par Spadaccia Gianfranco (1)SOMMAIRE: L'article de G. Spadaccia est la transcription d'une interview accordée à Radio Radicale dans le cadre de l'enquête menée par Angiolo Bandinelli (2) sur le thème " le moderne en politique, qu'est-ce que c'est?" à laquelle répondirent aussi - toujours sur Radio Radicale - Ernesto Galli della Loggia (3) et Gianni Baget Bozzo (4). L'enquête était organisée pour développer le débat qui s'était déroulé, au mois de février, au sein du Conseil fédéral du Parti radical, convoqué pour discuter de la "situation du parti" à partir d'un rapport d'Angelo Panebianco (5) qui analysait les problèmes posés par l'apparition des "nouveaux secteurs sociaux". Le premier numéro de "La Prova" s'ouvrait par la relation d'Angelo Panebianco et rapportait la transcription des interventions à la radio.
Spadaccia refuse d'accorder une valeur aux conceptions de la modernité qui n'aient pas pour fondement des valeurs et des principes éthiques et politiques, tels que les avaient au contraire les grands courants réformateurs du passé, le courant libéral, le courant socialiste travailliste, ou le new dealisme rooseveltien. Ni quant à elle la gauche contemporaine ne peut se vanter d'exprimer, mieux que les conservateurs, des instances de renouvellement, de progrès et de "modernité". Spadaccia voit s'affronter dans le monde deux conservatismes opposés mais également négatifs: celui des droites tatchériennes et reaganiennes et celui des gauches "nationales", qui ne comprennent pas les nécessités du monde moderne avec ses instances de changement. Il faudrait affronter au contraire le problème des grandes règles démocratiques - autrement dit le "cadre juridique et institutionnel" - en mesure de conduire, vers des formes de progrès, les différentes réalités et les problèmes émergents.
(LA PROVA, Supplément de discussion n. 1 - Nouvelles Radicales n. 3 du 10 janvier 1985)
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1. Je ne crois pas beaucoup à cette conception de la modernité; je ne crois pas à une modernité sans principes avec lesquels se confronter, d'où partir, et sans valeurs de référence, c'est-à-dire sans grands objectifs à atteindre. Une modernité comme celle-là, qui ait ces caractéristiques, c'est la modernité de l'éphémère, mais aussi la modernité de l'insécurité, non pas élément de cette créativité qui est changement, mais de précarité, de manque de principes solides et de profondes conceptions de changements, donc par conséquent solides. J'ai l'impression qu'il y ait dans cela beaucoup de mythologie de l'éphémère comme changement continu, une modernité donc, un modernisme très superficiel qui commence par mythifier le changement, la variation et qui ensuite, en fait, ne réalise que l'insécurité, la précarité et donc aussi l'angoisse de l'insécurité, de la précarité. Alors, c'est une modernité qui ne gouverne pas les phénomènes modernes de changement de la société, mais qui risque seulement de les photograph
ier, de les enregistrer; si je regarde autour de moi je vois une société du bien-être où aucun grand problème n'est en jeu, parce que manifestement ce n'est plus la société de la misère, c'est la société du bien-être: un bien-être précaire cependant, qui peut cohabiter tranquillement avec des millions et des millions de chômeurs, parce qu'aucun de ces chômeurs ne meurt de faim ou de pauvreté (il arrive que le chômeur se suicide si pendant un an ou deux il ne trouve aucune perspective de travail, mais il peut survivre et avoir même des occasions de travail précaire, avec la capacité de s'arranger qui est caractéristique de la société italienne, beaucoup moins caractéristique que pour d'autres sociétés européennes cependant). Mais à Londres pas moins qu'en Italie, en Allemagne pas moins qu'en Espagne, et naturellement en Amérique aussi, je vois cet Etat qui devait être du bien-être, de la sécurité sociale, devenir, au contraire, l'Etat de la précarité. C'est la situation que nous avons devant nous; certes, on
ne l'exorcise pas en revenant en arrière et en regardant les vieux systèmes de la sécurité sociale, mais un réformisme qui mythifie, qui confond cette précarité avec le changement, j'ai l'impression que ce soit un réformisme qui essaye d'abandonner les catéchismes - et tous les catéchismes doivent être abandonnés - mais il n'est pas réformateur, il manque de souffle.
2. En cela je suis quelqu'un qui reste très attaché à l'ancien; les grands courants réformateurs et idéaux sur lesquels je me suis formé sont ceux d'un certain type de libéralisme et de travaillisme anglais, de socialisme scandinave, de "newdealisme" américain, celui pour lequel la structure - le mythe, l'efficacité de la structure, les mécanismes de la structure -, l'automatisme du marché peuvent produire, dans le meilleur des cas, certains éléments de développement, pas nécessairement de progrès; mais il ne produisent pas automatiquement aussi une équité. Par conséquent, de ces théories naissait ensuite une conception aussi d'un socialisme, d'une part de socialisme à réaliser qui ôtait certains éléments essentiels à la productivité, à la structure, au marché, pour garantir l'équité, et de toute façon, au moins, certains éléments de liberté, d'égalité, certaines conquêtes élémentaires d'égalité. Je crois que ce modèle reste valable, certes dans une situation où la technologie, le panorama productif, le pano
rama industriel est en voie de profonde modification. Pour moi, l'équation socialisme = politique d'assistance n'existe pas, de même que l'équation socialisme = progressisme = démocratie et caetera, de même que l'équation de ces éléments avec ce qui est étatisme; ou plutôt en tant que radical, en tant que libéral, en tant que libertaire et aussi en tant que libéral-socialiste, je suis fondamentalement anti-étatiste. Donc, je ne suis en aucune façon un défenseur de la politique d'assistance, mais il faut trouver des éléments nécessaires d'intervention de l'Etat, c'est-à-dire qu'il faut trouver un minimum, sans lequel le retour à la structure pure et simple comme étant capable de s'auto-régler et de régler tout le système social, en plus du système productif, ne peut produire que des données croissantes d'inégalité et d'injustice. De ce point de vue par conséquent le discours que faisait Martelli (6) il y a deux ans sur les nouveaux besoins et les nouveaux mérites de la société émergente m'intéressait davantag
e que le discours, au contraire, sur l'efficacité et sur les catéchismes dont il faut se débarrasser, dans lequel je ne vois pas, hormis celle sur l'efficacité, s'affirmer d'autres valeurs.
3. En ce qui nous concerne, nous n'avons jamais pensé que la gauche de par elle-même, pour le seul fait d'être gauche fut porteuse de progrès et de mouvement. Toute notre bataille et toute notre tentative de dialogue à gauche a toujours visé à ôter certains éléments de conservation, mais même de conservatisme inhérents aux choix de la gauche. Il me paraît hors de doute que pas seulement en Italie, mais aussi en Europe très souvent ces éléments de conservation ont dominé, autrement dit on a toujours fini par privilégier l'existant dans une situation où la défense de l'existant comportait des éléments de conservatisme. Ceci a ouvert un espace énorme à la droite aussi sur le plan du courage des expérimentations; il est certain que Reagan, et les forces que Reagan a introduit dans la vie politique américaine, ont interprété ce besoin de faire sauter certains schémas qui ne répondaient plus à la réalité et qui l'emprisonnaient. Mais en-dehors de l'Amérique je ne vois pas, pas même en Europe, cette grande droite r
ampante, capable d'affirmer des valeurs révolutionnaires et révolutionnantes. J'ai l'impression que la droite aussi soit conservatrice dans un continent qui tend à se mettre assis, à s'isoler, à vivre de rentes, même chez la Thatcher; mises à part les Falkland, pour nous comprendre, qui ont été l'un des éléments fondamentaux du cocktail de son succès, je me demande ensuite si la politique globale de la lady de fer soit "reaganienne" uniquement, ou surtout, dans son aspect musculaire, et extérieur. Madame Thatcher me paraît elle aussi très conservatrice, très peu européenne, encore tournée vers le passé, vers la défense d'une récupération de la Grande-Bretagne-Nation qui n'existe pas dans la réalité, dans le futur de ce continent. Je ne réussis pas, en définitive, à trouver en Europe des phénomènes de droite active, ou aussi de gauche rénovatrice; ou plutôt, je vois avec beaucoup d'inquiétude, derrière le confusionnisme de groupe, le confusionnisme extrémiste des verts allemands, la récupération de certaines
formes de neutralisme, de nationalisme, etc, qui sont elles aussi un retour en arrière.
4. Nous disons que dans la gauche avant tout il existe deux types de conservatisme; un conservatisme est celui des "petits-fils de Stalin", pour nous comprendre, des partis communistes français et italien, et ce sont même deux conservatismes différents, chaque parti communiste a le sien. Ensuite il y a le conservatisme, l'incapacité de renouvellement des social-démocraties européennes, incapables de réponses aux problèmes émergents de la société. La réponse sera donnée par celui qui réussira à donner des réponses sur le plan européiste, sur la manière de construire l'Europe, sur la manière de trouver des solutions supranationales aux problèmes communs de l'Europe, celui qui réussira à donner une réponse internationale et internationaliste pas seulement en termes de rapports avec l'Europe de l'Est, avec le monde du soi-disant socialisme réel, mais avec les Pays du Tiers Monde, du Sud du monde; celui qui affrontera les thèmes de la non-violence et ceux d'une exploitation des ressources de la planète qui soit c
ompatible avec la survie de l'humanité. Voilà aujourd'hui les grandes démarcations, les grands paris du futur; j'ai l'impression que tout ce qui agit sous le signe du conservatisme tend à nier ces démarcations, à ne pas regarder au futur, mais à vivre au jour le jour en défense d'un existant destiné à entrer en crise.
5. Je répète, je ne crois pas aux travaux pratiques sur les modernisations: on est moderne, on est réformateur si l'on réussit à gouverner ces phases de changement du monde développé, pas si l'on se met à la traîne et qu'on se contente d'enregistrer ces changements, comme j'ai l'impression que cela arrive souvent, parce que dans ce cas ce sont les changements qui nous gouvernent et pas nous qui réussissons à gouverner les changements. Je crois que la fonction du Parti Radical soit surtout de rappeler quiconque veut se confronter avec ces problèmes, avec les problèmes de la modernisation, avec les problèmes de cette modernité, avec les problèmes de ce changement, à certaines exigences: en premier lieu, quel est le cadre juridique de civilisation à l'intérieur duquel se vérifie le changement, et qui gouverne ce changement. Le problème reste ici de quel droit il s'agit, pas seulement de quels droits, de quelle civilisation juridique; c'est le problème des règles. On insiste beaucoup en ce moment sur la "deregul
ation"; certes, aujourd'hui la "délégification" est fondamentale, justement pour mieux légiférer; le problème est de savoir si l'on va vers l'affirmation de formes sauvages de "deregulation", dans lesquelles la loi du plus fort ou du plus malin domine nécessairement, ou si au contraire ces plus grands cadres de liberté, les plus grands espaces de liberté, les plus grandes possibilités de mouvement et de changement sont gouvernées par des règles fondamentales. En Italie plus que dans d'autres Pays, justement à cause de ses traditions contre-réformistes, à cause d'une gauche qui a adopté - avec le communisme, avec le stalinisme, avec le "togliattisme" (7) - le modèle du contre-réformisme, ce danger est beaucoup plus accentué que dans d'autres Pays, où bien ou mal l'idée du droit, dans des formes plus autoritaires ou plus libérales, fait beaucoup plus partie de ces traditions. Sur ces éléments nous revenons aux démarcations que je proposais auparavant, et qui sont: quel droit, quelle société - et donc quelle éc
ologie -, quelle cohabitation internationale - et donc les rapports avec le Sud du monde -, quelle organisation de la paix. C'est le grand thème de notre époque, celui du droit, des règles, celui de la vie, celui de la violence et de la non-violence; je dirais que la confrontation avec ces grands thèmes idéaux, avec ces valeurs, est l'élément qui, je dois dire hélas, rend irremplaçable la fonction du Parti Radical, pas seulement sur la scène italienne mais, je crois, sur celle européenne.
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N.d.T
1 - SPADACCIA GIANFRANCO. Journaliste. Parmi les fondateurs du Parti radical, il en a été Secrétaire en 1968, en 1975 et en 1976; il a été Président du Conseil Fédéral à plusieurs reprises. En 1975, étant Secrétaire, il organisa avec le CISA (Centre d'Information Stérilisation et Avortement) la désobéissance civile contre le délit d'avortement. Il fut arrêté et incriminé pour association de malfaiteurs et avortement provoqué. Elu à plusieurs reprises à la Chambre et au Sénat, il a été président du Groupe Fédéraliste Européen Ecologiste.
2 - BANDINELLI ANGIOLO - (1927). Ancien Député à la Chambre élu dans les listes du Parti Radical.
Parmi les fondateurs du Parti radical. Secrétaire en 1970, 1972 et 1973. Trésorier en 1969. A la fin des années 70 il a été conseiller municipal à Rome et député dans la neuvième législature. Il a dirigé de nombreuses publications radicales, de "Preuve radicale" à "Nouvelles Radicales" et il a collaboré avec Radio Radicale par des reportages et des enquêtes.
3 - GALLI DELLA LOGGIA ERNESTO. Historien, professeur d'université, journaliste. D'origines marxiennes, arrivé par la suite au libéralisme, il a adhéré à la Liste Référendaire lors des élections de 1992.
4 - BAGET BOZZO GIANNI. (Savona 1925). Prêtre, politologue, écrivain. Editorialiste de "La Repubblica", auteur de nombreuses oeuvres qui eurent un succès considérable. Député au Parlement européen pour le Parti socialiste italien (PSI).
5 - PANEBIANCO ANGELO (1948). Politologue, d'orientation structuraliste, il a étudié avec le prof. Sartori en Amérique. Professeur de Science Politique à l'Université de Bologne. Co-auteur du livre "Les nouveaux radicaux". Editorialiste du "Corriere della Sera". Ancien inscrit au Parti radical.
6 - MARTELLI CLAUDIO. (1943) Membre de la Direction Nationale et de l'Exécutif du Parti Socialiste Italien (PSI). Elu député dans les listes du PSI. Ancien Ministre de la Justice et Vice-Président du Conseil.
Très jeune il s'inscrit d'abord à l'Association Mazzini, et ensuite à la Fédération de la Jeunesse Républicaine. En 1966 il adhère à l'unification socialiste, il connaît Craxi et se joint au courant autonomiste du PSI, s'engageant dans un long apprentissage politique comme secrétaire de section, conseiller municipal, vice-président de la Jeunesse socialiste mondiale, secrétaire pour la ville de Milan et ensuite chef de groupe du conseil à Milan. Entre-temps il travaille aussi à l'Université de Milan, dans la faculté de Philosophie. En 1976 il quitte l'Université lorsque Craxi, devenu secrétaire du PSI, l'appelle dans le parti à Rome. Député et parlementaire européen, il a la responsabilité pendant près de dix ans de la culture, de l'information et du spectacle. En 1981 il devient vice-secrétaire du PSI, en 1984 vice-secrétaire unique.
7 - de TOGLIATTI PALMIRO. (Gênes 1893 - Yalta 1964). Collaborateur, à Turin, de A. Gramsci; parmi les fondateurs du Parti Communiste Italien, dont il fut secrétaire de 1927 à sa mort. En exil en Russie, il fit partie du secrétariat du Komintern et eut un rôle important dans la guerre civile espagnole. Rentré en Italie en 1944, il lança une politique "nationale" à partir du vote sur les pactes de Latran, se heurtant aux forces laïques du pays. Au gouvernement de 1944 à 1947, comme ministre aussi. Après les élections de 1948, il monopolisa le rôle de l'opposition mais favorisa aussi de façon prioritaire le "dialogue" avec la Démocratie Chrétienne et le monde catholique, sans jamais rompre avec le Vatican. Le projet de "voie nationale au socialisme" n'atteignit pas son objectif de fond, et porta même le système politique dans une impasse, empêchant la gauche de conquérir une "alternance" de gouvernement à la Démocratie Chrétienne.