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Jamet Dominique - 1 maggio 1988
DROGUE: Du haut de nos coteaux plantés de vignes, vingt siècles d'éthylisme nous contemplent
de Dominique Jamet

SOMMAIRE: Nous reproduisons ci-dessous un article de Dominique Jamet paru dans le Quotidien de Paris le 13 février 1987 suite à l'"affaire" provoquée par le discours que fit Georges Apap à l'occasion de la rentrée judiciaire du tribunal de Valence et la mutation disciplinaire qui s'en suivit. Les titres sont de "Nouvelles Radicales".

(Nouvelles Radicales N.2 - mai 1988)

Il y a un peu plus d'un mois, le 8 janvier dernier, lors de la rentrée du tribunal de Valence, Georges Apap, procureur de la République pour le département de la Drome, chargé de prononcer le petit discours d'usage, prend pour thème - d'actualité - le problème de la toxicomanie. Mais c'est pour développer une réflexion décapante, pour tenir ce qu'il définit lui-même comme "un langage inattendu" dans la bouche d'un magistrat du parquet, au grand scandale de certains auditeurs qui, croyant sentir dans ses propos une forte odeur de soufre, s'écrient que l'avocat de la société s'est fait l'avocat du diable, et demandent à grands cris une sanction. Qu'a donc dit Monsieur Apap ? Le procureur de Valence ne se faisait assurément pas l'apologiste ni le propagandiste de la drogue. Il soulignait liminairement la gravité du sujet et les dangers de la toxicomanie. Mais il s'élevait, d'autre part, contre les exagérations qui ont cours dans ce domaine et mettait en doute l'efficacité de la lutte menée contre le fléau.

Sur ce dernier point, on peut estimer qu'il n'est pas d'autre riposte moralement et socialement concevable que l'interdiction et son corollaire la répression. Saisies, poursuites, condamnations permettraient au moins de limiter les dégâts. On n'est pas moins obligé de constater que le mal ne cesse de s'étendre. Il est également permis de s'interroger sur le bien-fondé d'un système qui, comme aux Etats-Unis la prohibition dans les années 30, est par essence criminogène et corrupteur. Ramifié aujourd'hui à l'ensemble de la planète, le trafic de drogue constitue le plus clair des ressources du crime organisé. La mafia, s'il faut l'appeler par son nom, est conduite pour s'assurer l'impunité, à gangrener les milieux policiers, judiciaires, politiques, parfois des Etats entiers, pour s'assurer un profit maximum à frelater ses produits. Confondre dans la même illégalité, condamner à la même clandestinité trafiquants et usagers, assassins et malades, n'est pas seulement une faute intellectuelle et morale, mais risqu

e de garantir aux criminels la complicité d'un milieu immense.

Que pèsent, d'autre part, à l'échelle de la France, les cent vingt morts d'overdose, si regrettables qu'ils soient, en comparaison des douze mille victimes de la route ? La guerre, autrefois, aurait permis, le SIDA, bientôt, pourrait permettre de ramener la tableau à ses justes proportions.

Pour comparer des choses comparables, qui oserait soutenir que l'alcool est moins nuisible, moins coûteux, qu'il fait moins de ravages et moins de morts, directs ou indirects, qu'il crée une moindre accoutumance et une moindre dépendance que la toxicomanie, qu'il est un moins grave danger pour une société ? Pourtant chez nous, producteurs et consommateurs d'alcool ont pignon sur rue. Le pourquoi en est évident: question de culture. Du haut de nos coteaux plantés de vignes vingt siècles d'éthylisme nous contemplent.

Il va de soi qu'en ces matières l'interdiction et la libéralisation présentent chacune inconvénients et avantages, et que s'il n'en était pas ainsi, toute société bien régie aurait opté pour l'une ou l'autre solution et résolu le problème. Ce qui n'est pas le cas. Au moins fera-t-on observer que la dépénalisation priverait le crime de sa plus belle source de revenus et transférerait à l'hôpital et aux médecins la gestion d'un trouble social qui encombre peut-être abusivement tribunaux et prisons.

Au moins devrait-il être permis à ceux qui sont actuellement en charge de ce problème de se poser des questions. C'est ce qu'estime avoir fait Monsieur Apap qui, n'étant pas dans l'exercice de son métier et donc n'étant pas tenu de présenter des réquisitions conformes aux consignes que reçoit le ministère public, se croyait couvert par le vieil adage du parquet: "la plume est serve, mais la parole est libre". Le Garde des Sceaux en a jugé autrement. Monsieur Chalandon, dont la politique en matière de toxicomanie se fonde sur une analyse purement répressive s'est considéré comme offensé et bafoué. Il est vrai que Monsieur Apap est membre du Syndicat de la Magistrature, qu'il peut donc être tenu pour opposant, et qu'il ne pouvait ignorer que sa position allait directement à l'encontre de celle de Monsieur Chalandon. Gardien de la discipline judiciaire, le ministre de la Justice, s'appuyant sur le texte strict du règlement qui restreint le discours de rentrée des tribunaux à un exposé de l'activité judiciaire d

e l'année écoulée, à cru devoir sévir, ou tenter de sévir, en mutant l'audacieux procureur à Bobigny.

Qu'a voulu signifier le président de la République en refusant de signer le décret présenté à sa signature ? Eventuellement et même très probablement que, dans ce litige, il se sent plus proche de Monsieur Apap que de Monsieur Chalandon. Politiquement, qu'il défend ses principes et ses amis, qu'on peut compter sur lui. Ajoutons que le Chef de l'Etat n'a sans doute pas été mécontent de faire pièce à l'adversaire déclaré, et même véhément, de la cohabitation qu'est Monsieur Chalandon.

Sur l'affaire elle même, Monsieur Mitterrand a cru pouvoir prendre en défaut le Garde des Sceaux et attirer l'attention du public sur ce qui est peut-être en effet une erreur du ministre de la Justice: avoir et exprimer une opinion mérite-t-il sanction? Enfin, le président, chef des armées, chef de la diplomatie, et toujours soucieux d'étendre un pré carré qu'il n'a cessé d'élargir depuis le 16 mars, a jugé l'occasion belle de rappeler que, premier magistrat de France, il est aussi le chef suprême de la magistrature.

Pour autant, et même si dans cette affaire le président de la République et leader in partibus de l'opposition, n'est pas plus exempt de pensées et arrière-pensées que Monsieur Apap ou Monsieur Chalandon, en France, plus qu'ailleurs, tout est politique, s'agit-il d'une immixtion caractérisée et insupportable dans la marche du gouvernement ? En fait, mutatis mutandis, Monsieur Mitterrand se fonde sur la même argumentation que lorsqu'il refuse de signer des ordonnances: il y a des choses qu'il estime ne pas devoir faire, mais le gouvernement est libre d'user de toute autre procédure régulière pour parvenir à ses fins, et le chef de l'Etat ne serait du reste même pas saisi, par exemple, d'une décision de la commission de discipline du parquet.

Alors, une pierre dans le jardin de la cohabitation ? Sans doute, et il y poussera bientôt plus de cailloux que de fleurs, Monsieur Chalandon en sera le dernier étonné. Mais faut-il ramasser cette pierre et la relancer dans les fenêtres du Château, ou se contenter de l'ajouter à la pyramide du contentieux? C'est déjà beaucoup de bruit pour quelques paroles prononcées dans la Drome un soir de janvier. Paris valait bien une messe, mais Valence ne vaut pas une crise.

 
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