par Leonardo Sciascia (*)SOMMAIRE. Il exprime un avis positif sur le jugement qui a acquitté Liggio, vu l'insuffisance de preuves. C'est un bon signe, qui indique une "observation du droit, de la loi, de la Constitution". Quoi qu'il en soit il reste de l'avis que les grands procès contre la mafia "mettent en danger l'administration de la justice". L'échafaudage d'instruction du procès a résisté aux épreuves, mais ce qui n'a pas tenu c'est la "théorie de la coupole", autrement dite "théorème Buscetta". La mafia n'est pas une chose unitaire, mais une sorte de "confédération de mafias", souvent en conflit entre elles, et cela malgré que Michele Greco soit défini le "pape" de la mafia. il s'agit, tout au plus, d'un "pape" schismatique, d'une mafia schismatique qui trouve aujourd'hui avantageux que dans les prisons nationales on... accueille... des personnes qu'elle aurait été obligée d'éliminer si elles avaient été en liberté". Preuve en est l'assassinat d'Antonio Ciulla à sa sortie de prison après l'acquittement.
(CORRIERE DELLA SERA, 27 décembre 1987)
Je confesse que de la seule audience du super-procès (1) à laquelle j'aie assisté, je suis sorti avec de l'appréhension. C'était une des journées où Buscetta (2) répondait aux questions des avocats; et sauf Buscetta, qui répondait calmement et précision, tout n'était que confusion. Des doutes terribles m'assaillirent sur la conduction et le déroulement du procès; et il me semble avoir déjà écrit à ce sujet sur ce journal. Mais ce qui m'est donné de connaître aujourd'hui du jugement efface mon impression d'alors. Le jugement ne me paraît pas fruit de la confusion; on y entrevoit même cette observation du droit, de la loi, de la Constitution que les fanatiques voudraient faire tomber en désuétude. Et il suffit de considérer l'acquittement de Liggio, qui à mon avis est un fait même plus important que la condamnation de certaines autres personnes.
Toute la légende qui tourne autour de ce personnage, toutes les attributions dont les journaux le gratifient, tous les graves soupçons dont il est la cible (et que je partage aussi) ne sont pas parus suffisants à la Cour pour prononcer une condamnation contre lui. Une décision rassurante, pour ceux qui aiment encore le droit; et elle devient presque un signe de la "table rase" que les juges ont su faire des préjugés extérieurs, plutôt éclatants et pressants. En reconnaissant cela, je ne désiste pas de l'opinion que les super-procès mettent en danger l'administration de la justice, lorsqu'on a une idée de la justice.
Onn peut certainement dire que l'échafaudage d'instruction ait fondamentalement résisté aux débats, mais j'ai l'impression que ce qui n'a pas résisté - et qui ne pouvait pas résister - c'est la théorie de la "coupole", autrement dite "théorème Buscetta". Je n'ai jamais cru que la mafia était une chose fortement unitaire et pyramidale; et je considère que le fait de le croire crée des fourvoiements, des risques, des fléchissements à des satisfactions faciles et momentanées (comme celles que l'on remarque dans les médias devant le résultat de ce procès).
Mon opinion a toujours été est que la mafia est une confédération de mafias: parfois en paix, parfois en accord, souvent en conflit. Des conflits qui naissent justement, on est portés à le croire, de la volonté de prévariquer, d'empiéter, de bouleverser l'équilibre fédératif pour en faire un instrument unitaire et absolutiste (nous utilisons, on le comprend, des termes approximatifs).
Le fait que la sentence reconnaisse Michele Greco (3) comme "pape" ne veut pas dire qu'il n'existe pas d'autres papes, antipapes et papes noirs; et il a même eu la malchance d'être, à l'intérieur de cette mafia dont on dit qu'il est le chef, le "pape" d'un événement schismatique tellement nouveau et grave dans l'histoire des mafias, qu'il s'est trouvé devoir affronter une sorte d'alliance objective entre les chismatiques et les lois de l'Etat. Une chose inouïe et - on l'espère - qui ne fournira aucun avantage, si ce n'est provisoire, si ce n'est précaire, aux schismatiques.
De cet avantage - qui sera provisoire et précaire dans la mesure où les gardiens de la loi et l'opinion publique sauront en prendre conscience - on peut essayer de trouver une définition courte et nette: la mafia schismatique a découvert qu'elle avait avantage à ce que dans les prisons nationales soient hébergées plus ou moins longuement toutes ces personnes qu'elle aurait été obligée d'éliminer si elles avaient été en liberté, en affrontant des frais et en courant des risques. Preuve en est l'élimination du "mouchard" qui avait permis la capture de Michele Greco: un acte qui a été considéré d'une manière générale comme une vengeance pour le compte du "pape" et qui devait être considéré par contre comme une tentative d'aggraver sa position judiciaire. Et on en a la preuve aujourd'hui dans l'assassinat d'Antonio Ciulla: le soir même de son acquittement, de sa libération. Il s'agissait peut-être d'une vengeance mais il faut surtout considérer la chose comme une manière de dire à la cour qui l'a acquitté: "Vous
avez bien fait pour les autres, vous vous êtes trompés avec lui". Ces considérations que je fais (qui ne veulent pas le moins du monde ôter de la valeur et de la justesse au procès) peuvent apparaître paradoxales, mais j'en confie la valeur au temps, et il ne faudra pas longtemps.
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N.d.T
(*) SCIASCIA LEONARDO. (Racalmuto 1921 - Palerme 1990). Ecrivain, auteur de romans célèbres ("Le parrocchie di Regalpetra", 1956; "Il giorno della Civetta", 1961; Todo modo, 1974), mais connu aussi comme polémiste, participant de la vie civile italienne pendant vingt ans au moins. Il fut aussi député radical pendant une législature, intervenant de façon énergique dans les batailles pour les droits civils (affaire Tortora, etc).
1 - MAXI-PROCES. Procès commencé à Palerme en 1985 contre plus de six cent personnes accusées de crimes et d'appartenir à la mafia et basé sur les confessions de Tommaso Buscetta et d'autres "repentis" (Contorno, Sinagra...). Les ministères publics furent Ayala et Signorino. Il dure 21 mois et le jugement est prononcé le 10 février 1987 (1er degré) avec la condamnation de la plupart des accusés (338 condamnations - 19 prisons à perpétuité pour les boss de la mafia, parmi lesquels Michele Greco et Salvatore Riina, Pietro Vernengo, Giambattista Pullarà, ainsi que pour les killers). Luciano Liggio est acquitté. Le procès de second degré commence à Palerme en 1990. Il s'achève le dix décembre avec une réduction des peines (les prisons à vie passent de 19 à 12). La Cour de Cassation modifie le jugement d'appel en annulant quelques absolutions.
2 - BUSCETTA TOMMASO. Mafioso sicilien, arrêté au Brésil le 24 octobre 1983, il collabore avec la magistrature américaine et italienne en fournissant des renseignements sur la mafia jugés dignes de foi.
3 - GRECO MICHELE. Boss de la mafia. Il devint chef de la mafia sicilienne après l'assassinat de Giuseppe Di Cristina (30 mai 1978).