interview de Marco Pannella
par Ingrid Badurina
SOMMAIRE: Dans cet interview publié par le journal de Ljubljana "Star", Marco Pannella parle des thèmes majeurs de l'initiative radical et particulièrement des prospectives de la construction du parti radical transnational.
(STAR - LJUBJANA - MARS 1988 - Nouvelles Radicales - N.2 - Mai 1988)
Marco Pannella, leader du Parti Radical italien et membre du Parlement européen est une personnalité unique dans le milieu politique européen: pour ses idées il a fait la grève de la faim, commis des excès, il a été arrêté, et a mené (et gagné) les batailles pour le divorce et la légalisation de l'avortement...
Il propose même la dissolution de son propre parti.
Il fut récemment l'invité à Belgrade et à Zagreb des stations radio des jeunes.
Marco Pannella est le seul homme politique italien et parmi les rares dans le monde qui ne se bat pas pour le pouvoir mais pour ses idées. Il est connu pour ses prises de position excessives, ses grèves de la faim, ses manifestations en public et pour ses quelques arrestations; le leader du Parti Radical italien et député au Parlement européen est par dessus tout un homme de forts principes moraux, doté d'un sens aigu de la justice. Depuis plusieurs décennies il se consacre entièrement à l'activité politique, mais dans son cas cet engagement est basé exclusivement sur le désir de propager ses convictions et nullement pour satisfaire ses intérêts personnels. Tous ceux qui le connaissent bien disent de Pannella qu'il se comporte aujourd'hui presque religieusement; les idées radicales sont sa "foi", et tel un prêtre, il oeuvre à sa propagation.
Né en 1930 à Teramo (d'un père ingénieur et d'une mère suissesse), Marco Pannella a passé sa jeunesse à Rome où il réussit son baccalauréat à seize ans et s'inscrit à la Faculté de Droit. C'est alors qu'il commence sa carrière politique en tant que Président de l'Association laïque des étudiants. En 1955, il participe à la formation du Parti Radical et il est élu sept ans plus tard pour la première fois au poste de Secrétaire du Parti. Après avoir terminé ses études de Droit, Pannella décide très rapidement de s'expatrier à la recherche de nouvelles expériences. Il a travaillé ainsi comme ouvrier dans une usine de chaussures en Belgique, mais aussi comme journaliste free-lance à Paris, jusqu'à son retour en Italie en 1963.
Avec une poignée de gens partageant ses opinions politiques, Pannella a entamé, mené et finalement gagné certaines batailles politiques parmi les plus importantes dans la société italienne de l'après guerre, du divorce jusqu'à la légalisation de l'avortement. Les radicaux ont été les premiers à se préoccuper du problème des objecteurs de conscience, de la reconnaissance de ces dite minorités, autrement dit des homosexuels et des lesbiennes. Précurseur de tous les mouvements "verts", les radicaux ont commencé à s'intéresser à l'écologie à l'époque où les gens ignoraient ce que cela voulait dire. Ils sont des opposants aux armes nucléaires, mais aussi à tous les arsenaux militaires traditionnels. Propagateurs de la non-violence, ils se sont particulièrement engagés dans la lutte contre la faim dans le monde qui tue les populations des pays non-développés.
Pour que la voix isolée des radicaux traverse la jungle des autres partis, Marco Pannella s'est servi dès le départ d'une arme totalement insolite sur la scène politique italienne: la grève de la faim. La première fois il n'a pas mangé pendant onze jours. C'était en 1968, après l'intervention des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie. Ils étaient nombreux à douter de l'authenticité de cette grève de Pannella. Ils croyaient qu'il mangeait des spaghetti en cachette et s'amusaient bien à ses dépens. S'ils n'allaient pas jusqu'à se moquer de lui, ils le considéraient comme un être exhibitionniste. Il est vrai que le leader quinquagénaire des radicaux aime être au centre de l'actualité, mais il est un fait indiscutable qu'il a mis sa vie en danger à plusieurs reprises par ses grèves de la faim. Avec ses 1.90m et ses plus de 90 kilos, Pannella possède une résistance physique remarquable. Il fume trois paquets de Celtiques par jour, dort à peine quelques heures tout en restant toujours lucide, toujours prêt à rép
ondre à toutes les questions. C'est une personnalité médiatique hors du commun: outre son physique imposant, il est un orateur remarquable ce qui fait de lui un interlocuteur agréable, même lorsqu'il est en train de faire la propagande de son parti.
La force charismatique de Marco Pannella se remarque mieux peut-être au sein de son propre Parti. Chacune de ses idées est acceptée avec enthousiasme, même lorsqu'elle reste incompréhensible à bien des gens, comme celle toute récente sur la dissolution du Parti, idée défendue par Pannella dans cas où le projet de sa transformation en parti transnational ne devait pas se réaliser. Une des raisons cependant pour laquelle les autres acceptent toutes ses prises de position provient aussi du fait qu'il est difficile de s'opposer à un homme qui a consacré toute son existence au Parti radical y sacrifiant complètement sa vie privée.
Marco Pannella vit dans une vieille maison, ne possède pas de voiture et ne sait pas conduire, car il n'a jamais eu le temps d'apprendre. Il ne va pas au cinéma, n'assiste pas aux manifestations mondaines. Son seul vice, à part les cigarettes, des vêtements élégants et parfois des repas gastronomiques. En tant que député au Parlement italien et européen, il gagne maintenant bien sa vie, mais ne retient pour ses propres besoins qu'une vingtaine de millions de lires par an, consacrant tout le reste à son Parti. Il ne s'est jamais marié, il n'a pas d'enfants. Depuis un certain temps déjà il vit avec une jeune romaine, médecin, mais personne ne connait vraiment la nature de leurs relations. Il n'est pas facile, après tout, de vivre avec un homme qui est constamment en mouvement entre Rome, Bruxelles et Strasbourg, qui participe à toutes les manifestations, prend part aux marches, aux réunions, aux émissions de télévision et de radio 24 heures par jour.
A cause de son activité politique passionnée, Pannella s'est trouvé plus de cent fois sur le banc des accusés des tribunaux italiens, mais fut une fois seulement condamné, en l'occurrence à une amende. Il a été arrêté à deux reprises par la police - la première fois à Sofia en 1968 lors d'une manifestation contre le militarisme et la seconde à Rome en 1975. A cette époque les radicaux luttaient pour la libéralisation des drogues douces. Défiant la loi italienne, Pannella fuma une cigarette de marijuana en public.
Arrêté, il fut placé en détention préventive durant une semaine entière. Il ne s'agit pas là cependant des seuls chocs provoqués par Pannella sur la scène politique italienne.
Il a réuni sous l'emblème de la rose radicale, le symbole du parti, certaines parmi les personnalités les plus controversées de ces dernières années. C'est ainsi, entre autres, que Toni Negri fut élu au Parlement italien. Alors qu'il était professeur à Padoue, il était considéré comme un des principaux idéologues de l'action terroriste armée en Italie. L'immunité parlementaire a permis à Negri de sortir de prison. Mais avant que le tribunal le condamne finalement à 30 ans de prison, le professeur a abandonné les radicaux et l'Italie en se réfugiant en France.
Le cas le plus récent est celui d'Enzo Tortora, le célèbre présentateur de télévision qui a passé plusieurs mois en détention préventive sous les inculpations d'appartenance à la Camorra (mafia napolitaine ndlt) et implication dans un trafic de drogue. Les radicaux ont cru dès le début en son innocence, malgré une opinion publique italienne divisée sur le sujet. A la suite de procédures juridiques qui traînèrent en longueur, Tortora fut finalement libéré et élu Président du Parti Radical ainsi que député au Parlement Européen. Le "cas" Tortora constitue un des principaux arguments des radicaux dans leur lutte pour la réforme de la justice.
Cependant, le député le plus célèbre qui a porté le Parti Radical à la une de la presse mondiale est sans nulle doute la Cicciolina, autrement dit la star du porno Ilona Staller. Elue lors des dernières élections législative député au Parlement italien, cette actrice d'origine hongroise était connue jusque là exclusivement grâce à des seins qu'elle montrait volontiers nus en public, ainsi que grâce aux spectacles pornographiques où elle se produisait sur scène. Depuis qu'elle s'occupe de politique, elle consacre moins de temps à l'art "dramatique".
Lors de la récente visite de Marco Pannella à Zagreb, nous avons parlé de tout cela ainsi que du futur programme des radicaux, dont le but principal est aujourd'hui de voir leur parti briser toutes les barrières que constituent les frontières, pour devenir un parti transnational et propager l'idée de la fondation des Etats Unis d'Europe.
STAR: "Vous avez récemment visité Belgrade, Zagreb et Ljubjana. Vous faisiez partie de la délégation de la Communauté européenne, mais au cours de plusieurs de vos rencontres avec des journalistes et avec le public, vous avez agi en tant que leader du Parti radical italien qui cherche de nouveaux adhérants. Qu'est ce que vous attendez au juste de votre séjour en Yougoslavie?"
MARCO PANNELLA: Je suis avant tout venu en tant que membre du Parlement Européen. Je fais partie depuis 1979 de la délégation parlementaire qui s'occupe de la Yougoslavie et ceci de ma propre initiative car j'ai toujours ressenti un grand intérêt à l'égard de votre pays. J'y suis venu plusieurs fois déjà: en 1982, 1985 et maintenant. Cela fait partie des échanges traditionnels avec les délégués yougoslaves. Une fois par an, ils nous rendent visite au Parlement Européen, et une fois par an nous faisons de même. Il s'agit de réunions de travail au plus haut niveau. Je suis donc venu en Yougoslavie dans le cadre de mes obligations au sein du Parlement Européen, mais au même temps, en tant que représentant du Parti radical qui s'intéresse à la Yougoslavie depuis longtemps. Nos positions fédéralistes européennes sont bien connues ainsi que notre adhésion aux principes gandhiens de la non-violence. Sur le modèle de l'action de Gandhi, nous voulons libérer l'Europe des frontières nationales tout comme la Yougoslavi
e qui revêt pour nous, de par sa position de pays non-aligné, un intérêt tout particulier. En vérité, beaucoup de gens m'ont demandé si ce qui c'était produit lors de notre précédente visite dans votre pays se répéterait cette fois encore. En effet pendant que j'étais reçu par de hauts dirigeants yougoslaves, la police arrêtait dans certaines villes du pays des militants du Parti radical qui avaient distribué des tracts d'information. Je n'en sais rien. Nous verrons. Nous sommes ici pour le moment et rien ne s'est passé. Troisièmement et ce qui est le plus important, nous nous trouvons dans la phase finale et décisive de la vie du Parti. Abstraction faite des décisions officielles, je crois personnellement que si nous ne parvenons pas au cours de ces quelques semaines à venir à créer un parti véritablement transnational, entièrement "désitalianisé", but que nous poursuivons depuis vingt ans déjà, nous n'aurons pas atteint alors notre objectif principal et cela n'aura plus de sens d'oeuvrer pour l'existence d
u Parti. Il se peut que certains parmi nous disent que douze mois seront encore nécessaires avant de décider définitivement de la dissolution du parti ou de l'acquisition véritable de son caractère transnational. Ce serait le premier Parti transnational de ce siècle, fondé hors des blocs, donc sur les valeurs du non-alignement.
STAR: Comment pensez-vous créer ce parti radical transnational?
MARCO PANNELLA: Tout d'abord au moyen d'une large campagne d'information du public. A cet égard, certains de mes camarades ont raison lorsqu'ils m'accusent d'être trop draconien avec ma prise de position concernant la dissolution du Parti. Ils disent, par exemple, qu'en Yougoslavie, une centaine de personnes à peine connaissent nos positions. Trop peu nombreux sont ceux qui savent qu'ils sauveraient le parti en s'y inscrivant et que dans le cas contraire il mourra. Comment pouvons-nous mettre la clef sous le paillasson avant d'informer les gens. Il s'agit là de la grande question de l'Est et de l'Ouest. Nous, nous sommes privés d'une véritable information de par l'utilisation de la surinformation à des fins politiques, à l'Est ils en sont privés de par la censure et le manque d'information et l'utilisation de celle-ci à des fins politiques. Dans des situations qui se trouvent entre les deux, comme celle de la Yougoslavie, il n'y a eu de réponse ni positive ni négative. La réponse sera obtenue seulement après
que la question aura été posée. Entre-temps, le Parti radical qui défend les mêmes intérêts à Vladivostok, Belgrade, Montréal ou Buenos Aires, doit oeuvrer le plus vigoureusement possible pour les Etats-Unis d'Europe et dès à présent dans le sens d'une fédération politique et non d'une communauté économique.
STAR: Comment est-il possible, dans le cadre de la division actuelle en blocs, de penser à l'unification d'Etats avec des systèmes politiques complètement différents?
MARCO PANNELLA : Si nous n'étions pas aussi aliénés et accablés par la politique, la question devrait être celle-ci: comment pouvons-nous progresser sans les Etats Unis d'Europe? Pensez seulement aux dépenses gigantesques que chaque pays doit supporter pour le maintien d'un appareil militaire énorme, ou encore à toute une série d'exemples similaires. Jusqu'à quand permettrons-nous que la politique nous divise? D'ailleurs, pour ceux qui pensent que cela est impossible, je voudrais dire simplement que la Communauté Européenne est née en tant que communauté économique de 6 pays et qu'elle est aujourd'hui une communauté politique de 12 pays. Dès à présent, trois cent millions de personnes élisent le Parlement Européen. Nous souhaitons qu'en 1989 un Président de l'Europe soit également élu. Nous, européens, devons finalement comprendre que nous ne pouvons progresser que si nous sommes unis. Dans le cas contraire, nous périrons. Les nationalismes constituent la plus grande tragédie du siècle dernier et de la premi
ère moitié de celui-ci. Nous ne devons pas permettre qu'ils continuent à subsister, car cela nous menerait inévitablement à des conflits et à nous entre-tuer. Et la mort est toujours négative, même lorsqu'il s'agit de la mort des héros. A la patrie, nous ne devons pas de sacrifices, mais notre propre bonheur.
STAR: Votre souhait de voir la "désitalianisation" du parti et sa transformation en parti transnational, n'est-il pas en quelque sorte une position d'opportunité? Autrement dit que le Parti radical qui jouait un rôle important dans la société italienne vers la fin des années '60 et le début des années '70 perdait peu à peu de son influence, et si l'on en parle aujourd'hui c'est surtout à cause de l'élection de Cicciolina au Parlement italien. Comment expliquez-vous la chute des radicaux?
MARCO PANNELLA: Je m'oppose à de tels critères. Je crains que vous ne confondiez des notions. Il n'est pas exact que j'ai dit que le Parti radical ait été un parti fondamental, important ou influent.
STAR: Je ne le pensais pas en ce qui concerne le nombre de ses adhérents ou de sa puissance politique, mais en ce qui concerne les idées défendues par lui et qui marquèrent profondément l'évolution de la société italienne depuis le divorce jusqu'à la légalisation de l'avortement, depuis la protection de l'environnement jusqu'à l'opposition aux armes nucléaires.
MARCO PANNELLA: J'ai compris ce que vous vouliez dire, mais je vous expliquerai maintenant ce que j'en pense. Je pourrais vous prouver qu'en 1968, 1969, 1970 et 1971 on parlait du Parti radical de la même manière dont vous en parlez maintenant. Cela a commencé déjà en 1962 lors de la constitution de PSIUP (Partito Socialista italiano di Unità Proletaria ndlt). A cette époque, tout le monde disait que c'était la fin des radicaux. Plus tard en 1968, les gens disaient de nouveau que le Parti Radical était fini, et ce à cause de l'existence du Manifesto, du PSIUP, et surtout à cause du nouveau Movimento Studentesco, un puissant mouvement d'étudiants qui réunissait la gauche extra-parlementaire. Lorsque nous avons commencé à parler de l'avortement et du divorce personne dans la presse, à l'exception d'un obscure magazine sensationnaliste de troisième catégorie à Milan, ne voulait nous accorder de l'espace, même en tant que représentant de la ligue pour le divorce. Prenez l'année 1970, lorsque le divorce fut adopt
é - rappelons que si le référendum populaire eu lieu en 1974, la bataille pour le divorce fut gagnée en 1970 au Parlement - cela a constitué un véritable incident parlementaire, car tous ceux qui votèrent alors en faveur du divorce croyaient que la majorité ne serait pas atteinte. Les partis laïques disaient que le divorce provoquerait en divisant les catholiques des laïques la crise du gouvernement de centre-gauche. Les parlementaires qui étaient en faveur de l'avortement, étaient complètement isolés. Mais la bataille fut gagnée. En ce temps là nous menions également d'autres batailles: en faveur des minorités sexuelles, des objecteurs de conscience, et même en faveur de l'avortement. C'était entre 1966 et 1970. Si vous prenez en considération que le mois de mai parisien n'a eu lieu qu'en 1968, vous comprendrez que nous étions des précurseurs de tous les grands changements. Ce fut seulement après l'adoption du divorce par le Parlement italien en 1970, que la presse étrangère a découvert notre existence. Le
"Times" de Londres et "Le Monde" de Paris sortirent, comme s'ils s'étaient concertés, titrant: "l'Italie entre en Europe", tout en expliquant à leurs lecteurs comment le petit David, le Parti radical antimilitariste, libertaire, anticlérical qui comptait à cette époque 600 membres, avait vaincu le Goliath, avec la Ligue pour le Divorce qui réunissait quelques dix milles personnes.
STAR: Combien de membres compte aujourd'hui le Parti radical ?
MARCO PANNELLA: Nous y viendrons dans un instant. Je voudrais souligner une fois encore que ceux qui disent que nous étions jadis importants et influents et que nous avons aujourd'hui perdu notre prestige, sont les mêmes qui nous traitèrent à l'époque de marginaux, d'inutiles. C'est de fait l'argument le plus fréquemment utilisés par ceux qui véhiculent consciemment ou inconsciemment un comportement antiradical. Voyons la suite, voyons ce qui s'est passé entre 1975 et 1987. Il s'agit là d'une décennie importante pour le Parti radical. Pourquoi ? Parce que nous étions le parti "Vert" en Europe, le premier à s'occuper d'écologie. Les "verts" allemands ne savaient même pas qu'ils existaient, alors que nous, non seulement nous défendions ces thèses, mais nous avions réuni en Italie, dès avant l'incident nucléaire de Californie (à Three Miles Island), 700 000 signatures. Jamais personne n'avait tenté de réunir autant de signatures. Il s'agissait de signatures authentifiées et non de signatures anonymes comme cell
es que l'on récolte en vitesse lors de réunions de pacifistes par exemple. Etant donné que nous n'avions pas de locaux du parti, tout s'est déroulé dans la rue, et ne parlons pas des conditions atmosphériques. Une chose pareille ne s'était jamais produite nulle part. A présent, dix ans après nous, c'est devenu chose courante. Réunir en ce temps-là, 700 000 signatures contre la chasse et contre l'énergie nucléaire, représentait une gageure unique. Mais j'aimerais mentionner aussi l'exemple le plus récent. Dernièrement en Italie un double référendum concernant les pouvoirs des magistrats et sur l'énergie nucléaire a eu lieu. Nous avons posé ces questions en 1978, il y a presque dix ans! Nous avons aussi gagné cette fois-ci, mais aucun organe de presse n'a jamais admis que nous étions les seuls à avoir défendu ces thèses depuis le premier jour. Il était amusant d'observer l'agitations des autres partis qui ne savaient pas, jusqu'à la dernière minute, quelle position prendre. Ce n'est que, quand ils ont compris
que le public voterait "oui" aux deux référendums, qu'ils se sont dépêché à se prononcer dans ce sens.
STAR: Quelle a été l'action du Parti radical durant cette période?
MARCO PANNELLA: Principalement la lutte contre les accusations que l'on portait à tout moment contre nous. Ils nous ont accusé de ne pas être des pacifistes antinucléaires comme les autres. Mais dans les années soixante nous étions le seul parti à dire "non" au traité de l'OTAN. Même les communistes ont soutenu l'OTAN. C'était la fameuse thèse de Berlinger: sous le parapluie de l'OTAN, le socialisme se développera plus facilement. Il s'agit, bien sûr, du parapluie atomique. Mais nous n'avons jamais été de ceux du "The Day After", nous n'avons jamais succombé à la peur et à la terreur des armes nucléaires, car nous avons toujours été conscients que 40 millions d'hommes, de femmes, et d'enfants meurent de faim chaque année, qu'il y a des guerres qui durent depuis des années et que ce sont ces guerres-là qui constituent les réels problèmes actuels. C'est pour cette raison que nous considérons qu'être pacifiste signifie soutenir une loi et non se déclarer contre la mort. En fait, le problème n'est pas d'être opp
osé aux armes nucléaires. Cela va de soi. Il faut dire "non" aux armes nucléaires, mais en sachant qu'aujourd'hui les armes qui tuent, principalement sinon exclusivement, sont des armes traditionnelles. Nous avons été accusés par les communistes italiens de ne pas être de vrais pacifistes. Alors qu'eux mêmes avaient voté l'augmentation du budget militaire, tout en envoyant des manifestants à Comiso (base sicilienne qui abritaient les Pershing II) pour qu'ils ne comprennent pas ce qui se passait à Rome.
STAR: "Vous avez mentionné ces jours-ci la présence de radicaux en Union Soviétique. Comment voit-on le Parti Radical là-bas?
MARCO PANNELLA: Nous sommes le second parti en Union Soviétique! Evidemment parce qu'il n'y en a pas d'autres. Nous avons notre Secrétaire à Moscou et 5 autres membres. Certains camarades sont rentrés récemment de Pologne où il y a eu quelques adhésions. En général nous avons de plus en plus de succès. On trouve parmi les membres du Parti radical le ministre de l'information du gouvernement du Burkina Faso, le ministre de la santé de l'Etat brésilien de Sao Paulo, d'éminentes personnalités brésiliennes et d'autres pays nombreux. Le représentant de l'URSS qui est venu à notre dernier Congrès a violemment attaqué ma thèse sur la dissolution du parti. Vous n'avez pas le droit de le faire, a-t-il dit, car en Union Soviétique un nombre croissant de gens connaissent le Parti radical et la presse illégale en parle beaucoup plus que ce que l'on peut en penser à l'extérieur. En Italie, les grands partis tels que les communistes et les socialistes ont adopté nos positions sur l'énergie nucléaire. Ils ne le reconnaisse
nt pas officiellement, mais leurs thèses étaient les nôtres.
STAR: "On associe les radicaux et vous-même à des actions politiques insolites. Vous avez fait la grève de la faim, vous avez été arrêtés à plusieurs reprises, vous avez été en prison, vous vous êtes trouvé sur le banc des accusés une centaine de fois. Ces méthodes politiques, qui jadis choquaient l'opinion publique, sont-elles encore efficaces aujourd'hui ?
MARCO PANNELLA: Lorsque nous faisions la grève de la faim par exemple, les gens téléphonaient ou écrivaient pour insinuer que nous mangions des spaghetti en cachette. Cela peut se voir dans les journaux dans les journaux de l'époque. Ainsi par exemple lors de ma dernière grève de la faim en 1983. Après 60 jours, nous avions convoqué une conférence de presse avec des médecins qui avaient publié un bulletin officiel disant que des processus irréversibles étaient en cours dans mon organisme et que je risquais donc de mourir à tout instant. La télévision italienne a fait savoir que j'allais tourner de l'oeil, mais dans le coin gauche de l'écran apparaissait mon image où j'étais particulièrement gros et avec un double menton. La photo avait été prise quelques jours après une grève de la faim et de la soif de cinq jours, j'étais monstrueusement gonflé. Cette défaillance de l'organisme est bien connue de tous ceux qui savent ce que ça veut dire de ne pas manger et ne pas boire pendant si longtemps. C'était pourtant
le message que diffusa la télévision italienne et les gens se moquèrent. En se moquant des radicaux qui faisaient la grève de la faim, on détruisait une arme politique hautement civilisée. Il faut dire cependant que certains individus (prêtres, soldats, prisonniers etc) avaient entre-temps commencé à faire la grève de la faim et qu'ils parvenaient à ce que l'on leur accorde tout ce qu'ils voulaient. Que s'était-il passé? La grève de la faim s'était répandue massivement comme une arme efficace pour atteindre ses objectifs. Tout allait bien lorsqu'il s'agissait d'une déclaration individuelle, mais lorsqu'il s'agissait de grèves comme les nôtres, de matrices gandhiennes, civilisatrices et radicales, il fallait alors les neutraliser. Ils ont peur de ce genre de grèves, car elles représentent l'arme la plus efficace.
STAR: "L'année dernière vous étiez arrivé au point de dissoudre le parti, mais l'opinion publique progressiste italienne a réagi vigoureusement et le nombre d'adhérents s'est accru de 12 milles, parmi lesquels des noms très célèbres. Que c'est-il passé?"
MARCO PANNELLA: Notre décision a touché beaucoup de gens, à commencer par des prix Nobel tels que Rita Levi Montalcini, jusqu'à des chanteurs tel que Domenico Modugno. La liste de ces douze mille noms est un véritable manifeste, une preuve explosive de l'existence d'une société différente. En ce qui nous concerne, nous ne voulons pas devenir des gardiens du parti. Nous voulons "être" le parti et non pas "avoir" un parti. Il est indiscutablement très précieux, mais nous voulons le soumettre à nouveau à un test. La question qui s'est posée à nous, qui étions deux milles, qui étions convaincus qu'il fallait dissoudre le parti, s'est reposée quand nous avons été confrontés à ces douze milles personnes à qui le parti appartient aujourd'hui autant qu'à nous. Ils disent qu'il ne faut même pas songer à la dissolution du parti. Mais nous ne sommes d'accord que pour cette année-ci. Si au cours de l'année 1988 nous ne parvenons pas à effectuer un grand pas en avant, à "désitalianiser" le parti et à arriver à un parti q
ui puisse agir simultanément à Moscou, Belgrade, Washington, Rome et dans les autres capitales d'Europe, alors il ne vaut pas la peine de continuer.
STAR: "Il est grand temps que je vous pose quelques questions au sujet du phénomène Cicciolina. S'il y a un sujet grâce auquel les radicaux sont devenus populaires en Italie et dans le monde, c'est bien Cicciolina, la première star du porno jamais élue député."
MARCO PANNELLA: Cicciolina est un député radical élu personnellement par Eugenio Scalfari (directeur du quotidien romain à sensation "La Repubblica" ndlt). Il n'y eu pas un jour sans qu'il n'ait publié quelque chose sur elle à la une. En réalité, elle a été élue par les ennemis du Parti radical. Cela nous a coûté 200 à 300 mille votes, alors que nous pensions qu'elle en réunirait au maximum dix milles.
STAR: "Si vous craigniez que Cicciolina enlève des voix aux autres radicaux, pourquoi l'avez-vous choisie comme candidate aux élections?"
MARCO PANNELLA: Par pure tolérance. Nous ne pouvions pas lui dire "nous ne voulons pas de toi car tu es une putain". Et, comme tous les autres membres du Parti, elle-même a posé elle-même sa candidature, cela n'a pas été notre choix.
STAR: "Comment expliquez-vous alors qu'elle ait été élue?
MARCO PANNELLA: Elle a reçu relativement peu de voix. A Rome, le nombre de ceux qui votent pour le Parti radical a diminué. Nombre de nos candidats sérieux ont échoué. Elle a récolté vingt milles voix, moi quarante milles. Si vous prenez en considération toute la couverture publicitaire que sa candidature a reçu depuis le début, toute la promotion dont elle a été l'objet dans la presse ennemie, cela ne représente pas grand chose. Dans la province du Latium, il y a 3 millions d'électeurs. Ce qui veut dire que son pourcentage est minime.
STAR: "Cependant ils ont voté pour elle et non pour certains autres candidats radicaux".
MARCO PANNELLA: Car ils ne savaient même pas que les autres existaient. Pensez-vous qu'il y avait beaucoup de gens à Rome qui savaient que mon nom figurait sur les listes des candidats? Cicciolina a bénéficié d'une promotion de quelques 100 milliards de lires. Bien évidemment, ce n'est pas elle qui a pas organisé tout cela, mais bien les autres qui ont tant écrit et disserté sur elle. Dans un système que l'on appelle "à partis multiples", on trouve des malversations antidémocratiques incroyables. Mais pour nous radicaux, le problème Cicciolina n'existe pas. Nous étions le premier et le seul parti qui a posé les problèmes sexuels en tant que problèmes politiques. Nous avons par exemple réussi à faire passer des lois sur les transsexuels. Cependant, nous sommes actuellement confrontés au fait qu'une femme qui montre un sein dans la rue, même pas deux, provoque une euphorie générale et apparaît à la une de tous les journaux. C'est une preuve que la sexophobie et la sexomanie sont des composantes profondes de no
tre société. Donc, Cicciolina en elle-même n'est pas un problème; le problème est dans le fait que l'on en fait un événement à sensations.
STAR: "N'est-il pas vrai que le cas Cicciolina ait provoqué une attitude généralement négative envers la politique italienne et surtout mis en doute le sérieux du Parti radical qui a perdu beaucoup de sa crédibilité?"
MARCO PANNELLA: Il a peut-être perdu de sa crédibilité, mais je ne sais pas chez qui. La crédibilité morale, culturelle, historique et celle de la civilisation a été détruite par le quatrième pouvoir, autrement dit par le système d'information, chose qui ne sera évidente que dans une vingtaine d'années seulement. Pour moi, les moyens d'information constituent le seul et véritable SIDA de la société contemporaine, le pire existant en Italie et en Occident. Ce qui a été annoncé de façon extraordinaire dans le film "Citizen Kane" d'Orson Wells. C'est pour cette raison-là qu'il est aujourd'hui possible que Cicciolina devienne avec son sein nu un événement mondial, parce que le système d'information est dirigé par des "voyeurs" dont le problème consiste est de pouvoir ou non se masturber. L'Occident a créé le système d'information dans lequel la culture fait le plus défaut. Je vous en donne un exemple: si vous montrez la photo d'un enfant africain affamé lors d'une conférence de presse et que par la même occasion
vous annoncez qu'une loi vient d'être adoptée qui consacrera 20 milliards de FF, 150 milliards de FBL à la faim dans le monde, ce qui sauvera au moins un à deux millions de vies humaines, ce sera un événement. Si vous montrez cette photo de Matthausen à Paris, Lisbonne, ou à Rome, elle ne sera publiée par aucun journal.
STAR: "Vos collaborateurs les plus proches sont très jeunes, dans vos réflexions vous mentionnez souvent les jeunes générations. Est-ce que cela veut dire que le Parti radical défend les idéaux de la jeunesse, ce qui pourrait être funeste car tous les jeunes malheureusement, deviennent vieux et oublient ce en quoi jadis ils croyaient(?)"
MARCO PANNELLA: Non, absolument pas. Lorsque je parle de jeunes générations, je pense avant tout à ceux qui n'ont pas de pouvoir, car ceux qui détiennent les rennes du pouvoir sont généralement des gens plus âgés. Le Parti radical est orienté vers tous ceux qui ont des idées et sont prêts à se battre pour elles.
STAR: "Doit-on être majeur pour devenir membre du Parti Radical?"
MARCO PANNELLA: Non. Lorsque cette question nous a été posée pour la première fois, nous avons compris qu'en réalité il n'y avait pas de limite d'âge pour qu'un être humain puisse vivre selon ses opinions. C'est pour cette raison qu'il y a parmi les radicaux des enfants de 11, 12 ans et des vieillards de 95 ans.
STAR: "Qu'est-ce qu'il faut faire pour obtenir la carte de membre du parti radical ?"
MARCO PANNELLA: Rien de particulier. Il faut tout simplement la demander. L'idée ne nous est même pas venue d'accorder ou non la carte de membre à quelqu'un selon ses mérites. La carte de membre du parti se prend de la même manière qu'un billet de tram, non pas pour l'éternité, mais pour accomplir un bout de chemin, en essayant d'aller vers un monde meilleur et plus juste. Les radicaux paient une cotisation qui s'élève à 1 % du revenu national brut, ce qui représente en Italie quelques 400 lires par jour.
STAR: "Après vos quelques trente ans d'activité parmi les radicaux, êtes-vous satisfait de vos résultats ?"
MARCO PANNELLA: La notion de satisfaction m'est plutôt étrangère. Je n'ai pas de temps pour la satisfaction. Je ne fais pas le bilan de ma vie. La seule chose que je peux dire c'est que pendant mon existence, j'ai vécu beaucoup de choses dont j'espérais un jour la réalisation, et que tout le monde m'assurait qu'elles ne pourraient jamais se réaliser. Pour beaucoup de choses on me disait que c'était de la folie, que je devais abandonner, qu'il s'agissait des idéaux de jeunesse. Nous sommes tous élevés de cette manière, depuis notre plus jeune âge, on nous apprend à abandonner toutes nos illusions. Mais ce n'est pas là la vérité. C'est tout le reste qui sont des illusions tristes et de l'utopie triste. En ce sens je n'ai aucun droit d'être fatigué et de vouloir changer ma façon de penser et mes convictions.