par Sergio D'Elia et Maurice BignamiSOMMAIRE: Pour les auteurs, la démocratie n'est pas liée à des milieux et des endroits précis, mais chacun peut en faire partie, par un acte volontaire. La démocratie a des règles précises, tempérées par des valeurs de libéralisme et de bonnes manières pour en assurer la marche et éviter qu'elle devienne un "massacre"; c'est la réalisation du faisable. Dans ce contexte, le PR a réussi à procéder avec une grande invention politique, c'est-à-dire hors du Gouvernement et de la Lutte armée. Le XXXII Congrès se trouve moins devant le problème de l'existence du parti que devant l'envie générale de participer à la démocratie, de faire partie d'une Convention Démocratique. L'idéal pour le PR serait qu'il soit un parti formé exclusivement de personnes avec une double carte de parti, car il y aurait ainsi un échange réciproque entre l'identité personnelle de chacun et la reconnaissance de l'autre.
(Nouvelles Radicales n. 271 du 22 novembre 1986)
Lorsque des Enfants de la Liberté, déguisés en indiens, montèrent sur trois bateaux anglais dans le port de Boston et jetèrent à la mer des balles de thé, ils ignoraient qu'ils participaient à la Boston Tea Party, et à une grande action symbolique. La démocratie par principe n'a pas de base inébranlables: la démocratie américaine est née en pleine mer.
Lorsque les représentants du tiers Etat, trois semaines avant la prise de la Bastille, se constituèrent en Assemblée Nationale et jurèrent de ne pas se dissoudre si ce n'est après avoir donné à la France une nouvelle Constitution, ils ne se formalisèrent pas et choisirent comme lieu de réunion un gymnase puant.
La démocratie n'a pas forcément ses lieux députés: la démocratie française est née entre la première et la deuxième mi-temps d'une partie de jeu de paume.
Et lorsque trois hommes en fuite - un français, un anglais et un américain - se rencontrèrent furtivement à Paris dans un bain turc en sifflant Tea for two, ils ignoraient qu'ils donnaient le coup d'envoi de la rescousse dans l'Europe occupée.
La démocratie n'est pas un jeu ennuyeux et obligatoire pour tous; la démocratie, en tant que telle, bien que réduite au minimum, est un grand beau jeu, même à quelques-uns et dans de piètres conditions: il suffit d'en connaître les règles et d'en apprécier la saveur.
Autrement dit, on peut découvrir et inventer la démocratie dans une tranchée, dans une discussion ou au cinéma, mais à chaque fois y avoir accès est un acte volontaire; on ne peut pas la considérer simplement comme le seul jeu possible.
En effet, ce n'est pas le dernier des jeux après les avoir tous essayés, comme ce n'est pas du reste le gouvernement de ceux qui ne savent pas ce qu'ils veulent.
Nous avons été invités par nos amis radicaux à intervenir à ce congrès.
Il nous semble avoir compris que l'enjeu dépasse les limites de l'ordre du jour: il ne s'agit pas de vérifier s'il existe les conditions objectives qui permettent au PR d'exister, ni encore moins de rester à regarder ce que les militants radicaux veulent faire de leur parti.
Les conditions peuvent même être très mauvaises, et les militants ne savent probablement pas ce qu'ils font.
Il s'agit de décider peut-être si nous avons tous envie de lancer une Convention Démocratique.
En effet, ce congrès appartient à ceux qui ont deux cartes de parti, à ceux qui sont une chose, une autre, ou une autre encore, mais qui sont en même temps radicaux, c'est-à-dire radicalement démocrates.
L'idéal serait que le PR soit exclusivement le parti de ceux qui ont deux cartes.
La première carte est ce qu'on est et également ce qu'on a: son identité, sa conception du monde, ses relations et ses intérêts.
La deuxième carte est la reconnaissance de l'autre pour ce qu'il est et pour ce qu'il a: son identité, sa conception du monde, ses relations et ses intérêts.
En tant que socialiste, je voudrais que tout le monde soit socialiste comme moi; en tant que monarchiste, j'aimerais que tout le monde souhaite le retour de la Famille Royale.
La première carte, dans le meilleur des cas, permet de se connaître soi-même et ceux de sa propre espèce. C'est comme une carte d'identité, un certificat familial, un billet au kilomètre, un livret au porteur.
La deuxième carte est la reconnaissance réciproque, une carte qui réussit aussi à valoriser la première.
Le jeu de la double carte consiste à offrir plus qu'on est et plus qu'on possède.
C'est un Potlatch politique, un échange symbolique excessif. A un cadeau on répond par un plus grand cadeau.
Les militants du PR offrent surement plus qu'ils ont: ils offrent une carte en plus, une double carte aux autres alors qu'ils n'en gardent qu'une seule.
Les autres offrent eux aussi plus qu'ils ont: ils offrent en tant que socialistes et monarchistes un parti en plus, qui n'est ni socialiste ni monarchiste.
Le Potlatch est un échange inégal: la règle qui le gouverne n'est pas celle de donner et avoir, mais plutôt celle de l'excitation réciproque, de la surenchère dans l'échange symbolique.
Le Potlatch est un jeu nécessaire dans un monde gouverné par la disparité pour permettre de manière exceptionnelle le jeu entre égaux. Avec la deuxième carte, les militants du PR offrent aux autres l'espace et l'occasion de jouer entre égaux, exactement ce que les militants du PR n'ont pas et ne peuvent avoir.
Les autres, avec leur deuxième carte, offrent aux militants du PR l'espace et l'occasion pour jouer entre égaux, exactement ce que les autres n'ont pas et n'ont jamais voulu accorder.
Nous avons dit que la démocratie est un pacte volontaire.
La démocratie est un pacte formel, qui fixe des règles précises de procédure.
Elle n'est pas obligatoire et pas même surdéterminable par des urgences politiques ou sociales.
Ce n'est pas la démocratie abstraite, ni encore moins la démocratie programmatique, deux conceptions qui coïncident exactement avec deux sortes de non-faisabilité: une non-faisabilité abstraite qui suppose le consensus, ou le désaccord, obligatoire pour tous, qu'est l'idéologie de la participation; une non-faisabilité concrète qui pratique le plan des choses qui "ne seront pas faites" à court, moyen et long terme, comme l'idéologie de la Programmation.
C'est une démocratie formelle, tempérée par les valeurs de libéralisme, tempérées à leur tour par de bonnes manières.
Le respect des règles du jeu, autrement dit la possibilité pour tous d'avoir une chance; le respect des qualités, c'est-à-dire la possibilité que gagne le meilleur; le respect de l'autre, c'est-à-dire la possibilité que le jeu continue.
La démocratie formelle fait en sorte qu'il y ait un jeu, le libéralisme que le jeu s'anime et les bonnes manières que ça ne devienne pas un jeu au massacre.
Il se peut que cette démocratie des gentilshommes soit une Comédie sophistiquée, mais c'est la seule façon pour que la démocratie puisse être un gouvernement pratique, efficace et résolu: une synthèse entre le possible et le juste devoir, c'est-à-dire la réalisation du faisable: des accords précis, bien focalisés, pour définir des affaires satisfaisantes pour tous.
C'est une Convention entre démocrates, le lieu et l'occasion où l'on trouve le plaisir de discuter de choses concrètes pendant un certain temps.
Dans ce cadre, les Grandes Options et les Mouvements qui l'accompagnent sont déplacés.
Prenons le Nucléaire: il ne s'agit pas d'aboyer "Nucléaire oui, Nucléaire non". Ce qui est efficace c'est la décision éventuelle, par exemple, de certaines communautés de dénucléariser leur territoire et leur capacité d'agir comme groupes de pression et de négociation.
De cette façon on n'éliminera pas le Nucléaire du Monde, ce que les adversaires du Nucléaire ne réussissent justement pas à faire. Mais on réussira en revanche à y avoir affaire dans un lieu précis, dans une communauté concrète - une commune, une église, une roulotte - ce que les adversaires du Nucléaire ne veulent justement pas faire.
Ce que nous apprécions dans le PR ce sont surtout ses choix et le courage de renoncer aux lieux communs de la Politique et de l'Antipolitique, les lieux des non-faisabilités: ceux du Gouvernement et ceux de la Lutte armée, et ceux du Gouvernement et de la Lutte armée. Nous reconnaissons au PR une grande invention politique, qui expose un style et relance un jeu, ici, à présent, dans ce congrès, là où on parle aussi d'auto-dissolution: car il offre à tous, ici et à présent, un espace et une occasion de jouer de manière extraordinaire dans un monde de l'inégalité, le jeu entre égaux.
Amis, nous sommes en pleine atmosphère de Convention.
Seul le PR pouvait réussir ce mauvais coup, seul un parti de deux mille inscrits a la crédibilité nécessaire pour donner envie à tous les parieurs de risquer au moins une fois dans le jeu de la démocratie.
C'est avec cet esprit que nous avons agi depuis notre prison, pour adhérer à une Convention démocratique, pour risquer ce que nous avons, et plus que nous avons, et peut-être encore plus que ce qu'on nous demande.
Nous sommes venus ici pour jurer sur la démocratie, ce jurement qu'un gentilhomme indiquait, il y a quelque temps, - sans être écouté - comme base d'une vraie pacification.
Ceci n'est surement pas un lieu député, il manque les bases de inébranlables de notre démocratie, le rituel du jurement pourra même apparaître rhétorique. Mais en tout cas, pour nous, ceci est le lieu et l'occasion, "ici et à présent", le bon moment pour faire et signer ce jugement de notre part.
Car une chose est sûre: nous regrettons affreusement d'avoir participé à la lutte armée, mais, si c'est possible, nous regrettons encore plus de ne pas avoir fait dès le début la démocratie.
(Rome - Rebibbia
29 octobre/2 novembre 1986)
-----
N.d.T
1 - D'ELIA SERGIO. Ancien membre de "Prima Linea", l'organisation terroriste dans laquelle il avait un rôle de dirigeant, il a purgé une longue peine de prison. En 1986, lors de la campagne du PR pour les dix mille inscrits, il s'est inscrit au Parti Radical, avec d'autres anciens membres d'organisations terroristes, justement pour la caractéristique non-violente du PR. En 1987, il rentre dans le Secrétariat Fédéral du PR et s'occupe notamment de la réforme des prisons. Il a créé une association pour accorder le droit de vote aux prisonniers et pour la réforme du système des peines accessoires. Il a collaboré au Projet radical "Le Parti Nouveau". Il a été promoteur, avec Mariateresa Di Lascia, de la campagne "Ne Touchez pas à Caïn", pour l'abolition de la peine de mort dans le monde avant l'An 2000.