Une fable malheureusement sérieuse de Sandro TessariSOMMAIRE: Le compte-rendu de la discussion qui s'est déroulée dans la Commission industrie de la Chambre des députés lors de l'examen de la loi qui accorde des dédommagements aux communes qui accueillent des centrales nucléaires sur leur territoire..
Ici commence l'aventure...
Le Président de la Commission lit une proposition de loi pour rendre plus rapide et plus résolu le démarrage du plan nucléaire. Il y avait des années que les lois s'enlisaient dans les hostilités des régions, dans la méfiance des communes, dans la colère des citoyens. Comme si ça ne suffisait pas, les radicaux et les écologistes s'étaient mis à agiter les âmes si bien qu'il semblait de plus en plus difficile de pouvoir mettre l'Italie sur le même rang que les pays les plus modernes et les plus émancipés.
L'idée s'était ainsi frayée un chemin, chez la plupart, qu'il fallait extraire de cette accumulation d'articles, de lois emphatiques, d'énonciations solennelles, un seul article - souple - qui prévît un dédommagement confortable aux communes qui auraient accueilli les nouvelles centrales nucléaires. Les choses en étaient là et tous les commissaires convinrent de cette nécessité, à l'exception de notre "obstructeur" qui, à cette occasion justement, annonça son obstructionnisme. Il disait - l'ingénu - que cette norme légalisait les pots-de-vin et il ne savait pas - vu son âge peut-être ou la fureur antinucléaire qui l'aveuglait - que depuis des années l'Etat accordait des contributions importantes aux communes pour les ennuis créés par les grosses installations de production d'énergie électrique. Mais procédons par étapes.
1 avril 1982: le poisson est radioactif
Le 1 avril 1982 les commissaires, blagueurs, préparent le poisson d'avril rituel à l'obstructeur en décidant que, s'agissant d'un petite loi modeste, il fallait mieux éviter l'examen solennel de l'Assemblée avec tous les députés. Il valait beaucoup mieux la voter en Commission, entre quelques intimes. Par ailleurs, cela offrait des avantages certains: davantage de discrétion - vu la délicatesse du sujet -, pas de journalistes, pas de tribunes avec un public qui s'émotionne, pas de publicité. Ainsi furent éliminées au départ toutes les tentatives de l'obstructeur de faire venir les caméras de télévision, les journalistes, les curieux: de faire en somme, de la Commission, une scène.
Ses arguments étaient plutôt simplets même s'ils paraissaient sensés. Si le nucléaire - disait-il - est beau, propre, nécessaire à l'économie et au progrès, quel nécessité avez-vous d'inonder de milliards les communes qui l'accueilleront? Voulez-vous peut-être acheter leur peur, leurs inquiétudes ou même leur santé? Et puis, pourquoi tous ces subterfuges, cette clandestinité, ce travail à "huis clos"? Certains députés se moquèrent de l'ignorance de l'obstructeur: ne savait-il pas que les tribunaux célèbrent aussi, de temps en temps, des procès à "huis clos"? Tout le monde rît de bon coeur à la boutade et, après quelques coups de coude et des clins d'oeil, les commissaires se préparèrent, diligents et le coeur gai, au dur travail qui les attendait.
Nucléaire oui, mais qu'on ne le voie pas
Le rapporteur pour la majorité mit sur le tapis la première question: comment intituler la loi? Une proposition: "contributions en faveur des communes où se trouvent des centrales nucléaires". Non, non, font en choeur les divers commissaires, le mot »nucléaire ne doit pas apparaître. Il faut être plus indirect, plus estompés, que diable! Il ne manque plus que ça: flanquer le monstre nucléaire en première page sur le titre de la loi! Nous pourrions dire "thermonucléaires", par exemple, suggère quelqu'un. Non, non, sont-ils plusieurs à répondre. "Thermoélectriques", c'est la bonne expression. Ou plutôt, le mieux c'est "centrales électriques", tout simplement; c'est plus chaste. Ce sera sans doute plus chaste exclame quelqu'un, mais la tournure comprend aussi les centrales qui ne sont pas nucléaires, les centrales à charbon. Eh bien, fait d'un air sournois le proposant, le charbon, au fond, a lui aussi ses problèmes. Il crée lui aussi des désagréments aux voisins... A ce point, tous les commissaires s'étaient
mis à exprimer leur avis sur la diversification, sur le nucléaire et sur le charbon.
Le président eut un mouvement d'appréhension: est-ce que par hasard vous aussi vous ne seriez pas en train de vous allignez avec l'obstructeur? Après plusieurs répliques en langage chiffré, dans lequel revenait constamment un rappel au pétrole et à ses prix qui augmentaient, et après quelques coups de téléphone avec des interlocuteurs qui restaient toujours dans l'ombre, le rapporteur, qui doit rapporter sur le texte à soumettre au vote de la Commission, prit la situation en main: le nucléaire et le charbon sont tous deux méritoires pour la cause du progrès. Je ne pense pas que l'on doit refuser au second ce que nous accordons au premier... Au cas où, un tout petit peu moins. Tous les commissaires se félicitent des mots si lapalissois du rapporteur et décident que c'est bien comme ça.
Ils commencent à acheter les communes
La loi est par conséquent intitulée: "Normes pour l'allocation de contributions en faveur des communes qui accueillent des centrales électriques alimentées par des combustibles, autres que les hydrocarbures."
La finesse de cette circonlocution avait fait disparaître à sa naissance tout soupçon qu'il s'agissait d'argent à distribuer, tout comme ce rappel si familier aux centrales électriques avait écarté les craintes d'un bond trop subit vers le futur nucléaire. Tous les commissaires furent même heureux, à ce propos, que le président de l'ENEL paratageât diligemment cette préoccupation. Il avait en effet envoyé à tous les usagers, en même temps que leur facture d'électricité, également une petite lettre dans laquelle on faisait comprendre, sans le dire ouvertement, que plus le nucléaire se serait développé plus la facture d'électricité aurait baissé. Pour le moment il était trop tôt pour parler de nucléaire à l'italien moyen. Il était important de lui insinuer cette conviction rassurante, celle d'un nucléaire proche à venir et de toute façon chargé de dons.
Seul l'obstructeur n'apprécia pas cette élégante pédagogie promotionnelle de l'ENEL. Un jour, même, rencontrant son président dans la salle de la Commission, il avait déversé sur celui-ci une grande quantité d'injures qui firent rougir les sténographes chargées de transcrire tout ce que disent les commissaires.
L'accord sur le titre de la loi avait été atteint depuis quelques minutes quand on remarqua dans la salle de la Commission un tohu-bohu général. Les commissaires semblaient avoir été pris d'une seule préoccupation, entre toutes: celle de découvrir qui étaient les heureux gagnants de la loterie qu'on était en train de préparer. Pour la première fois les groupes qui se forment généralement dans ces cas-là ne traversaient pas indistinctement tous les partis. Sur le choix nucléaire, en effet, il n'y avait jamais eu de dissensions ou de différences entre la majorité et toutes les oppositions, sérieuses. De ce consensus unanime restait exclu uniquement l'obstructeur qui, à bien voir, ne pouvait pas être considéré une opposition sérieuse. On pouvait remarquer que ce mouvement naturel de têtes, qui se croisent spontanément dans un coin ou l'autre de la salle, comme les vagues de la mer lorsque le vent se lève, avait lieu cette fois de façon sélective. Les têtes de la majorité s'agitaient d'un coté, autour de leur ro
cher le plus influent, et de même pour les oppositions. J'utilise ici le mot "opposition", comme un nom d'art pour ces partis qui ne font pas partie de la majorité mais qui se gardent bien de faire tomber cette même majorité...
... Mais ces maires ne sont que des communistes
De ce clapotis de la majorité sort un fil de voix plaintif que l'on entend à peine: mais ils sont presque tous communistes ces maires! C'est inouï!
Les communistes, faisant preuve de fair-play, font semblant de me pas entendre. Le rapporteur hasarde un amendement en regardant titubant les communistes qui, séraphiques, ont le regard perdu au loin. Leur leader, sa petite barbe sel et poivre bien soignée, est en train d'allumer sa pipe et blague gentillement avec les siens.
La majorité voudrait en pratique que l'argent aille non seulement aux communes, un peu trop communistes, qui accueillent les centrales mais également aux communes contiguës qui sont, en partie du moins, de centre-gauche. Tous, avec un silence significatif, font mine de considérer la chose tellement évidente qu'elle ne mérite même pas qu'on en parle.
Le terme "contigu" - hasarde distraitement quelqu'un - est peut être trop sévère.
De l'argent contigu? Non, limitrophe
Trop restrictif - éclate celui qu'on ne devrait jamais amener avec soi dans les salons comme il faut - ça laisse trop de gens dehors. Quelques quintes de toux. On tombe d'accord sur "limitrophes". Limitrophe veut dire voisin même si pas nécessairement contigu. Ça permet un certain caractère discrétionnaire élégant.
On en vient comme ça au point le plus cru, celui de la quantification de l'argent. Sur quoi faut-il indexer la distribution de l'argent? Sur les "kilowattheures" produits, suggère quelqu'un. Un certain nombre de têtes se concentrent autour d'un téléphone. De l'autre coté du fil arrive un conseil: mieux vaut l'indexer aux "kilowatt" de puissance installée. Dans le coin de la salle où sont groupés les commissaires qui ne savent pas rester à leur place, on entend une voix forte: avec ces centrales de merde qui sont toujours arrêtées, on aura beau compter l'argent sur les kilowattheures produits. En les indexant à la puissance nominale de l'installation, l'argent on le reçoit de toute façon, même si la centrale est arrêtée.
La partie bien élevée de la Commission, montrant un mépris certain pour de telles expressions, dans un souffle bleuâtre qui sort des pipes caressées avec des mains bien soignées, chuchote comme si la chose était faite; mais oui, ne créons pas de contentieux inutiles; qu'on donne l'argent par kilowattheure produit et par puissance installée. Qu'on passe à autre chose.
Gare à oublier quelqu'un...
Depuis quelques minutes un téléphone continuait à hurler. Du récepteur sortaient des torrents de larmes alternés à des torrents d'invectives: en parlant seulement de centrales en exercice, l'argent vous le donnerez uniquement à ces deux ou trois communes qui ont de vieilles petites centrales, des bagatelles. Nous qui sommes en train de construire les mégacentrales du plan énergétique, nous n'aurons pas un sous pour nous avant cent ans. Tout le monde sait qu'en Italie personne ne veut les centrales - continuait la voix qui est désormais un "dies irae" - vraiment personne. Soyons réalistes! L'argent, si vous nous le donnez, donnez-le nous tout de suite, parce que les ennuis on les a déjà maintenant: les écologistes, les protestations, les paysans, les rues bloquées et tout le vacarme antinucléaire!
La majorité se consulte avec les oppositions, laquelle se consulte avec la majorité. Mais comment ce détail a-t-il pu nous échapper, se demande quelqu'un en se tapant le front. La rapporteur reçoit formellement et solennellement l'instance de base et corrige le texte qui devient: "une contribution pour chaque kilowatt de puissance nominale des installations en cours de construction".
Toutes ces discussions et ces décisions ont lieu tandis que l'obstructeur, auquel personne ne fait attention, récite son monologue obstructionniste. Le secrétaire de la Commission avait à peine eu le temps de prendre sa plume lorsque d'un téléphone sonnant, que personne ne se décidait à décrocher, sort un jet d'encre qui sur une feuille blanche prend la forme d'une supplication: Vous m'avez oublié. Je n'ai pas encore de centrale, mais j'aurai bientôt l'autorisation de l'avoir. Je vous en supplie, ne m'oubliez pas. Le président, sans y prêter la moindre attention, laisse tomber la supplication onctueuse entre les mains du copiste tout en participant en souriant à un plaisanterie qui voltige au fond de la salle. L'alinéa est ainsi perfectionné en précisant que les contributions, données pour les installations en cours de construction, seront étendues également aux installations "qui seront autorisées par la suite".
Et les régions?
Tu les mets où les régions?
La semaine suivante, les travaux de la Commission commencent mal. Dans le ciel, des gros nuages noirs ne font présager rien de bon. On se dépêche de fermer les fenêtres dont les rideaux s'envolent. Le seul élément tranquillisant est la voix monotone de l'obstructeur qui continue à parler comme si le monde n'existait pas. Et à l'extérieur, le monde gronde. De toutes les régions d'Italie on menace une marche sur Rome. On a su que, au mépris des instances régionales, l'argent ne sera donné qu'aux communes et aux autres qui sont limitrophes.
Mais nous, nous ne sommes pas limitrophes? Crient les régions. Les centrales insistent sur notre territoire et nous insistons! Nous ne sommes peut-être pas embêtés aussi?
Le rapporteur, la majorité, la minorité, la totalité, toujours à l'exception de l'obstructeur, qui de toute façon ne s'aperçoit de rien, prennent des mesures urgentes. Ils accueillent tout de suite formellement pour qu'on ne croie pas qu'ils cèdent à toute sorte de pressions. Au fond, il s'agit seulement de changer le titre de la loi dont le titre est à présent: "Contributions en faveur des communes et des régions sièges de centrales...".
Un cri solitaire déchire la nuit. La nuit, parce que la Commission s'était réunie à 22 heures dans l'espoir de faire tomber dans le sommeil l'obstructeur monologuant. Le cri secoue les commissaires réquisitionnés pour le tour de nuit et occupés à lire les romans qu'ils avaient amenés avec eux.
Mais il n'y a que moi qui reste exclu? Hurle la voix régionale solitaire. Mais pourquoi donc? lui répond, en choeur, la Commission, consciente d'avoir ainsi bien distribué la manne qui bien difficilement n'aurait pas atteint tout le monde. Mais la nuit n'est troublée que par des sanglotements d'une puissance inhabituelle. Au moins mille mégawatt, on était portés à croire. Mais ils étaient mille deux cents, comme on l'apprit par la suite.
De l'argent "una tantum"
Mais tu es vraiment sûr de ne pas être à bord? Demande la Commission, solennelle et d'une seule voix. La réponse est un torrent de larmes. Et les autres régions qui sont comme toi?, insinue la Commission. Les autres régions ont de la chance, éclate enfin la voix déchirante. Elles ont des centrales, ou nucléaires ou convertibles au charbon. Par conséquent, elles reçoivent de toute façon de l'argent. Et la tienne, comment est-elle?, demande la Commission tranquillisée par un début de bon-sens dans la voix nocturne. La mienne, hélas, n'est pas convertible, mais pas du tout.
Les commissaires tournent à droite et à gauche leurs cernes prononcées. Quelqu'un hasarde: et si c'était un truc, un cheval de Troie... Mais quel cheval de Troie!, répond un tel qui vient de se réveiller mais qui montre qu'il a des idées claires à ce propos. Celui-là c'est un fils de pute, s'il passe on ne sait pas comment il élargit les bras. Et plus il s'élargit, vous me comprenez, moins on l'attrape...
De l'argent "ad personam"
La région, hurlante, comprend: ou maintenant ou jamais. Elle commence à jurer qu'elle est toute seule, la pauvre, et qu'il n'y a pas de ruses dans sa demande absolument innocente, une demande égalisatrice. La Commission, éprouvée par cette longue veillée, supporterait tout, sauf de ne pas apparaître égalisatrice. Elle propose donc d'introduire dans le texte: "pour les installations thermoélectriques alimentées à l'huile combustible non convertibles pour fonctionner au charbon".
Un commissaire, doté d'une logique extraordinaire, hasarde: mais de la sorte, pratiquement, la contribution c'est comme si nous la donnions à tout le monde. La loi était née pour faciliter le nucléaire: nous l'avons élargie au charbon et maintenant au pétrole. On a peut-être perdu le sens d'intervention extraordinaire qu'elle devait avoir. La région, qui se trouvait à l'autre bout du fil, comprend le danger qu'elle court au moment justement où tout semblait s'arranger et se récrie: si vous craignez que ce soit un truc, voilà, vous pouvez précisez encore... je vous offre mon identikit. Vous pouvez ajouter: "de puissance nominale qui ne soit pas inférieure à 1200 mégawatts". Si ça ne vous suffit pas encore, si vous craignez qu'il ne s'agit pas que de moi, ajoutez: "les installations entrées en service après le 31 décembre 1980".
De l'argent à go-go
La Commission, à ce point, devant des preuves tellement irréfutables de bonne foi, rassurée qu'il s'agit d'une gratification personnelle, accepte. Mais elle ajoute d'un ton bourru: mais je vous en prie, que ce soit une contribution "una tantum". Nous sommes d'accord.
Entre-temps les bureaux d'étude des communes avaient fait un peu de comptes et, vu la misère de cette gratification, les voilà qui soulèvent une protestation de caractère technique. Des quatre coins de la péninsule, des maires de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel soufflent sur le feu du mécontentement populaire. Ils répandent parmi les gens l'idée que ceux de la Commission ne savent pas faire leurs comptes, qu'ils ne comprennent rien à la finance. Mais que diable, comment peut-on donner des contributions fixes avec les taux d'inflation que nous avons? Dans quelques années nous nous retrouverons avec une poignées de mouches, murumurent-ils partout.
Une délégation suffisante de l'arc constitutionnel demande de se faire entendre. Le colloque est plein de conjonctifs et de concepts théoriques de grande haleine. Le suc est à peu près le suivant: oui, ce sont vraiment quatre sous... donnez-les nous au moins indexés. La Commission, qui travaille en syntonie avec l'arc-en-ciel de l'arc constitutionnel, ne peut pas ne pas être d'accord sur le caractère licite de la demande. Ainsi, dans le texte, on précise que les "contributions dont.... seront indexées".
Notices biographiques sur l'obstructeur
Plusieurs mois s'étaient désormais écoulés depuis le début des travaux pour la rédaction de ce projet de loi fort laborieux. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, la loi comptait un seul article mais d'une sagesse législative tellement dense que les saisons passaient et les commissaires ne réussissaient pas à parvenir à une conclusion. Après le printemps vint l'été. L'obstructeur, qui n'était jamais rentré chez lui craignant qu'en son absence la Commission aurait pu commettre on ne sait quelles infamies, continuait imperturbablement à parler. En juillet tous les commissaires se montraient en habit de lin clair avec des chemises légères. L'obstructeur, n'ayant jamais pu se changer, transpirait beaucoup avec ses habits d'hiver, mais la passion qui l'animait, ne lui permettait pas de se rendre compte de ce qui se passait et ce qui était en train de changer autour de lui. Ses habits se confondaient désormais avec la couleur verdâtre du cuir du fauteuil dont il n'avait pas décroché, depuis plusieurs mois.
... et sur le Pec
L'automne vint avec ses pluies. Avec les pluies arriva aussi le Pec. Malgré l'opinion de l'obstructeur, Pec n'est pas l'abréviation de péculat. C'est une chose différente. Depuis plusieurs années, le Pec empêche les habitants de l'Appennin tosco-émilien de dormir. Le Pec est étroitement associé au plan nucléaire, mais ce n'est pas une centrale et il n'y avait donc pas moyen de l'introduire avec ses habitants dans les bénéfices de la loi. Un appel fut lancé, à toutes fins utiles, aux meilleures intelligences du pays pour étudier la manière d'inclure le Pec aussi dans la philosophie de la loi.
Cet inconnu....
Après de longues réflexions on découvrit que le Pec était un réacteur pour l'expérimentation des combustibles des centrales électriques de type avancé. Ces savants sont extraordinaires: ils réussissent à faire des conférences sur le nucléaire en te donnant toujours l'impression qu'on parle d'autre chose. Ils ont même conseillé au Comité national pour l'énergie nucléaire de changer de nom et de look: en effet aujourd'hui l'organisme promoteur du nucléaire en Italie est connu sous son nom d'art ENEA, qui en plus de représenter un juste hommage à la tradition de Virgile, peut être aussi codifié comme Organisme national des énergies alternatives. Et tout le monde conviendra que ce style tout allusion et élision est beaucoup plus tranquillisant.
Donc, une fois établi que le Pec est un réacteur comme les autres réacteurs, même s'il ne produit pas d'énergie électrique, on pensa qu'il aurait été scandaleux de l'exclure de la loi. A la Commission, à laquelle il ne viendrait jamais à l'esprit de s'opposer, en quelque sorte à l'avis des techniciens, la chose apparait tellement évidente qu'on décide tout de suite de donner un peu d'argent à la commune qui accueille un réacteur si important.
Le Pec devait avoir des amis influents car tous les téléphones de la Commission se mirent immédiatement à sonner. Des coups de téléphone croisés interurbains et intercontinentaux. Les messages, qui avaient tous un ton plus que suppliant, franchement ordonnateur, concordaient et insistaient sur une chose: le financement ne devait pas être 'una tantum'.
Mais à quoi l'indexer si le Pec ne produit pas d'électricité et qu'il n'y a pas par conséquent pas de kilowatts à compter?, se demandait perdue la Commission. Que peut-on trouver qui ait la même énergie et la même vitalité croissante que celle des turbines des grandes centrales? La lumière de l'intelligence s'allume chez un commissaire: mais bien sûr, que diable, comment ne pas avoir y pensé plus tôt? Autre chose que des turbines, le Pec est turbineux dans la croissance exponentielle de ses coûts: à un tiers des travaux il a déjà dépassé de trois fois les prévisions de dépense finale. C'est une idée, répondirent en choeur les commissaires pour couvrir la voix de l'obstructeur qui était montée de quelques décibels de trop. En traduisant l'idée lumineuse en pratique, le doute vint à quelques commissaires que le chose était un tant soit peu démentielle, mais du moment qu'aucun commissaire ne semblait bien connaître le Pec, le conseil fut écouté en considération du fait que la requête d'émoluments semblait modes
te et presque timide: 5 pour mille seulement des dépenses. Une bagatelle.
Ils étaient tous tellement heureux d'avoir trouvé une solution intelligente pour un problème technique si délicat, si étroitement lié à la science, que personne ne faisait attention aux imprécations de l'obstructeur. Soudain un commissaire qui était au téléphone jette le récepteur comme s'il brûlait. Du récepteur qui sautillait rageusement sur la table sortent des torrents d'insolences: vous êtes des analphabètes! hurle la voix contre les commissaires. Mais vous ne savez pas que le Pec coûtera beaucoup plus qu'une centrale? Et surtout que son coût sera éternel? Comment éternel, hasarde un commissaire. Parce qu'il ne pourra jamais être achevé, continue implacable le récepteur. Autrement on découvrira le mensonge, que le Pec ne sert à rien, qu'il est déjà dépassé, qu'il est déjà obsolète. Obsolète?, répondent de plus en plus gênés les commissaires qui pensaient au Pec comme à quelque chose tout à fait à l'avant-garde.
La dernière réponse du récepteur explique l'équivoque. Oui, le Pec est comme la toile de Pénélope: il ne doit jamais être terminé. Durant éternellement dans le temps, le Pec résout beaucoup de problèmes: il donne du travail aux jeunes, il soulage le malaise du Sud, il alimente les industries qui reçoivent les adjudications (celles pour construire et celles pour démolir: une sorte d'industrie perpétuelle). Et comme grand final, maintenant il alimentera aussi la commune qui l'accueille. Eternellement.
Mais ce Pec, quel est son sexe?
Les commissaires se regardent entre eux un peu gênés. Ils se demandent l'un l'autre: mais toi, que sais-tu de ce sacré Pec? Mais les réponses sont du type: "sacrée" tu veux dire, parce que le Pec est une centrale et donc de sexe féminin. Incertains sur le sexe du Pec, les commissaires plongent dans l'avilissement. Depuis combien d'années est-elle sur pied? Mais elle n'est pas sur pied, parce qu'elle n'est pas finie, donc elle est assise. Oui, d'accord, mais quand est-ce que tout ça a commencé? C'est la panique profonde dans la Commission. Personne ne se rappelait quand avait été posée la première pierre, ni quel avait été le ministre inaugural qui avait donné le premier coup de truelle. La chose était vraiment en train de prendre une mauvaise tournure. Le président, d'un geste malicieux, mit le récepteur devant le haut-parleur qui envoyait à tue-tête l'intervention-fleuve de l'obstructeur qui, par ailleurs, n'ayant pas beaucoup d'arguments, insistait sur un concept néo-mathématique: Pec-péculat. Pec-péché, P
ec-péculat, répétait-il avec obsession presque comme s'il bégayait. Le président espérait ainsi que l'interlocuteur anonyme se rendit compte que dans la Commission il y avait aussi quelqu'un qui disait du grand mal du Pec.
Un chuchotement venant de derrière les épais rideaux en velours devant la porte d'entrée lui évita ce quiproquo. Entre les amples plis de ces rideaux, dès le début de la discussion de la loi, s'était nichée toute une série de curieux personnages aux étiquettes les plus étranges.
On les appelait en plaisantant les amis de l'atome, parce qu'ils avaient un tel attachement pour la loi qu'ils avaient décidé - ressemblant très fort en cela à l'obstructeur - de ne pas abandonner la tranchée tant que la science n'aurait pas triomphé. Eux aussi, comme l'obstructeur, sans jamais rentrer chez eux, sans changer de chemise. Le soir, ils cuisinaient un oeuf sur un fourneau alimenté par une petite centrale atomique de poche. Comme cela arrive souvent, ces adversaires irréductibles avaient presque fini par fraterniser. Quelques fois les amis de l'atome avaient offert leur petite centrale atomique à l'obstructeur pour réchauffer un peu de café mais ils avaient toujours reçu un refus poli. L'obstructeur considérait qu'il ne devait jamais démentir sa foi dans les énergies renouvelables. Il utilisait ainsi une turbine rudimentaire alimentée par la cascade impétueuse des torrents de sueur qui coulaient de son front durant ses monologues inépuisables et animés. Chacun à sa façon visait à l'autosuffisance
énergétique et à ne pas dépendre de l'étranger pour ses ravitaillements.
Il a aussi des amis
Les amis de l'atome expliquent au président que celui qui menacent des foudres au téléphone est la commune limitrophe du Pec. Laquelle, au nom de tous les limitrophes, demande l'extension du bénéfice conformément à la philosophie de la loi. Le président en réfère au rapporteur qui le rapporte aux commissaires: c'est uniquement un problème égalisateur, font-ils tous en choeur. Mais il est clair que ce fut une méprise, ajoute rapidement un commissaire. Le Pec n'étant pas une centrale, il est clair que le concept de limitrophe, qui valait pour les communes avec les centrales, ne peut pas être appliqué dans ce cas si on ne le rend pas explicite. Qu'on l'explicite, donc, lance satisfait le président. Ainsi, la Commission dans sa sagesse de Salomon décide d'accueillir la demande des limitrophes. Et la loi distribuera équitablement les contributions à la commune qui accueille le Pec et "aux autres communes limitrophes".
et sont limitrophes...
Mais les problèmes, loin d'apparaître résolus, se présentent de plus en plus désordonnés. La dispute qui avait déjà explosé à l'occasion de la dissertation savante sur l'ambiguïté sémantique du concept de "limitrophe" explose une nouvelle fois. A la fin le rapporteur, qui dans le jeu des parties représente la majorité de gouvernement, conscient qu'en se barricadant derrière une interprétation réductrice du concept de limitrophe il aurait fini par donner de l'argent uniquement à quelques maires communistes - que veux-tu trouver d'autre dans l'Appennin tosco-émilien? - opte pour le pluralisme sémantique. Le texte de la loi portera donc une explication significative: "les communes limitrophes intéressées".
et intéressées...
Les commissaires du poulailler explosent: et je voudrais bien voir si une seule commune de tout l'Appennin n'est pas intéressée à participer au partage de cette véritable manne qui tombe du ciel!
Je viens aussi? Eh bien, pourquoi pas?
Dans la fantaisie des commissaires s'allument les lumières des grandes batailles idéales. Les luttes inter-communales: moi je suis limitrophe; non, toi pas. Mais je suis intéressée, comme le dit la loi. En somme, une vraie guerre entre ceux qui sont limitrophes et intéressés et ceux qui sont moins limitrophes et peut-être plus intéressés. A un certain point, comme cela arrive toujours dans ces cas-là, la sagesse ressort avec la simplicité de la vérité. Ce sera un tribunal supérieur, celui de la région qui décidera quelles sont vraiment "les communes limitrophes intéressées" vraiment désintéressées, sanctionnent les commissaires qui n'ayant jamais fait un picnic sur le Brasimène - quelqu'un continuait à parler de Trasimène - ne savent pas que la région des communes limitrophes et intéressées par la distribution de l'argent public concerne plus d'une région.
Juste le temps d'apaiser la dispute entre les communes qu'une nouvelle dispute explose entre les régions qui sont toutes deux limitrophes et toutes deux intéressées par la question.
Mais la fantaisie du législateur est infinie. Elle ne s'arrête jamais à la première difficulté. Il y avait en réalité un petit problème qui embêtait les partis de la majorité et c'était que les deux régions auquel aurait été accordé le financement était rouges. La chose était certainement embêtante. Pourquoi, au fond, le gouvernement, qui n'est pas rouge, doit-il, avec sa majorité, donner de l'argent à deux régions rouges qui se disputeront continuellement pour revendiquer un plus grand caractère limitrophe et un plus grand intérêt pour l'argent du Pec? La solution est comme l'oeuf de Christophe Colomb. Et la majorité confectionnera le texte: "Au cas où l'on ne parviendra pas à un accord, le ministre de l'industrie interviendra par décret". Les communistes sont heureux. A l'intérieur d'eux-mêmes ils pensent qu'ils ne se disputeront jamais pour ne pas donner prétexte au ministre de fourrer son nez dans des affaires qui sont uniquement tosco-émiliennes.
Place aux "ouvrages civils"
A la fin, relisant tout le paragraphe, quelqu'un, après des calculs rapides et repensant qu'il est difficile de trouver pas uniquement dans l'Appennin tosco-émilien des communes qui ne soient pas intéressées en quelque sorte à recevoir en plus une allocation pour les pannes éventuelles ou les fuites radioactives ou pour le transport de matériel dangereux, a jugé bon d'arrondir l'obole de 5 pour mille, en l'indexant, outre que au coût du réacteur, qui est un chiffre que personne ne connaît - il semble s'approcher d'un nombre imprécis de milliers de milliards - également au coût "des dépenses à soutenir pour les ouvrages civils".
Comme chacun peut bien voir le concept d'"ouvrages civils" ne renferme pas quelque chose de spécifique mais n'importe quelle chose faisable ou pensable: rues, ponts, viaducs aériens, autoroutes à seize bandes. Qui pourrait nier à ces choses très chères le droit d'être considérées comme des ouvrages civils et donc productrices de ce bénéfice de 5 pour mille dont parle la loi?
A ce point tous les commissaires sont pris d'envie pour ne pas être maires d'une des petites communes sur laquelle serait tombée une pluie d'or tellement abondante.
Une intuition extraordinaire, celle-ci, des ouvrages civils! Démolir une maison et en construire une autre pour des exigences du réacteur qui ne sont pas mieux précisées. Qui peut dire au fond connaître les exigences d'un réacteur si bizarre et si anormal comme le Pec? Mais pourquoi se contenter d'une maison? Déplacer des villages tout entiers, des communes, des petites villes, tout peut rentrer dans le concept d'"ouvrages civils": déplacer en aval les villages enfoncés dans le fond de la vallée. Magnifique, magnifique, exclament tous les commissaires ravis. C'est la vraie pierre philosophale!
La 393 n'est pas un ambe sec?
A un certain point, parmi les commissaires se répand un peu d'embarras. L'obstructeur avait commencé de façon menaçante à agiter une feuille de papier comme un drapeau. La "393", la "393" hurlait-il avec sa voix de stentor, qui n'était pas nécessaire car dans la Commission on entend fort bien même en parlant à voix basse.
Les commissaires parlent souvent, par facilité et en économisant leurs mots, en donnant les numéros des lois auxquelles ils se réfèrent et tout le monde comprend ou fait semblant de comprendre car ce n'est pas sympathique de montrer qu'on ne sait pas reconnaître une loi par son numéro. Personne en réalité ne savait bien ce que signifiait ce "393" hurlé de cette façon, mais la sentiment commun était qu'il évoquait quelque chose de déplaisant, quelqu'un de non présentable qu'on met à la cuisine quand arrivent les invités importants, quelque chose du genre. Le président, interprétant une exigence commune d'être tirés hors de cette situation d'incertitude, fait suspendre la séance. Les quinze téléphones éparpillés dans la pièce sont pris d'assaut. Une série fort animée de conversations commence, presque toutes chiffrées comme savent le faire les meilleurs agents de bourse dans les journées chaudes.
Mais non, ce n'est que la double contribution
A la reprise des travaux, le rapporteur pour la majorité remercie avec une componction solennelle l'obstructeur pour ce rappel à la "393". Sans sa mémoire extraordinaire, la Commission aurait couru le risque de donner deux fois la contribution publique à certaines communes en échange du même "ennui", pour utiliser un mot qui résume tous les embêtements que doit subir un commune qui offre généreusement son hospitalité à une centrale. Alors qu'un sentiment contenu d'appréciation pouvait être lu sur le visage de beaucoup de commissaires, d'approbation aussi de certains à l'adresse de l'obstructeur, la voix impassible du secrétaire donnait lecture du texte qui, pour ce paragraphe du moins, aurait obtenu un consensus unanime - tout le monde l'espérait - de la Commission: "L'indication des communes destinataires des contributions et la répartition de la contribution entre celles-ci, et le contrôle des conditions pour l'allocation des contributions prévues par l'article 15 de la loi 2 août 1975, n. 393 sont réglés
par décret du président du conseil régional".
Tout le monde est d'accord. Et même totalement d'accord.
L'obstructeur, qui espérait au moins une fois pouvoir voter normalement comme tous les autres, sans être toujours obligé d'opposer sa diversité, essaya de dire que ce texte non seulement n'empêchait pas du tout au président du conseil régional d'accorder une double contribution, mais qu'il l'autorisait même: il fut submergé par un choeur de "mais tu n'es jamais content!", "mais tu as des problèmes!", "mais que diable!".
Alors que les commissaires procédaient unis au vote, une voix du fond, moqueuse, apostropha l'obstructeur: mais comment peux-tu croire qu'un président de conseil régional donne deux fois de l'argent à un maire? Ah, ah, il faudrait qu'il soit de son parti, de son courant, de son sous-courant... et cela, en termes de probabilités, est vraiment très peu, mais très peu probable.
Au temps où se déroulèrent les fantaisies dont je parle, le nuage de Tchernobyl n'avait pas encore fait le tour de la planète si bien que tous les commissaires, exception faite de l'obstructeur, dans un fraîche matinée de novembre, tirant un soupir du profond de leur coeur, votèrent en faveur de la loi. Personne ne se souvenait bien qui avait été le premier à dire que voter pour le nucléaire voulait dire voter pour la science, pour la raison, pour le progrès, si bien que tous avaient répété ce concept convaincus que l'unanimité était presque synonyme de vérité.
Et l'obstructeur, qui s'en souvient?
La présence de l'obstructeur était considérée par tous comme sans influence aux fins d'un vote qui devait être considéré, de toute façon, unanime. Et puis au fond que pouvait jamais représenter cet unique vote contre la loi, par rapport aux 27 voix favorables de toute la coalition politique? Et quelqu'un insinua même que l'obstructeur n'aurait même pas pu participer matériellement au vote, ce matin du 10 novembre 1982. Après tant de mois sur une chaise, il s'était comme amalgamé avec elle. Il s'était fondu et confondu avec les meubles de la belle salle de la Commission. Ce seul vote contraire lui était peut-être accordé à la mémoire. Mais que c'était purement symbolique on le comprit du fait que plus tard personne ne parla plus de cette loi et surtout que le souvenir s'effaça que quelqu'un eut jamais pu s'opposer à une loi projetée de façon si syntonique dans le futur le plus radieux de l'humanité.