps à la dignité et à l'espoir raisonnable et humain.
En te quittant, avec mes salutations, je te précise les règles du jeu auquel je veux me tenir. Je te demande de décider, avant le 15 novembre, avec nous, les modalités de l'exécution du mandat d'arrêt et d'accepter ton procès, avec tes camarades et nous tous. De le rendre public et de reprendre, avec nous, l'action destinée à faire connaître partout en Europe, la vérité sur le procès et les raisons idéales et politiques, civiles et de droit, de la lutte qui deviendrait la tienne. Et de passer aux faits, avant le 1er décembre, au plus tard. Si ta décision était autre, je te prie, si tu veux continuer d'être député, de t'inscrire immédiatement au Groupe Mixte de la Chambre.
A partir du 15 novembre, définitivement camarades ou adversaires.