SOMMAIRE: Une analyse par "The Economist" concernant les effets néfastes du prohibitionnisme sur les drogues. La proposition: légaliser, contrôler et décourager.
(The Economist - Londres - 2 avril 1988 - Nouvelles Radicales N.3 - Juin 1989)
Des jeunes qui vivent dans des ghettos et des filles de milliardaires qui étudient à Oxford en meurent dans des conditions atroces. Partout où la drogue se répand, les taux de criminalité augmentent. En son nom des policiers sont assassinés, des politiciens corrompus.
En Amérique Centrale des gouvernements entiers sont achetés grâce aux revenus qu'elle procure. Les Libanais et les Afghans alimentent leurs guerres intestines grâce à elle. Le trafic illégal de drogue - beaucoup de marijuana, un peu moins de cocaïne mais principalement de l'héroïne - est devenu une des plus grandes tragédies de cette époque. Le commerce, dans sa forme actuelle, la pire qui puisse exister, a vu le jour parce qu'il y a vingt ans des hommes politiques démocrates ont mis sur pied une politique erronée. Les gouvernements d'alors décidèrent de sanctionner de longues peines d'emprisonnement les fournisseurs et les trafiquants, mais de ne considérer la détention d'un peu de marijuana et de cocaïne que comme un délit mineur. Fournir une drogue devenait donc un acte hautement illégal, en acheter une petite quantité était moins illégal. Exactement comme à l'époque du prohibitionnisme dans l'Amérique des années vingt. Avec par conséquent les mêmes résultats. Les malfaiteurs vendent la camelote à des ge
ns qui ne se sentent pas coupables de leur en acheter. Le syndicat du crime qui avait prospéré grâce à la politique prohibitionniste des gouvernements américains en matière d'alcool et de jeu de hasard (une autre pratique qui conduit à l'accoutumance) applique au trafic international de narcotiques les vieilles méthodes criminelles d'Al Capone.
Les paysans qui arrivent à grand peine à survivre dans des endroits déshérités sont bien contents de se procurer de l'argent en échange de pavot et de feuilles de coca qui subiront après une simple manipulation une plus-value de l'ordre de 1 à 5000 dans la chaîne qui va du producteur au consommateur. Cette marge bénéficiaire des distributeurs - qui transforme un million de dollars de matières premières en 5 milliards de dollars de revenu - fait de la contrebande de drogue l'affaire la plus lucrative du monde.
Les drogues sont des substances très légères et d'un prix élevé, par conséquent facilement transportables dans des bagages à main et même à l'intérieur du corps humain. Par ailleurs les contrebandiers les plus prudents mettent sur pied d'énormes organisations pour pouvoir blanchir l'argent noir et pour pouvoir faire des offres irrésistibles aux hommes politiques, aux policiers et aux concurrents qu'ils trouvent sur leur chemin. Il est probable qu'aujourd'hui un petit groupe de criminels recycle des sommes supérieures à cent milliards de dollars par an, plus que le produit intérieur brut de cent cinquante des cent soixante-dix nations du monde, toutes sommes qui échappent au fisc. Si ces énormes revenus allaient aux gouvernements sous forme de taxes, comme cela se passe avec une grande partie des gains provenant des drogues comme l'alcool et le tabac, ceux-ci les utiliseraient à des fins meilleures, y compris la réduction de la toxicomanie. Est-ce là la bonne solution?
Y-a-t'il des solutions à l'odieux trafic de stupéfiants? La réponse efficace de l'Amérique face aux bandes de contrebandiers d'Al Capone ne fut pas la répression sauvage de ces bandes mais la vente légalisée, taxée et réglementée de liqueurs dont la qualité était contrôlée. Le meilleur ennemi du racket des paris est la Loterie Nationale et le Pari Mutuel Unifié. C'est de cette manière que la Grande Bretagne affrontait un fléau aussi important que celui de la drogue à l'époque de la première révolution industrielle. Gin Lane vendait bon marché une boisson brûlante à de pauvres gens qui finissaient, à force d'en boire, par se détruire la santé. De cette manière le gouvernement obligea les distilleries, sous le contrôle des autorités locales, à ne vendre que des liqueurs de qualité et de gradation garantie et haussa les prix en imposant des taxes d'un niveau suffisamment faible pour dissuader les buveurs de s'empoisonner avec des substances toxiques plus économiques comme les alcools à base de méthylène. Il en
résultat que les gens se saoulaient moins et surtout de façon moins dangereuse, spécialement avec de la bière qui, à la grande joie de ceux qui la produisaient, n'était pas taxée. Les distillateurs, obligés de vendre des produits de meilleure qualité devinrent riches et respectables en exportant du Scotch Whisky et du Gin de Londres et de Plymouth. Les drogues ne sont pas une maladie de la société de consommation ou quelque chose d'approchant tels que définis par des slogans. Quelques grandes sociétés anglaises ont fondé leur fortune sur la promotion officielle et la vente de drogues indiennes aux personnes les plus pauvres que le monde ait jamais connu, c'est-à-dire aux Chinois de l'époque victorienne. Le bhang, le
haschich, la coca, la noix de kola et le qat étaient l'opium des peuples pauvres. Aucune de ces substances n'était un bien pour eux, pas plus du reste que l'alcool ne l'était ou ne l'est pas pour les pays riches.
Légaliser, contrôler, dissuader.
Il existe aujourd'hui quatre drogues principales sur le marché de la plupart des mégapoles. Deux d'entre elles, l'alcool et le tabac sont légales, deux autres, la marijuana et la cocaïne, sont illégales. Depuis que Noé a bu du vin (Genèse IX,20), les hommes n'ont eu de cesse de se détruire en ayant recours à toute sorte de poisons destructeurs. Le monde chrétien utilise l'alcool dans l'un de ses rites les plus importants, tout comme la majeure partie de l'humanité dans ses relations sociales (à l'exception des nations strictement musulmanes). Pourtant, dans des pays comme la Grande Bretagne, l'alcool légal tue directement environ 10.000 personnes par an et est lié à la moitié environ des délits de nature violente qui sont perpétrés dans ce pays. La cigarette tue en Grande Bretagne 100.000 personnes par an. La marijuana, une des substances illégales, n'a pas tué grand monde jusqu'à présent mais les effets pervers de son usage provoquent les résultats des deux drogues légales: le tabac et la marijuana causent
des cancers du poumon; l'alcool et la marijuana provoquent des accidents dont les piétons sont souvent les victimes.
Aux USA, elle est maintenant virtuellement tolérée parce que des dizaines de millions d'américains l'ont fumée ou ingurgitée en petits gâteaux. Ils considèrent qu'à prix égal elle monte à la tête autant que l'alcool, qu'elle est aussi dangereuse pour la santé que la cigarette et qu'elle entraîne moins d'accoutumance que les deux autres. Le gros problème avec la marijuana est qu'alors que le consommateur se procure son tabac et son whisky dans des commerces légaux, soumis aux taxes, celui qui se procure un joint le fait auprès d'un dealer qui lui vend un produit illégal, ne paye pas de taxes et - cela est important - est souvent prêt à entraîner ses clients vers des drogues plus dangereuses.
Une politique intelligente pourrait consister à traiter ces trois drogues - alcool, tabac et marijuana - de la même manière en en permettant la vente, en les taxant et en en contrôlant la qualité. Etant donné leur nocivité, il pourrait être judicieux de les faire accompagner à titre dissuasif d'avertissements sur les risques qu'engendre l'utilisation de pareils produits. Les gouvernements les plus aguerris pourraient interdire les messages publicitaires qui répandent l'habitude du joint en commun, et limiter la vente de la marijuana à des lieux ennuyeux et inadéquats, comme les tristes commerces d'état de liqueurs en Suède et dans le New Hampshire. Ou bien confier le monopole de la vente à des commerces d'Etat comme les bureaux de poste qui maîtrisent parfaitement l'art de décourager la clientèle au point de la faire fuir. Mais l'arme principale devrait être une taxation suffisamment élevée pour décourager la consommation et suffisamment diversifiée pour éloigner les gens des drogues plus dangereuses. Aujour
d'hui, les drogues plus mauvaises sont dans une certaine mesure la cocaïne, mais principalement l'héroïne. La cocaïne est devenue à la mode il y a peu. Elle est plus stimulante que l'alcool, comporte une accoutumance moindre que le tabac. Mais elle peut être plus dangereuses et provoquer des empoisonnements néfastes. Ce qui est certain, c'est qu'actuellement elle cause plus de morts que n'importe quelle autre substance. Illégale et apparue récemment, son commerce est entre les mains des pires malfaiteurs. Environ 80% des fournitures américaines passent par les mains d'une bande de malfaiteurs colombiens qui tuent les représentants incorruptibles de la loi. La cocaïne, plus que les autres substances, devrait être vendue par des fournisseurs contrôlés, et avoir le même statut que l'alcool, le tabac et la marijuana (cf supra) ou que l'héroïne (cf infra), selon son niveau statistique de nuisance.
Comment la législation actuelle pousse les gens vers l'héroïne.
L'héroïne est différente. Elle cause plus d'accoutumance que le tabac et détruit la santé beaucoup plus rapidement. Elle peut conditionner l'esprit. Ainsi, les héroïnomanes en veulent toujours plus pour satisfaire un manque qui les obsède au point de ne plus pouvoir travailler. Sans travail, ils leur restent deux façon de s'en procurer: voler ou, plus facilement, trafiquer. Poussés par leurs propres fournisseurs, ils en achètent un peu plus que ce dont ils ont besoin pour leur consommation et revendent le surplus avec un bénéfice, recrutant du même coup de nouveaux consommateurs dont ils deviennent les fournisseurs. La clandestinité de ce trafic le rend particulièrement dangereux car à partir du moment ou un drogué se rend compte qu'il a besoin d'aide, il est déjà devenu lui même un revendeur, de sorte qu'il ne peut demander d'aide à l'extérieur sans s'exposer à de gros ennuis avec la justice. L'illégalité enferme les gens dans la toxicomanie. La législation prétend que l'héroïne n'est pas significativement
plus dangereuse que la marijuana ou la cocaïne. Mais à partir du moment où il est tout aussi illégal de revendre chacune de ces drogues, ce sont fatalement les mêmes bandes criminelles qui s'occupent indifféremment de la vente de l'une ou l'autre de celle-ci. Les consommateurs de drogues légères sont donc exposés à des vendeurs de substances beaucoup plus dangereuses. Ainsi la marijuana (et non l'alcool) est considérée comme l'antichambre de drogues plus dures. De récents développements dans l'évolution du marché de l'héroïne donnent des indications quant à la manière dont sa consommation peut finalement être freinée. L'augmentation de la demande au début des années '80 conduisit à une augmentation de la production (entre autres dans des nations privées de réglementation comme la Birmanie ou l'Afghanistan), tandis que la publicité sur le SIDA a commencé à décourager les nouveaux consommateurs d'en faire l'expérimentation en utilisant des seringues infectées. D'où la chute récente de la demande et des prix.
L'évidence qui étonne probablement le moins dans ce monde étrange c'est que la plupart des héroïnomanes de longue durée veulent sortir de l'état de toxicomane. Et ce alors même qu'ils se trouvent probablement face à la perspective de se détruire ensuite avec une autre drogue, généralement l'alcool. Tant que les alcooliques ne deviennent pas de nouveaux consommateurs d'héroïne, c'est une solution de moindre mal. Ainsi, la meilleure politique à l'égard des consommateurs actuels d'héroïne pourrait être de les encadrer légalement en leur permettant de s'inscrire dans une structure qui leur donnerait le droit d'acheter des doses strictement limitées. Les taxes devraient être suffisamment hautes pour contribuer à décourager la consommation mais assez basses pour éjecter du commerce les trafiquants illicites. Il faut pour devenir héroïnomane, soit être fou ou faible de volonté ou encore jeune et bête. C'est un problème de santé mentale qui est pourtant traité comme un problème de criminalité. Ce qui ne fait que l'a
ggraver. Si une autre limitation s'avérait nécessaire, on pourrait en Amérique par exemple priver du permis de conduire ceux qui se seraient inscrits comme consommateurs d'héroïne ou de cocaïne. Ce qui pourrait les pousser à se faire reconnaître comme guéris. Mais même si le trafic actuel de narcotiques pouvait être défait, ceux qui veulent s'auto-détruire chercheraient d'autres moyens pour conditionner leur esprit. Les calmants produits par de respectables multinationales produisent une dépendance quand les médecins les prescrivent pour des maladies non médicales telles que la pauvreté ou la tristesse. Des pharmaciens clandestins trouvent et commercialisent de nouvelles drogues. Le LSD des psychédéliques années '60 a été substitué au début des tumultueuses années '80 par le PCP ou poudre d'anges. Ces substances auront des successeurs plus terribles encore. Mais ces drogues produites à bas prix, dans leur région de consommation, n'entraînent pas cette sorte de racket international qui caractérise le trafic d
es narcotique d'aujourd'hui. Ils passent par différents stades. La mode d'abord, l'alarmisme journalistique ensuite et enfin l'oubli. Ce sont des modes qui détruisent l'adolescence plus qu'elles ne constituent des menaces sociales. Elles pourraient également être réduites au moyen d'une taxation discriminatoire. S'il y avait une réponse durable à l'abus de drogues, on la trouverait au-delà de tout cela, dans le rêve pharmaceutique de la bonne drogue, de la matière idéale qui diminuerait de moitié les effets négatifs grâce à ses qualités apprivoisées. Elle pourrait apparaître dans un proche avenir si la recherche était conduite ouvertement. La politique actuelle est la pire qui puisse exister car elle rend illégale la fourniture de drogues nocives faisant en sorte que seuls les pires criminels soient concernés par son commerce.