Interview de Marco Pannella par Janis Papagiorgiu("New Federalist" - Mars 1988, Nouvelles Radicales N1 - Avril 1988)
SOMMAIRE: Avec les traités en vigueur, chaque sommet intergouvernemental européen se déroulera désormais dans une atmosphère de "dernière chance". Il faut un changement profond, il faut désormais penser à une Constitution européenne, plutôt qu'à un nouveau Traité. Les radicaux insuffleront dans cette lutte l'expérience et la méthode mûries dans d'autres luttes, où des succès importants et significatifs ont déjà été obtenus.
NEWFEDERALIST: Je voudrais d'abord connaître votre évaluation du dernier Sommet européen, surtout en ce qui concerne l'augmentation des ressources propres de la Communauté et les perspectives du Marché Unique?
MARCO PANNELLA: Tout ce que l'Acte Unique de Luxembourg pouvait permettre est là: un sauvetage de la dernière heure, une augmentation inadéquate, la confirmation des perspectives de Jungle Unique (jungle unique souligné) et non d'un "Marché unique". Hanovre verra de graves contrastes déguisés, qui éclateront à Athènes ou à Madrid. Et ils seront chaque fois au bord de la catastrophe. Sans une souveraineté politique et institutionnelle, sans la Constitution des Etats-Unis d'Europe (et pour ce qui est du Projet de Traité, nous devons désormais le transformer en projet de Constitution), nous payerons tous de la disparition définitive de cette réalité historique le "manque" interne et extérieur d'Europe. Nous serons tiers-monde... C'est pour cela que le Parti radical estime désormais qu'il faut organiser sans attendre une espèce de grande campagne pour une "libération gandhienne" de l'Europe de la domination des bureaucraties, des intérêts, des pratiques nationales et nationalistes.
NF: Quelle est, selon vous la situation de la bataille pour l'Union Européenne lancée par les fédéralistes?
MP: Comme le répétait souvent Altiero Spinelli durant sa dernière année de lutte et de sagesse, il faut y ajouter le grain de folie radicale. Il nous a demandé publiquement, solennellement, de nous y vouer, corps et âmes: nous le ferons, j'en suis certain, non seulement ensemble mais unis.
NF: Que pensez-vous des propositions fédéralistes pour la relance de la bataille européenne, telles que la consultation populaire avant ou en même temps que les prochaines élections européennes, l'élargissement des pouvoirs du Parlement européen, un nouveau "Traité de Rome"?
MP: C'est ce que nous avions imaginé avec Altiero Spinelli et que nous avions tout de suite commencé à réaliser. Les députés radicaux avaient pris plusieurs initiatives en ce sens dès 1986. Nous appuyons donc pleinement cette lutte. Encore faut-il l'intégrer, la mettre à jour, la développer chaque jour au moyen d'initiatives nouvelles. C'est ainsi que le Parti radical a pu provoquer l'adoption par la Chambre des Députés italienne d'une résolution d'une extrême importance puisqu'elle engage le Gouvernement (et indirectement le Conseil Européen) à réintégrer dans la Communauté le projet de Traité d'Union Européenne, en demandant au Parlement européen de le mettre à jour au cours de 1989. C'est donc une nouvelle procédure pour lui conférer des pouvoirs étendus et "constituants". De plus la Chambre des Députés italienne demande que se réunissent des Etats Généraux des peuples européens, constitués par les élus aux Parlements nationaux et européen pour élire soit le Président de la Commission, soit le Président d
u Conseil Européen.
Nous avons obtenu d'abord les signatures de 267 députés, ensuite un vote presque unanime à l'exception de Monsieur Malfatti, ancien Président de la Commission et ancien Ministre des Affaires Etrangères et de Monsieur Rauti du MSI qui se sont abstenus.
Qui plus est, nous avons obtenu un document public d'adhésion à cette résolution de la part de 202 députés européens de tous les groupes, y compris 15 députés conservateurs britanniques et 17 membres espagnols du même groupe (ceux d'Alleanza Popolar).
Ceci grâce à une action du Parti radical de quelques semaines. Nous allons maintenant l'amplifier et provoquer des initiatives semblables dans les autres Parlements nationaux, et essayer de recueillir des millions de signatures sur des pétitions populaires.
NF: Le Parti radical s'est récemment transformé en parti transnational. Qu'est-ce que cela signifie et de quelle manière cela va-t-il changer la politique du parti?
MP: Le Parti radical a toujours été transnational de par son statut mais il n'avait pas pu jusqu'ici décoller en tant que tel. Mais aujourd'hui tout cela est devenu prioritaire et une condition même pour la vie du Parti. D'ailleurs il y avait déjà l'année dernière des centaines d'inscrits non-italiens, des lauréats du Prix-Nobel, des ministres africains, des militants non-violents et des insoumis d'une dizaine de pays, de l'URSS au Brésil, de la Turquie au Burkina Faso, pas seulement en Europe donc. Nous allons au devant de difficultés énormes, et nous allons probablement échouer: nous en sommes conscients. Tout dépendra du nombre et de la qualité des adhésions à un parti qui n'est plus en concurrence institutionnelle avec les partis nationaux, et dont la carte a le caractère "ouvert" d'une carte d'adhésion au WWF ou à ... une franc-maçonnerie européenne d'il y a deux siècles... . Si, par contre on réussissait, et bien nous réussirions l'Europe des libertés, du droit à la vie et de la vie du droit. Une Europ
e qui, pour nous, doit être l'Etat fédéral réunissant les démocraties politiques comme Israël et, si elle devenait telle, la Yougoslavie...
NF: Croyez-vous que le Parlement Européen et les partis politiques trouveront la force de s'associer dans cette bataille ou s'enfermeront-ils dans le défaitisme?
MP: Et bien, durant ces jours-ci, il y a l'épisode que je vous ai cité. 202 députés sur les 300 que nous avons interpellés en tant que radicaux... Nous allons y aller durement et constamment.
NF: Quelles sont vos relations, tant personnelles que partisanes avec les fédéralistes. Comment pensez-vous faire croître ces relations et les transformer en action politique concrète?
MP: Je suis et nous sommes totalement à la disposition des amis fédéralistes. Comme alliés, comme adhérents: c'est comme ils préfèrent. Mario Albertini est venu lui-même apporter son message à notre Congrès de Bologne, au début de l'année. Il a été reçu pour ce qu'il est depuis toujours, et comme celui qui venait chez nous, à son tour, après Altiero Spinelli, pour nous aider et nous conseiller. Vous savez, en 1949 ou 1950, avant le Congrès de Livourne, Spinelli voulait que je devienne Secrétaire des Jeunesses fédéralistes. J'avais 19 ans mais déjà mon caractère. Parce qu'il ne m'assurait point un statut autonome de l'organisation, il n'en fut point ainsi. Mais les marques de sa confiance et de son amitié exigeante et sage, noble et dure, se sont répétées jusqu'à sa mort.
NF: Dans le temps vous avez lancé une campagne pour lutter contre la faim dans les pays sous-développés. Quels sont actuellement vos projets dans ce domaine? Quels ont été les résultats de cette campagne?
MP: C'est un bon exemple. Partant de rien, je puis dire qu'aujourd'hui il y a quelques millions de vivants, au lieu que de morts, grâce aux luttes non-violentes et institutionnelles du Parti radical. Et 111 lauréats du Prix Nobel ont souscrit à ce jour un texte politique, des Parlements discutent aujourd'hui encore des propositions de loi, ce qui montre la "durée" de nos engagements, cette "durée" qui est bien la forme elle-même de ce qui vit et est. Les Etats-Unis d'Europe sont aussi l'instrument historique nécessaire, indispensable pour que, avec la vie du droit, le droit à la vie s'affirme durant ce siècle, et dans ce monde. C'est aussi à cette lutte que Spinelli se référait en nous invitant à adapter la priorité (priorité souligné) fédéraliste aux luttes non-violentes, gandhiennes, libertaires et institutionnelles grâce auxquelles, petite minorité que nous étions, nous avons donné force de loi en Italie aux besoins de liberté et de justice des grandes masses et des personnes. C'est cela qu'il appelait de
ses voeux comme le grain de folie (grain de folie souligné) d'où surgirait l'arbre de l'Europe.
Votre folie d'ailleurs. La folie des fédéralistes que vous êtes et que nous sommes.
Propos recueillis par Staphis Papagiorgiu