par Leonardo Sciascia (*)SOMMAIRE: Depuis quelques années, les révélations sur la mafia "tombent sur un terrain fertile", prouvant le bien-fondé de ce que Sciascia lui-même avait écrit après l'assassinat du général Dalla Chiesa (1), autrement dit qu'on aurait probablement assisté d'ici peu à l'"effritement" du mythe de la mafia, laquelle semble avoir perdu la tête "se sentant expulsée de l'Etat et abandonnée aux juges". Même le mur de la loi du silence "a commencé à céder". La capture récente du "pape" Michele Greco (2) contribue à démythifier la mafia. On en trouve un symptôme dans le fait que cet homme très puissant n'a trouvé pour se cacher qu'un "abri de berger". Un autre symptôme est qu'on connaissait depuis longtemps l'opération en cours pour le capturer, mais Michele Greco n'en a pas été informé au bon moment... Quelque chose est en train de changer...
(CORRIERE DELLA SERA, 1· mars 1986)
Il y a quelques années, après l'assasinat du général Dalla Chiesa, j'ai écrit sur ce journal que de même qu'en quelques mois j'ai vu s'écrouler le mythe de l'efficacité et de "l'imprenabilité" des Brigades Rouges, nous aurions vu aussi s'effriter, même si plus lentement, le mythe de la mafia. Et un signe de ceci semblait être aussi l'assassinat du général, dans la série des assassinats que les journaux appellent "excellents": une série qui avait déjà commencé et qui avait continué. Un signe, disais-je, que la mafia, observant la tentative de se dégager et de se défiler de la partie politique qui de l'après-guerre à la fin des années soixante-dix lui avait accordé la prospérité et l'impunité, se sentant expulsée de l'etat et abandonnée aux juges de bonne volonté, avait perdu la tête et s'était lancée dans des actions destructives contre cet état qui la couvrait auparavant d'une "égide impénétrable" (l'expression est de don Pietro Ulloa, procureur du roi à Trapani en 1838: en mille huit cent trente-huit).
Un malavisé - je ne sais si avec de la mauvaise foi en plus - me réprimanda pour cette opinion: presque comme si je voulais fournir un alibi à la partie politique la plus responsable, jusqu'à ce moment-là, de la prospérité et de l'impunité de la mafia; alors que je n'avais fait que réfléchir sur les faits, deux et deux font quatre.
Il faut de la pure mauvaise foi pour affirmer que ce qui est arrivé depuis lors m'ait donné tort. Les actions destructives et à effet contraire de la part de la mafia ont continué et il semble qu'elles se soient arrêtées ou à cause de la prise de conscience des effets "aggravants" qu'elles provoquaient ou bien par un retour aux vieilles règles, au seuil de ce grand procès. Et, de toute façon, elles se sont arrêtées un peu trop tard, lorsque les dégats provoqués par les coups de tête étaient désormais irréparables. Il est ensuite arrivé que le mur de la loi du silence a commencé à céder. Et non sans certains signaux ces dernières années, seulement que celui qui se risquait à faire des révélations sur la mafia était pris pour un fou: et on peut dire qu'il l'était, s'il ne tenait pas compte du risque, plutôt élevé et prévisible, d'être pris pour un fou.
Il y a un temps pour chaque chose: et ce n'est que depuis quelques années que les révélations sur la mafia tombent sur un terrain fertile, parfois même trop fertile dans le sens de l'imagination, du roman, de la vaste ramification de croyances et d'hypothèses.
Aujourd'hui, avec la capture de Michele Greco, si on y pense un moment, deux éléments s'ajoutent pour démythiser la mafia: si Michele Greco, surnommé "le pape" (ou, comme on veut autrement, "le papa": et il est incroyable qu'on ne réussisse pas à vérifier ce détail philologique), mérite vraiment ce surnom. Le premier est que cet homme riche, puissant, respecté et craint, avec un grand nombre d'amitiés même haut-placées, avec des relations internationales, n'ait trouvé dans sa fuite qu'un abri de berger et dans une région que la densité mafiosa traditionnelle exposait à la surveillance de la part de la police et aux ratissages les plus sérieux.
Le procureur Paino est convaincu que, de règle, un chef de la mafia ne peut abandonner le territoire sur lequel il exerce sa souveraineté, qu'il ne peut abandonner la "famille": presque comme le capitaine d'un bateau qui coule. Je n'en suis pas convaincu: et qu'il ne voulait pas ou qu'il ne pouvait pas risquer de se réfugier dans des régions qu'il sentait moins protégées, c'est de toute façon une chose sur laquelle réfléchir. Comparé à celui de Gelli (3), le pouvoir de Michele Greco dans cette circonstance nous apparaît beaucoup plus précaire, manquant d'assurance, défaillant. Le second élément est le suivant: de l'opération que les carabiniers étaient en train de lancer pour le capturer, les journaux eurent vent - même si d'une façon vague - en temps utile. Comment se fait-il - si la mafia est toute puissante et omniprésente comme on croit généralement - que Michele Greco n'en a pas été averti aussi vite?
Quelque chose est en train de changer, quelque chose a déjà changé: n'en déplaise à ceux qui ne veulent pas encore y croire. Ou qui voudraient que ce ne fut pas vrai. Et pas par complicité ou par intérêt, mais pour le plaisir de continuer à en parler, à lancer des invectives. Ainsi quelqu'un - je ne me souviens plus si c'était au cours d'une assemblée ou sur une place - cria à Robespierre qui était en train de parler contre les ennemis de la Révolution: "Mais tu serais désolé, s'il n'y en avait plus!"
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N.d.T
(*) SCIASCIA LEONARDO. (Racalmuto 1921 - Palerme 1990). Ecrivain, auteur de romans célèbres ("Le parrocchie di Regalpetra", 1956; "Il giorno della Civetta", 1961; Todo modo, 1974), mais connu aussi comme polémiste, participant de la vie civile italienne pendant vingt ans au moins. Il fut aussi député radical pendant une législature, intervenant de façon énergique dans les batailles pour les droits civils (affaire Tortora, etc).
1 - DALLA CHIESA CARLO ALBERTO. (Saluzzo 1920 - Palerme 1982). Général des carabiniers. Coordinateur des enquêtes sur les "Brigades rouges" à partir de 1978. On le trouve inscrit, ainsi que son frère, à la loge maçonnique de Licio Gelli "P2" mais il affirme y avoir adhéré pour la contrôler. Nommé en 1982 superpréfet de Palerme pour la lutte contre la mafia, il fut assassiné avec sa femme à Palerme le 3 septembre 1982.
2 - GRECO MICHELE. Boss de la mafia. Il devint chef de la mafia sicilienne après l'assassinat de Giuseppe Di Cristina (30 mai 1978).
3 - GELLI LICIO. (1919). Chef de la Loge maçonnique P2 ("Propagande 2") qui affiliait, en secret, des personnalités de premier plan de la politique et de l'administration italienne, à laquelle on attribue la responsabilité de nombreuses affaires obscures liées à la "stratégie de la tension" mise en acte pour conditionner la vie politique italienne dans les "années de plomb". Impliqué dans un grave scandale en 1981, expatrié et ensuite extradé et arrêté en 1982; actuellement en liberté attendant d'être jugé, il garde beaucoup de secrets et une partie de son pouvoir.