Karl PopperKarl Popper a 86 ans. Né à Vienne, il vit actuellement à Londres, où il a été professeur de logique jusqu'en 1969. Il est considéré comme un des philosophes les plus importants du notre temps. Il a écrit cet article pour l'hebdomadaire allemand "Der Spiegel" e le quotidien italien "La Stampa).
SOMMAIRE: Le philosophe Karl Popper intervient dans le débat européen sur la réforme des Institutions
"La différence entre gouvernement du peuple et tyrannie se situe dans la possibilité de destituer un gouvernement sans effusion de sang", "la meilleure forme de démocratie est celle qui rend possible le bipartisme: ainsi les partis sont de plus en plus contraints de tirer les conclusions de leurs erreurs", "pour qu'il y ait une décision claire de la majorité, il doit exister une opposition d'autant plus forte et habile", "l'idée que la pluralité d'idéologies et d'opinions doive se confondre avec une pluralité de partis me semble fausse, politiquement et philosophiquement."
(La Stampa, 7 août 1987)
Je situe mes principaux centres d'intérêt dans la nature et la science, et plus particulièrement, dans la cosmologie. Depuis que j'ai rompu avec le marxisme en juillet 1919, je ne me suis plus intéressé à la politique et à sa théorie que comme citoyen et comme démocrate. Mais, dans les années vingt, et au début des années trente, les mouvements totalitaires toujours plus rigoureux, qu'ils soient de droite ou de gauche, et ensuite, la prise du pouvoir par Hitler en Allemagne m'ont contraint à réfléchir sur la démocratie.
Bien que mon livre, "La Société ouverte et ses ennemis" ne consacre aucun mot ni à Hitler, ni aux nazis, il fut considéré comme ma contribution à la guerre contre Hitler. Ce livre est une théorie de la démocratie, et une défense de la démocratie contre les attaques, anciennes et récentes de ses ennemis, il fut publié en 1945 et a été continuellement réédité. Sa principale caractéristique, me semble-t-il, réside dans le fait qu'il n'ait été compris parfaitement que très rarement.
Comme chacun sait, démocratie signifie gouvernement du peuple ou souveraineté populaire, en opposition avec aristocratie (gouvernement des meilleurs ou des plus nobles) et monarchie (gouvernement d'une seule personne). Mais la signification littérale ne nous aide pas plus. Parce que le peuple ne gouverne nullepart. Partout ce sont les gouvernements qui gouvernent, et malheureusement aussi les bureaucraties, ce qui veut dire, les fonctionnaires qui n'assument jamais ou bien rarement leurs responsabilités.
En outre, bien que la Grande-Bretagne, le Danemark, la Norvège et la Suisse soient des monarchies, ce sont en même temps d'excellents exemples de démocratie (exception faite peut-être de la Suisse où une bureaucratie irresponsable exerce en ce moment un pouvoir dictatorial). Par contre, l'Allemagne de l'Est, qui se définit comme une démocratie, s'oppose totalement à ce modèle.
Quel est alors le point central. Il n'y a en fait que deux formes d'Etat: celle dans laquelle il est possible de se débarrasser d'un régime sans effusion de sang, au moyen d'élections, et celle dans laquelle ce n'est pas possible. Normalement, la première forme est appelée démocratie, et la seconde: dictature ou tyrannie. Il n'y pas lieu de faire des querelles de mots (comme pour la République démocratique allemande). L'élément décisif réside seulement dans la possibilité de renverser un gouvernement sans effusion de sang.
Churchill
Il y a différentes méthodes qui peuvent être mises en oeuvre pour faire tomber un gouvernement. La meilleure réside dans le vote: nouvelles élections ou vote dans un Parlement librement élu. Tel est l'essentiel.
C'est pour cela qu'il est erroné de mettre l'accent sur la question: qui doit gouverner? Le peuple (la plèbe) ou les quelques meilleurs? Les (bons) travailleurs ou les (mauvais) capitalistes (comme cela a toujours été fait depuis Platon jusqu'à Marx et même plus tard)? La majorité ou la minorité? Le parti de gauche, le parti de droite ou un parti du centre? Toutes ces questions sont mal posées. Parce que, tant qu'il est possible de se libérer du gouvernement sans effusion de sang, la question principale n'est pas de savoir qui gouverne. Tout gouvernement qui sait qu'il risque de tomber a une tendance irrésistible à se comporter de façon que les gens en soient contents. Mais cette tendance ne joue plus lorsque le gouvernement sait qu'il n'est pas facile de le renverser.
Pour démontrer combien cette théorie de la démocratie est importante dans la pratique, je voudrais l'appliquer au problème de la proportionnelle. Si je critique ici une forme de vote établie dans la si bonne constitution allemande, c'est uniquement pour tenter d'ouvrir le débat sur un aspect du problème qui, pour ce que j'en sais, est rarement mis en discussion. Les Constitutions ne doivent pas être modifiées à la légère, mais il est bon d'en discuter de manière critique, aussi pour vivifier la conscience de leur signification. Dans les démocratie d'Europe occidentale, le mode de scrutin généralement en vigueur est substantiellement différent de celui qui a été choisi en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, ce dernier étant basé sur l'idée de la représentation locale. En Grande-Bretagne, chaque collège électoral envoie au Parlement un seul représentant: celui qui a reçu le plus grand nombre de voix, quelle que soit son appartenance à quelque parti que ce soit. Son devoir est de représenter en connaissance de c
ause et en conscience, les intérêts de ceux qui habitent dans son collège électoral, qu'ils appartiennent ou non à un parti. Naturellement, les partis existent et ont un rôle important dans la formation du gouvernement. Mais quand le représentant d'un collège électoral considère que c'est dans l'intérêt de son collège ou même du peuple tout entier de voter contre le parti auquel il appartient, ou même de rompre avec lui, il doit le faire. Winston Churchill, le plus grand homme d'Etat de ce siècle a changé deux fois de parti et n'a jamais été un militant docile.
En Europe continentale, la situation est tout-à-fait différente. Dans le système proportionnel, chaque parti envoie au Parlement un nombre de représentants qui doit refléter le plus fidèlement possible les votes reçus. Pour cela, le rôle des partis est reconnu par la Constitution et ancré dans les droits fondamentaux. Le simple député est officiellement élu comme représentant de son parti. Il ne lui est donc pas permis de voter éventuellement contre son parti. Au contraire, il lui est moralement lié, parce qu'il n'a été élu qu'en tant que représentant de ce parti (dans le cas où il viendrait en opposition avec sa conscience, il devrait avoir le devoir moral de démissionner). Même si la Constitution ne l'y oblige pas.
Naturellement, je sais que nous avons besoin des partis. Jusqu'à maintenant, personne n'a trouvé un système démocratique qui puisse se passer des partis. Mais les partis politiques ne sont pas des phénomènes très "agréables". Pourtant, sans eux, la vie politique ne fonctionne pas: nos démocraties ne sont pas le gouvernement du peuple mais le gouvernement des partis, ce qui veut dire: gouvernement des chefs de parti. Parce que plus un parti est grand, moins il est démocratique, moins ceux qui votent pour lui peuvent en influencer le leadership et le programme.
Fausse est la conviction selon laquelle un Parlement choisi à la proportionnelle est le meilleur reflet du peuple et de ses désirs. Un tel parlement ne représente ni le peuple, ni ses opinions mais seulement l'influence et la propagande que les partis ont réussi à exercer sur la population le jour des élections. En outre, cela rend plus difficile de faire du jour des élections ce qu'il pourrait et devrait être: le jour du jugement populaire sur l'action du gouvernement.
Petits partis
Il n'existe donc pas de théorie valable de la démocratie, ni de théorie valable qui requiert la proportionnelle. Ainsi, nous devons nous demander comment, dans la pratique, la proportionnelle influence la formation du gouvernement.
sous-titre: Et sur la possibilité aussi décisive de démettre un gouvernement?
Plus les partis sont nombreux, plus il devient difficile de constituer un gouvernement. C'est une réalité incontournable de l'expérience et de la raison. S'il n'y avait que deux partis, la formation des gouvernements serait simple. Mais la proportionnelle fait en sorte que même les petits partis ont une grande influence - et souvent même décisive - sur la formation du gouvernement et donc aussi sur ses décisions politiques.
Tout le monde me le concèdera. Et chacun sait que la proportionnelle fait augmenter le nombre des partis. Mais tant que l'on acceptera que "l'essence" de la démocratie est dans le gouvernement du peuple, en tant que démocrates, nous devons accepter cette difficulté puisque la proportionnelle apparaît comme "essentielle".
Mais la proportionnelle, et donc le pluripartisme est d'une influence encore plus négative - si c'est possible - quand il est question de faire tomber un gouvernement à travers une décision populaire, par exemple, à travers de nouvelles élections du Parlement. En premier lieu, parce que l'on sait qu'il y a beaucoup de partis et que pour cela, il est difficile d'attendre que l'un d'eux obtienne la majorité absolue. C'est pour cela que si les choses vont vraiment ainsi, la volonté populaire ne s'exprime contre aucun des partis. Aucun parti n'est licencié, aucun n'est condamné.
En second lieu, on ne s'attend pas à ce que le jour des élections soit le jour du jugement populaire sur le gouvernement. Il arrive que celui-ci soit un gouvernement minoritaire. Et, à cause de cela, il n'est pas en mesure de faire ce qu'il considérait comme juste, il est plutôt contraint de faire des concessions. Ou bien, c'était un gouvernement de coalition dans lequel aucun des partis engagés n'est totalement responsable.
Ainsi l'on s'habitue à ne considérer comme responsable des décisions du gouvernement, aucun des partis politiques et aucun de leur leaders. Et personne ne considère le fait qu'un parti perde 5 ou 10% des votes comme un verdict de condamnation. On pense simplement à une baisse momentanée de popularité.
Ensuite, même si la majorité des électeurs veut faire tomber le gouvernement, il n'est pas dit qu'elle y arrive. Parce que, même quand un parti, qui jusqu'à ce moment avait la majorité absolue (de sorte qu'il pouvait être considéré comme responsable perd cette majorité, avec le système proportionnel, il restera vraisemblablement toujours le plus important. Il pourra donc former une coalition gouvernementale, avec l'appui d'un parti moins important. Ainsi, même s'il perd les élections, le leader du grand parti, continuera à gouverner contre la décision de la majorité, et sur la base de la décision d'un petit parti qui peut être loin de représenter la "volonté du peuple".
Naturellement, un petit parti peut faire tomber un gouvernement, même sans nouvelles élections, sans un nouveau mandat des électeurs, et former un nouveau gouvernement avec les partis de l'opposition. C'est une contradiction flagrante avec l'idée qui est à la base de la proportionnelle: l'idée que l'influence d'un parti doit correspondre au nombre de ses électeurs.
L'on constate souvent des situations de ce genre. Et là où il y a un grand nombre de partis, et où de ce fait les coalitions sont la règle, ces situations sont devenues coutumières.
Il est certes vrai que des événements semblables peuvent aussi apparaître dans des pays où la proportionnelle n'est pas en vigueur. Mais dans ces pays, comme la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis, il s'est développé une tendance à avoir deux grands partis en concurrence. Il est question de ce bipartisme dont Winston Churchill disait: "la démocratie est la pire forme de gouvernement, exception faite de tous les autres".
Il voulait dire par là qu'aucune forme de gouvernement n'est bonne ou fiable ou libre de corruption. Tout cela étant tenu pour sûr, la démocratie est quand même toujours la meilleure solution qui ait été trouvée jusqu'à maintenant au problème de gouvernement.
Il me semble que c'est la formule rendant possible le bipartisme qui est la meilleure forme de démocratie. Parce qu'elle conduit toujours à l'autocritique des partis. Quand un des deux gros partis subit une vraie défaite, généralement il procède de lui-même à une réforme interne radicale. C'est une conséquence de la concurrence et du jugement clairement négatif de l'électorat face auquel il ne peut fermer les yeux. Grâce à ce système, les partis sont de plus en plus contraints de tirer les conclusions de leurs erreurs. Autrement, ils coulent à pic.
Le danger
Mes remarques contre la proportionnelle ne correspondent pas à une volonté de conseiller à toutes les démocraties de renoncer à cette formule. Je voudrais simplement imprimer un tournant dans le débat à propos de cette question. La conviction selon laquelle on peut déduire logiquement la supériorité morale du système proportionnel relève d'une ingénuité et ne résiste pas à une réflexion plus en profondeur.
En conclusion, on ne peut pas soutenir l'idée selon laquelle la proportionnelle est plus démocratique que le système britannique ou américain parce qu'elle se réclame d'une théorie dépassée par celle de la démocratie comme gouvernement du peuple (laquelle renvoie à son tour à la prétendue théorie de la souveraineté de l'Etat). Cette théorie est moralement erronée et insoutenable puisqu'elle est dépassée par la théorie du pouvoir de destitution qui revient à la majorité.
L'argument moral est encore plus important que l'argument pratique selon lequel il n'y a pas besoin de plus de deux partis complètement responsables et en concurrence entre eux pour donner aux électeurs le pouvoir de juger le gouvernement par leurs vote. La proportionnelle porte en elle le danger que la décision de la majorité soit minimisée et que donc la possibilité d'une défaite électorale ait une influence bénéfique sur les partis, ce dont la démocratie peut avoir besoin. Et pour permettre une décision claire de la majorité, il est important qu'il y ait un parti d'opposition aussi fort et aussi habile que possible. Dans le cas contraire, les électeurs sont souvent contraints de garder un mauvais gouvernement uniquement parce qu'il n'y a pas d'alternative meilleure.
Ma défense du bipartisme est-elle en contradiction avec l'idée d'une société ouverte?
La tolérance d'une pluralité d'opinions et de théories, aussi appelée pluralisme n'est-elle pas la caractéristique d'une société libre et de sa recherche de la vérité? Et ce pluralisme ne s'exprime-t-il pas dans une pluralité de partis?
Ma réponse est la suivante. La fonction d'un parti politique est de former un gouvernement, ou en tant qu'opposition de contrôler le travail de façon critique. Contrôler de façon critique signifie contrôler la tolérance d'un gouvernement envers les diverses opinions, les idéologies, les religions.
Certaines idéologies chercheront - avec ou sans succès - de dominer un parti ou d'en fonder un nouveau. Ainsi, il y aura un jeu d'alternance entre opinions, idéologies, religions d'une part et les gros partis en concurrence de l'autre.
Mais l'idée selon laquelle la pluralité des opinions doit se refléter dans une pluralité de partis me semble politiquement fausse. Et pas seulement politiquement, philosophiquement aussi. Parce qu'un rapport étroit avec la politique des partis s'accorde mal avec la pureté d'une doctrine.