"Mais toi, qui es-tu?"Interviews insolites à des personnages célèbres
PANNELLA : De l'union estudiantine, au Parti Libéral et jusqu'aux "Nouveaux Radicaux"
par Adele Cambria
SOMMAIRE: "Pannella qui jeûne, Pannella qui se met un baillon devant les caméras de la Tv: une expression folle, un phénomène. La bête rare, le monstre, le bouffon. C'est le résultat de la censure de la Tv: »Je suis le seul homme politique italien, le seul leader qui, trois ans et demi durant, n'a jamais été "en personne", ni au TG1, ni au TG2, ni au TG3, ni au GR1, ni au GR2, ni au GR3... (Journaux télévisés et radio, respectivement de tendance Dc, Psi et Pci, NDT). Réflexions sur l'image et l'identité radicale en pleine campagne pour la collecte d'au moins quinze-mille inscriptions au PR.
("IL GIORNO", 21 Janvier 1987)
A.C. - Pannella est né à Teramo le 2 Juin 1930, d'une mère française née en Suisse, et qui a un prénom qui en Italie est exclusivement masculin, Andréa, et son nom est Estechon. Le père est ingénieur. La famille paternelle est Abruzzaine, aisée, ce sont des petits propriétaires terriens, elle compte parmi ses membres un oncle monsignore, Don Giacinto Pannella, dont le prénom est imposé à l'enfant, qui, cependant, dès son plus jeune âge, sera appelé Marco.
Marco Pannella vient à la politique très tôt, dès son entrée à l'Université, dans l'UGI (Unione Goliardica Italiana - Union Estudiantine Italienne), et il en devient très vite un leader charismatique (épithète qui ne lui plaît guère et qu'il refuse constamment). Avec lui, d'autres noms qui deviendront célèbres, comme l'actuel Président du Conseil, Bettino Craxi.
De l'Université à la politique, à travers le Parti Radical que des personnages très âgés et célèbres constituent en 1955 (Nicolò Carandini, Leopoldo Piccardi, Ernesto Rossi, Mario Pannunzio, Leo Valiani, Bruno Villabruna). Pannella qui, à 15 ans s'était inscrit au Parti Libéral (il avait découvert le quotidien du parti "Risorgimento Libérale"), formera bien vite le fer de lance du nouveau parti, qui deviendra très vite le nom de "Sinistra Radicale" (Gauche Radicale) et, dans les premières années Soixante, recevra l'héritage d'un parti désagrégé en partie à cause de "la pureté impolitique" de ses fondateurs, et en partie à cause de son "âme double" originelle (l'une, laïco-libérale modérée et l'autre, révolutionnaire-démocratique).
"La Gauche Radicale" - qui est créée en proposant, par la bouche de Pannella, une alliance laïque du Pli au Pci - sera caractérisée par la refondation du parti (à partir du Congrès de 1967), à travers le thème des droits civils. Les "Nouveaux Radicaux", c'est ainsi qu'ils seront définis, sont plus "politiques" que "théoriques" (mais aussi plus "idéalistes" que "politiques") et ils préfèrent de toutes façons l'action à la réflextion qui a marqué l'extraordinaire saison des rencontres des "Amis du Monde". En bref, les nouveaux radicaux transfèrent dans la politique les besoins urgents d'émancipation de la société italienne. Ils miseront donc leurs cartes sur le divorce (en 1968 la Lid est constituée), l'objection de conscience (Loc), le Pacifisme, la libération de la Femme (MLD, Cisa, battaille pour la dépénalisation de l'avortement), la liberté sexuelle (Fuori), et au fil des années, la réforme de la justice et des prisons, la lutte contre la faim dans le monde, etc... Depuis 1976 le PR fait parti du Par
lement italien, et à partir de 1976 du Parlement européen. La subjectivité politique, que les radicaux réinventent en Italie, se concentre fatalement sur un nom: Marco Pannella.
Rome, Janvier.
- Marco, quel rapport as-tu avec ton image publique?
"Un rapport douloureux..."
- Dans le sens que tu t'y reconnais j'imagine... Mais personne ne se reconnaît dans l'idée que les autres ont de vous... N'est-ce pas?
"C'est un lieu commun - le fait de ne pas être satisfait de la façon dont ton image arrive aux autres... - et par conséquent, comme tous les lieux communs, c'est faux. Il y a toujours une raison pour laquelle ton image publique résulte altérée. Dans mon cas, je règne à travers l'absence et non pas à travers la présence, dans les moyens de communication de masse.
- Mais tu es pourtant l'un des personnages les plus sensationnels de l'Italie des dix dernières années...
"Sensationnels peut-être, inconnus sûrement. J'existe, certainement, comme tu dis, dans l'imaginaire collectif: mais Landru aussi existait dans l'imaginaire collectif, les antifascistes aussi, durant le fascisme, étaient démonisés - donc ils existaient - dans l'imaginaire collectif. Crois-moi, ce n'est pas moi qui appartient à l'imaginaire collectif italien. Ce n'est pas moi, parce que ceux qui détiennent l'information télévisée dans notre pays..."
- Excuse-moi, j'ai l'impression que tu mythifies la Tv... Je ne suis pas à la Tv, donc je n'existe pas. Mais il me semble, au contraire, que toi, tu es justement la preuve la plus éclatante du fait qu'il n'est pas nécessaire de paraître à la Tv pour être connu. Est-ce que je me trompe?
"J'essaierai de me faire comprendre par un exemple: imagine Luciano Pavarotti, imagine que l'on entende dire de lui qu'il est un merveilleux ténor, que l'on chuchotte sa bravoure, son génie, mais, en fait, pour la grande majorité des personnes qui n'ont pas l'occasion ou la possibilité d'aller l'écouter à l'Opéra, imagine que Luciano Pavarotti ne soit qu'un visage sur notre petit écran, son grand corps généreux, son visage juvénile, et sa voix, qui ont ce "je ne sais quoi", cette raison même d'être Pavarotti, imagine qu'on le montre à l'instant de l'"Ut de poitrine", cet "Ut de poitrine" qui est le summum de sa créativité, de son art, de son génie, de son travail, présenté ainsi, comme un hurlement, il devient une expression folle et bestiale. Il en est de même pour Pannella qui jeûne, Pannella qui se met un baillon devant les caméras de la Tv, etc... etc... Une expression folle, un phénomène bestial... La bête rare, le monstre, le bouffon, ou ce que tu veux... Et c'est-là le résultat de la censure de l
a télévision: je suis le seul homme politique italien, le seul leader, qui, trois ans et demi durant, n'a jamais été "en personne" ni au TG1, ni au TG2, ni au TG3, ni au GR1, ni au GR2, ni au GR3... Je te disais donc que le lieu commun selon lequel personne ne se reconnaît dans l'image publique est toujours faux. Il y a des raisons pour lesquelles on ne se reconnaît pas. Tu dis: tu es la preuve la plus éclatante qu'il n'est pas nécessaire de paraître à la Tv pour être connu... Mais connu comment? Je suis une personne vivante et à l'intérieur de cette image je crève. Mais le pays tout entier y crève aussi. Aujourd'hui 90% des gens qui entendent parler de Pannella, rient. C'est un rire très triste, un réflexe conditionné... Ils riaient lorsque je jeûnais..."
- A propos, ton jeûne, le jeûne des radicaux. Parlons-en. C'est le geste qui, plus que tout autre, a consolidé ton image de provocateur irritant, sinon de "bouffon"... Lorsque ensuite les irlandais ont commencé à mourir, en jeûnant contre l'Angleterre... Sciascia, à l'époque de tes jeûnes, écrivait que le fantôme de la faim avait hanté les italiens pendant trop de siècles pour qu'ils puissent apprécier un geste de ce genre. Et Indro Montanelli, à l'époque des jeûnes des irlandais, écrivait que tu ne pouvais que mourir ou échouer, échouer politiquement. Qu'en penses-tu?
"Sciascia a changé totalement d'opinion. Je ne crois pas cependant que les italiens "repoussent", comme il disait, le jeûne, à cause de l'héritage de faim qu'ils ont derrière eux, et que cela déclenche en eux le mécanisme du rire d'incrédulité. Non, car dans les casernes, dans les prisons, on a toujours jeûné pour protester. Non, c'est plutôt que la classe dirigeante avait établi que le jeûne des radicaux était ridicule et faux. Par conséquent, photos d'un Pannella très gros montrées à la Tv pour illustrer la nouvelle de mes jeûnes, insinuations sur le nombre de cafés-crèmes. Et même, le jeûne de la soif, que j'ai fait à Madrid sous le contrôle des médecins, dans un hôpital public, et au cours duquel j'ai perdu 14 kg en trois jours et demi, a été mis en doute..."
- Il reste le fait que les irlandais se sont laissés mourir...
"Mais parce que ce sont des soldats, leur jeûne est violent, ils jêunent "contre", contre les ennemis; nous par contre nous jeûnons "pour" l'espoir, pour convaincre nos interlocuteurs à respecter les règles qu'ils ont forgées. La première fois Roberto Cicciomessere et moi jeûnâmes afin que le Parlement discutât sans autre délai la proposition de loi sur le divorce, et non pas pour qu'il l'approuvât... Nous jeûnions donc pour que le Parlement respectât soi-même, en appliquant ses propres règles... Il en a toujours été ainsi..."
Je revois encore Marco Pannella qui, un jour férié, à dix heures du matin, au siège des groupes parlementaires désert (s'il n'y avait pas les radicaux), employait avec suavité, pour me convaincre, toute la "puissance" de son personnage (que je connais du reste depuis les années Cinquante, lorsqu'il faisait irruption dans l'austère rédaction de "Il Mondo" de Mario Pannunzio, et, comme l'écrivit plus tard, Arrigo Benedetti, tout le monde se demandait: "Mais qu'a donc Pannella? Que veut-il?...Il est jeune, il est beau, il pourrait-être heureux, il n'y a pas que la politique qui compte..."). J'ai, tandis qu'il revient à son idée fixe, la Tv, des pensées probablement mesquines: par exemple qu'il est un grand journaliste frustré du fait de ne pas avoir choisi ce métier-là (ou pu choisir, à cause de ses idées). Mais peut-être que bon nombre de ses ex-fidèles, aujourd'hui ses ennemis, ont raison, qui lui ont fabriqué un slogan: "Celui qui n'est pas avec moi est contre lui-même". La perfection du chantage moral.
Si tu n'es pas avec lui, si tu ne le suis pas, si tu ne partages pas ses idées, si tu n'obéïs pas, tu vas contre tes propres intérêts. Et si c'était vrai? J'insiste:
- Ecoute Marco, je trouve infantile que les radicaux, qui, s'étant emparés de la cause des sans-pouvoir, continuent à se lamenter parce qu'on ne les laisse pas entrer dans le cercle du pouvoir. N'est-ce pas une contradiction?
"C'est parce que tu as une conception catholique du pouvoir, tu le vois sous un aspect infâme. Le pouvoir que nous exigeons est autre, c'est la force du gouvernement, et du bon gouvernement. Le pouvoir que nous exigeons est parlementaire. Aujourd'hui en Italie, le Parlement n'a plus aucun pouvoir alors qu'il devrait en avoir un, et ce serait une force positive. D'autre part, le Pci n'a jamais été une force de gouvernement (depuis 1947) mais il a un immense pouvoir. Le pouvoir c'est le pouvoir sur les autres, et dans ce sens-là, il ne nous intéresse pas : le gouvernement, la force du gouvernement, au contraire, a comme point de référence les choses à administrer, la "res publica".
- Tu insistes à répéter "nous"... Mais pour la plupart des gens le Parti Radical c'est toi. Pourquoi ne veux-tu pas l'admettre?
"Parce que ce n'est pas vrai. Tu sais ce que m'a dit Craxi dernièrement? Que ce que l'on ne peut pas ne pas reconnaître aux députés radicaux, au Parlement italien et au Parlement européen, c'est leur grande professionnalité. Mais personne ne le sait, parce que les Cicciomessere, les Negri, les Rutelli, ils ont beau être très forts... on les censure!"
- Mais le charisme...
"Le charisme n'est qu'une question de longue patience. C'est la constance de l'attention, comme Simone Weil définissait l'amitié... Amour, amitié pour les autres, attention, longue patience, ce sont les ingrédients du charisme".
- Marco, parlons de ta vie privée. Vous-autres radicaux avez porté la politique dans le privé. Vous protégez jalousement votre vie privée. Ou du moins les autres, tes disciples protègent ta vie privée. Pendant des années on ne connaissait même pas ton adresse. Maintenant un livre vient de paraître, qui la donne. Tu habites dans une mansarde de la Via de la Panetteria, et on a révélé le nom de ta jeune compagne, une femme-médecin, Mirella Parachini...
"Mais je n'ai jamais eu de secrets pour personne! Vivre à la lumière du jour est le meilleur système pour ne pas être vu. Parce que tout le monde regarde par le trou de la serrure. Mirella et moi vivons ensemble depuis treize ans, et chaque jour nous savons, sereinement, tendrement, qu'il peut-être le dernier de notre relation. Mais il dure. Elle avait seize ans lorsque je l'ai connue, au Parti Radical, dix-neuf lorsque nous avons commencé à vivre ensemble. Maintenant c'est un très bon gynécologue, mais puisque nous n'avons aucun pouvoir, comme tu dis justement, elle fait encore la navette... Elle travaille à l'hôpital de Fondi.
"Et ainsi, je n'ai jamais caché Mirella (il ne manquerait plus que ça, c'est une personne et non pas une oeuvre d'art!), je n'ai jamais caché les autres personnes que j'ai aimées, que j'aime... Au contraire, j'ai affiché mes amitiés. Mon objectif, depuis mon adolescence, a toujours été d'enlever la fascination de la "normalité" à l'existence, pour lui donner celle de la "singularité"... La vie est amour, l'amour est dialogue, le dialogue exclut les caresses... et la nonviolence des caresses, ou bien elle est consciente, ou bien elle est pure consommation".
- N'avez-vous jamais pensé, Mirella et toi, à avoir un enfant?
"Perpétuer l'espèce n'est pas une chose qui nous intéresse. Par conséquent, le choix de faire un enfant - si jamais nous le ferons un jour - signifiera pour nous deux changer de vie, pour faire place à une autre personne".
- Tu as dit que si vous n'arriviez pas à atteindre 15.000 inscriptions avant janvier, après la dissolution du Parti Radical, tu quitteras l'Italie et tu te consacreras à l'écriture... C'est quoi au juste cette décision? Un luxe, que celui de la littérature qui t'a toujours tenté, et que tu pourrais finalement te permettre?
"Tout d'abord, il n'est pas dit que le parti sera dissout. Les inscriptions pleuvent à un rythme soutenu, des Prix Nobel comme George Wald et Leontiev, de nombreux juifs, des israéliens, se sont inscrits, même Sharanski et sa femme, et le mathématicien Pliouchtch... et Marek Halter, le créateur du mouvement français "SOS-Racisme", et Ionesco, et tant d'autres..."
- En somme, comme d'habitude, vous avez crié "au loup"..
"Mais tu sais que si l'on ne crée pas le drame on provoque la tragédie?... Quant à ma vocation littéraire que tu m'attribues, à l'âge des cheveux blancs... eh bien! je crois que je ne l'ai jamais possédée. La littérature n'est pas mon fort, même si ma vie durant j'ai essayé de m'en nourrir. Ce que j'entendais par contre, c'est l'écriture en tant qu'histoire, histoire d'un mouvement, le mouvement nonviolent, qui s'est constitué en parti en Italie avant-même qu'en Europe... Je veux écrire cette histoire, mais avec de petits livres, cent, deux-cents, deux-cent pages, des pamphlets même, dans la tradition illuministe, si tu veux ... Parce qu'autrement nous risquons d'être ensevelis par les catastrophes de la désinformation. Je pense de toutes façons à des livres d'envergure internationale, parce que, hors de notre pays, nos idées circulent avec plus d'intensité et d'authenticité...".