Radicali.it - sito ufficiale di Radicali Italiani
Notizie Radicali, il giornale telematico di Radicali Italiani
cerca [dal 1999]


i testi dal 1955 al 1998

  RSS
sab 15 mar. 2025
[ cerca in archivio ] ARCHIVIO STORICO RADICALE
Archivio Partito radicale
Negri Giovanni - 24 maggio 1988
Un peu de répit ... mon général ... mais pour ... combien de temps encore
de Giovanni Negri et Olivier Dupuis

SOMMAIRE: Un reportage par Giovanni Negri et Olivier Dupuis concernant leur voyage en Pologne et leurs rencontres avec les exponents du

(Nouvelles Radicales N.3 - Juin 1988)

La Pologne est un volcan. Aujourd'hui elle semble calme, silencieuse. Mais sous la surface, la lave couve. Tout est prêt pour une nouvelle irruption. Souriant, amical, le "vieux journaliste" est tout désigné pour parler à des amis. Polonais de naissance, il travaille depuis 20 ans pour les agences de presse occidentales. Pas un endroit "chaud", pas un moment de tension du grand duel qui ne lui ait échappé. Duel, ou plutôt combat de l'écrasante majorité d'un peuple contre un régime qu'il ne supporte pas, qui humilie son histoire et sa culture. D'abord depuis quelques temps les choses ont changé. Les regards se sont tournés vers Gorbatchev. C'est ce pouvoir mystérieux qu'ils veulent sonder et mettre à l'épreuve. Le Général, l'homme par qui le coup d'Etat arrive et qui arrive par le coup d'Etat, l'homme qui a écarté l'appareil communiste au moyen de la loi martiale, "le Pinochet qui se voudrait De Gaulle" n'est qu'un interlocuteur de façade. Le véritable adversaire, c'est lui, le Grand Voisin.

Nous sommes à Gdansk. Seconde soirée polonaise. Le vieux journaliste jette un regard distrait sur les prostituées pour occidentaux ou pour polonais riches qui se pressent autour du bar du Grand Hotel. Il nous regarde à nouveau. "Je crois ne pas devoir mâcher mes mots devant des radicaux. Vous pouvez comprendre ce qu'au moins la moitié de mes collègues qui écrivent pour la presse occidentale ne comprennent pas. La vérité, c'est qu'il est bien possible que le pouvoir ait remporté cette manche. Mais cela n'empêche pas qu'il est dans la merde jusqu'au cou. Dans quelques mois, ce sera la catastrophe. L'inflation crève tous les plafonds. Les gens passeront sans doute ce qu'on appelle d'un euphémisme des "vacances", mais au retour de l'automne, "vacances" et inflation aidant, ils auront moins d'argent encore. En octobre ou en novembre l'emprise de la crise se fera terrible. C'est alors que le volcan sortira de son éphémère et apparente torpeur. "Combien de slotys avez-vous obtenus en échange d'un dollar au marché n

oir?" nous demande-t'il encore. 1 400. "Il y a six mois à peine vous en auriez obtenu 950". On peut reproduire presqu'à l'infini de pareilles comparaisons. Pour les taxis, il fallait l'an dernier multiplier par trois le tarif indiqué par le compteur. Aujourd'hui par cinq. Pour le téléphone, l'indication "20 slotys" trône sur celles presque désuètes des cinq et dix slotys et l'ouverture a été limée artisanalement pour laisser passer ces pièces plus grandes.

Et pourtant rien ne serait plus faux que de prétendre que seules ces conditions économiques tragiques poussent à la protestation diffuse et parfois à la révolte ouverte. C'est une soif de liberté et une foi têtue qui conduit les gens à briser le cercle de la peur. Il existe une pression consistante et diffuse. Elle est surtout l'oeuvre des jeunes. Elle traverse les mouvements organisés de l'opposition. Elle pénètre l'Eglise. Mais rien ne permet de la réduire à l'action et au grand espace politique que cette institution occupe en Pologne.

La Pologne est bien un volcan. Même si c'est une Varsovie paisible, toute inondée du soleil d'un printemps continental qui nous a accueillis lundi. Nous sommes deux. Un jeune député au Parlement européen et un membre du secrétariat fédéral du PR. Il manque le troisième homme, le sénateur radical Lorenzo Strik Lievers. L'Ambassade de Pologne à Rome a refusé le visa d'entrée qu'il avait présenté au nom de la délégation radicale. Un choix manifestement peu éclairé. Nous avions même demandé de pouvoir rencontrer une délégation du POUP et des représentants de la Diète. Il est vrai que nous avions été les seuls à organiser les manifestations publiques à Rome lors de la visite de Jaruzelski. Un geste qui n'a certainement pas été apprécié par le Général, lui qui avait été si chaleureusement accueilli par tant de politiciens et d'industriels italiens. Au point que le porte-parole du gouvernement polonais, Jerzi Urban, a estimé nécessaire par la suite, à trois reprises au moins, d'informer son peuple, via le petit écr

an, de l'existence de ce parti, en l'attaquant avec une agressivité qu'on ne connaissait guère à ce patient propagandeur de la moralité du nouveau cours.

Nous avions prévu ce voyage depuis longtemps. Notre intention était de comprendre. Et donc de dialoguer aussi avec les hommes du général. Non seulement cela ne nous a pas été possible, mais nous avons dû débarquer dans une semi-clandestinité, grâce à deux visas touristiques obtenus par chance au dernier moment.

La ville s'étend au centre d'une grande plaine traversée par la Vistule. L'architecture de la Varsovie reconstruite est monotone et sans âme. Des quartiers entiers allignent de hauts et froids immeubles, construits dans le plus pur "neo-soz-clacissismus", formule consacrée qui nous reconduit tout droit aux ambitions pas seulement architecturales du "petit père des peuples".

Deux heures à peine nous suffisent pour comprendre combien cette apparente tranquillité peut être trompeuse. Impossible de joindre un ami, un contact. Parmi les quarante inscrits au Parti Radical (il y en a désormais en Pologne, tout comme dans les autres pays de l'Est) les deux plus connus ont été arrêtés la veille, durant une fête d'étudiants. Ils en ont pour au moins 48 heures. Les trois quart des membres de la direction politique de Solidarnosc ont suivi le même chemin et sont les hôtes provisoires des cachots. Les autres ont le téléphone coupé. La police surveillent leur domicile.

Le soir très tard, nous trouvons finalement quelqu'un. Une brèche s'ouvre. Nous commençons à découvrir l'incroyable tissu de relations, d'échanges d'informations, de combines qui soude une opposition, familiarisée à une longue clandestinité.

Bronislaw Geremek, est continuellement aux aguets, ironique. Même maintenant, à 9 heures du matin tandis qu'il sort de chez lui pour entamer une nouvelle journée chaude du bras de fer qui oppose

Solidarnosc et le régime. " C'est notre "Talleyrand" ", nous dira malicieusement Adam Michnik. Le "Ministre des Affaires Etrangères du gouvernement fantôme" nous accueille fraternellement. La cinquantaine, spécialiste du Moyen Age de renommée mondiale, il parle un français parfait, avatar d'années passées à la Sorbonne. Privé de son passeport depuis de nombreuses années, il l'est de son téléphone depuis quelques jours. Il aurait dû partir ce matin-là justement pour recevoir un doctorat "Honoris Causa" aux Etats-Unis. Mais la précipitation des événements et le énième refus du Gouvernement en ont décidé autrement.

"J'espère bien que vous êtes venu pour faire beaucoup de mauvaises choses", nous dit-il en riant. Rendez-vous est pris pour l'après-midi. Le temps d'une autre entrevue et d'un passage éclair à la gare et nous retrouvons chez lui. La situation est très tendue, nous explique-t'il. L'approbation par le Parlement de nouvelles lois spéciales de police est prévue pour le lendemain. Et d'enchaîner sur un thème qui reviendra dans toutes nos rencontres: l'inconsistance effective, réelle de la solidarité des pays, des institutions, des partis de "l'Occident démocratique" envers l'opposition polonaise. Et de décocher une flèche à Mitterrand: "nous enverrons un télégramme de félicitations pour sa réélection de même que quelques souhaits quant au bon usage des cuisines de l'Elysée". Et de nous rappeler mi-sérieux, mi-moqueur la visite du Général Jaruzelski à Paris où, alors qu'il était contesté dans la rue mais néanmoins l'invité du Président, il fut introduit dans le Palais Présidentiel non par le portail principal, mai

s par une porte latérale, du "côté" des cuisines. Tel est bien le point douloureux, un des problèmes qui assaillent peut-être le plus les leaders de l'opposition, ceux qui fort à raison se définissent comme "les plus authentiques et peut-être les seuls vrais représentants de la société polonaise".

Bien sûr, la presse occidentale se déchaîne quand le processus de mobilisation se déclenche dans les chantiers navals de Gdansk. Bien sûr, l'opinion publique occidentale regarde le visage jovial de Walesa qui arrangue les ouvriers. Certes Solidarité est devenu un phénomène européen et international. Mais "la fête finie", quand s'estompent les arrestations, les charges de la police, les déclarations du gouvernement et les missions de bons offices de l'Eglise qui font la une des journaux, que reste-t'il de l'initiative politique et diplomatique occidentale en faveur de Solidarité ? Très peu, pour ne pas dire rien du tout.

On critique, on vitupère, on s'insurge dans les salons contre le général, mais on fait de très bonne affaires avec Jaruzelski. On n'arrête pas de récolter des signatures d'intellectuels prestigieux contre Jaruzelski mais on ne fait rien pour qu'on le sache a Varsovie. Comme si tout cela devait relever plus de la propagande interne à bon marché qu'être destiné à avoir une quelconque efficacité, ne fut-ce que circonscrite. On pense à la Pologne une fois par an, on l' "utilise" un peu plus fréquemment, mais on ne mène jamais une politique, une vraie politique pour la Pologne. Tel est, vu de la Pologne, le panorama désolant de l'Occident.

La maison de Yacek Czaputowich n'est pas une véritable maison. C'est plutôt un local. Un va et vient permanent de personnes, d'amis. On y fait le compte de ceux qui ont été arrêtés, enfermés, de ceux qui ont été contrôlés. La police le sait parfaitement. Elle suit chaque mouvement. Quand quelque chose échappe à ses oreilles pourtant attentives, la ligne téléphonique tombe mystérieusement. Yacek a environ trente cinq ans. Il est à l'origine d'un mouvement émergent qui a rencontré un vif succès parmi les jeunes. Wolnosc i Pokoi (Liberté et Paix). Ce mouvement a joué un rôle très important durant ces journées de grève, en assurant une bonne partie de l'appui logistique, du ravitaillement aux courriers, à l'impression des tracts et journaux. Les rapports avec Solidarnosc sont évidemment très bons. Ce qui ne veut pas dire qu'ils soient exempts de ces frictions qui surgissent nécessairement dans les rapports pères/fils. Un père beaucoup plus organisé, beaucoup plus connu et "institutionnalisé", du moins dans la co

nscience collective. Un fils un peu exhubérant et excentrique aux yeux de plus d'un ancien. Toutefois une caractéristique commune relie le grand mouvement au petit. Les objectifs de fonds sont identiques: liberté, démocratie politique, mise en demeure du régime qui a transformé la Pologne depuis l'après-guerre. Mais alors que Solidarité s'appuie sur les revendications économiques pour atteindre ses objectifs, WiP pointe sur l'objection de conscience, les droits civils, une contestation tous azimuts des lois, des usages et des coutumes du système. Ce qui explique que WiP canalise une bonne partie de l'opposition de la jeunesse. Des jeunes animés par des volontés souvent très différentes mais unis par un dénominateur commun: le refus total, sans appel, frisant l'ingénuité, extrémiste dans son intransigeance face à tout ce que le "socialisme réel" a produit. Et nombreux sont ces jeunes qui vivent comme nos inscrits. Courageux et effrontés, ils travaillent à la lumière du soleil. Ils entrent et sortent régulière

ment des cachots des commissariats de police. Ils se réunissent, convoquent des fêtes et des réunions, distribuent des tracts et des petits journaux. Ils ne baissent pas la voix en rue et ne prennent pas des airs de conspirateurs. Laconiques, déterminés et sereins ils réussissent à vous troubler avec quelques phrases innocentes qu'ils vous balançent par hasard.

"Notre vie n'est pas la vôtre. On se lève le matin et on se demande si l'on pourra continuer à écrire et à lire la presse de l'opposition. On prend l'autobus et on jete un oeil pour voir si l'on n'a pas une "queue" sur les talons, en clair si l'on ne fait pas l'objet d'une filature. A l'université on se demande si son voisin n'est un mouchard ou un indic. Nous sommes nés et nous vivons sous la coupe de l'Etat policier. Ils nous ont menottés, mais nous ne voulons pas aller vivre en Occident. Cette société, cette structure nous oblige à choisir notre camp, elle ne nous permet pas l'indifférence. Si on veut être vivant, on doit lutter avec elle et en tirer les conséquences tous les jours. D'un côté la répression, de l'autre les résultats. Chez vous, sans doute n'est-ce pas ainsi. Vous vous êtes enfoncés dans le bien-être et la maladie de l'indifférence s'est répandue. C'est une maladie aux conséquences terribles. La pire d'entre elles, se croire, se considérer vivant alors qu'en réalité on ne l'est pas".

Geremek et Czaputovicz nous dressent la trame des tout derniers événements. D'abord une petite grève des conducteurs d'autobus dans une commune de la périphérie de Varsovie. Une action presque légitimée par le Régime qui s'est conclue par une modeste augmentation salariale. Le foyer s'est ensuite étendu à d'autres fabriques et universités du pays. Jusqu'à l'occupation par des milliers d'ouvriers des aciéries de Nowa Huta à Cracovie. Enfin les mythiques chantiers navals de Gdansk et l'occupation de la fabrique de tracteurs Ursus à Varsovie. La réponse du régime a été multiple, diversifiée et politiquement habile. La carotte pour les petites grèves locales, le bâton pour les ouvriers de Nowa Huta. La police a chargé, frappé et évacué la fabrique avec une violence impressionnante. Et, maintenant le pouvoir fait voter de nouvelles lois spéciales de police. Mesures parfaitement inutiles du point de vue pratique pour un régime qui avait bien pris soin avant d'abolir la loi martiale d'intégrer dans les lois ordinai

res toutes les procédures juridiques nécessaires à un maintien de l'ordre musclé. Mais ces pouvoirs spéciaux constituent une menace sociale odieuse, un message de peur. Et c'est cela qui préoccupe le plus les leaders de l'opposition. Et de ne cesser de rappeler à notre attention un autre aspect particulièrement sous-évalué par les observateurs occidentaux: l'absence totale de certitude du droit, de règles et de lois, à commencer par la substitution des hommes de l'appareil du parti communiste par les hommes de Jaruzelski. Telle est la véritable anomalie de ce régime. S'il est vrai que la Pologne est le terrain sur lequel se joue le grand match de la Perestroika, le test où se mesure la réaction d'un Empereur qui se veut illuminé face à un peuple qui ne supporte pas le système, il est encore plus vrai que le Parti n'est plus présent sur ce terrain, qu'il est hors-jeu. L'establishment communiste a dû réagir à la crise et aux secousses du début des années 1980 en remplaçant son fils chéri, sa créature naturelle

(le parti unique) par une technocratie militaire et journalistique, qui a vidé l'appareil de toute sa substance.

Un peu plus de 15 heures se sont passées depuis notre arrivée quand nous décidons de partir pour Gdansk. Nous sommes sur le point de sortir de la maison d'un autre dirigeant de l'opposition quand un jeune homme aux cheveux bruns, au physique d'atlète fait irruption à l'improviste. Il est sorti de prison il y a une heure. C'est dans cette maison qu'il se rend d'abord quand il sort de prison. Et souvent, alors qu'il vient à peine de se plonger dans un bain réparateur, la police ravisé à cause de Dieu sait quel mystère bureaucratique, frappe à la porte. Ce personnage n'est autre que Bujak, le leader clandestin de la Commission de coordination durant les quatre premières années de l'Etat de Guerre", le Robin des Bois dans l'imaginaire collectif de tous ceux qui ont le coeur avec l'opposition. Célèbre pour ses fuites (la dernière fois, dans un bois non loin de Varsovie il s'échappa en cassant la vitre arrière de la voiture de police qui le transportait).

de police à l'aéroport et après un voyage assez inconfortable de près de cinq heures nous arrivons en gare de Gdansk. Un simple coup d'oeil sur la place de la gare remplie de jeeps et de camions de la milice suffit pour comprendre le climat. Dans le taxi le conducteur se raidit et hésite quand nous lui donnons l'adresse. Il finit par nous conduire au "siège central du mouvement". L'Eglise Sainte Brigitte. Un grand édifice de briques rouges en plein centre de Gdansk, l'une des trois villes côtières qui constitue avec Gdynia et Sopot un grand centre industriel et portuaire. C'est un spectacle solennel s'offre à nos yeux quand nous pénétrons dans l'église. Des centaines et des centaines de personnes chantent, la main droite levée, les doigts faisant le "V" de la victoire. Tout ça ne ressemble guère à un hymne religieux. Pas plus que les paroles qui suivent le chant n'ont pas le ton calme d'une homélie. Au premier rang, Walesa, les traits tirés, un peu vieilli par rapport aux images auxquelles nous ont habitués

les journaux et la télévision. Derrière lui avec leurs familles, les ouvriers qui ont occupés les chantiers navals et de nombreux autres. D'autres arrivent encore. Ils ont le visage défait. Ils retrouvent leurs épouses, les embrassent. Certains pleurent. D'autres sont furieux. D'autres ont la mine sombre. D'autres encore ont l'air plutôt soulagés. La grève a été arrêtée sur décision unilatéral des grévistes. Depuis quelques jours la police avait enfermé les chantiers dans un étau de fer. Le matin précédent, elle avait frappé deux enfants qu'elle avait interceptés alors qu'ils apportaient des vivres aux occupants. Les grévistes et les leaders de Solidarité, Walesa, Konopka, Michnik,... se sont trouvés face à une alternative. Soit accepter le niveau de négociation proposé par le gouvernement. Un niveau largement considéré comme inadéquat, impraticable pour ne pas dire comme un piège tendu non seulement pour démanteler la grève mais aussi pour discréditer le syndicat. Soit choisir un temps d'arrêt pour regroup

er les forces, relancer la balle dans le camp du régime, laisser ouverte une situation de tension, et se réorganiser. C'est cette dernière hypothèse qui est évidemment apparue la seule raisonnable.

Tandis que la messe la plus curieuse à laquelle nous ayons jamais assisté continuait, nous cherchons à gagner la Sacristie dont l'entrée est barrée par une très lourde grille. C'est la nuit, il fait froid. Les policiers en civils rodent autour de l'Eglise. Nous parvenons à entrer grâce à nos passeports. Aucun polonais n'a accès à la Sacristie sans carte spéciale. Etre surpris maintenant par la police signifierait probablement le renvoi à Varsovie et ensuite l'expulsion. Jamais nous n'aurons eu aussi intensément un désir de sacristie. Mais à vrai dire, il s'agit d'une sacristie assez originale. Un défilé d'ouvriers, de jeunes, de courriers qui partent et d'autres qui arrivent. On y transporte des paillasses, des vivres, des vêtements.

Nous saluons le Père Jankowski, massif dans une soutane noire témoin de sa foi et de son immunité. Le curé de Sainte Brigitte nous présente à Michnik. Rendez-vous est pris pour le déjeuner du lendemain. Par la porte entrebâillée nous apercevons une pièce ronde où la table est déjà dressée. Un tableau de la Vierge Noire surveille d'un air débonnaire le curé, Walesa et les autres dirigeants de Solidarnosc qui commencent à manger. Un journaliste français nous assurera plus tard qu'il s'agissait du "meilleur restaurant de Pologne".

Adam Michnik retourne dans ses mains une réédition de "Socialisme libéral" de Carlo Rosselli que nous lui avons dédiée. Il semble un peu ému, au moins autant que nous l'étions nous, quelques années plutôt quand nous apprenions que dans la lointaine Pologne un intellectuel sur le point d'être mené en prison, avait recommandé à ses amis la lecture de ce texte. Le fait nous avait semblé assez incroyable pour mériter au moins cette dédicace. Ce que les cultures politiques officielles italiennes de toute race et de tout genre avaient condamné au cimetière du silence, était ressuscité pour un instant à des milliers de kilomètres de distance. Etudiant prodige, intellectuel qui s'est dédié à l'organisation, auteur du magnifique "Penser la Pologne"(1), et orateur aux formules singlantes et l'humour confirmé, en privé Michnik nous déverse un flot de paroles intéressantes, scandées par un léger bégaiement qui fait sourire. On raconte qu'il aurait épousé la dame employée à la censure de ses lettres de prison, qui serait

tombée amoureuse de ce détenu, écrivain inconnu. Il est sûr et précis en tout. Walesa : "il est notre leader"; bien sûr qu'il a une équipe autour de lui tout comme le Président des Etats-Unis. L'Eglise : c'est vrai, nous entretenons un rapport que je considère ambigu, aussi bien du point de vue politique qu'intérieur. La Pologne : "elle est tout à fait imprévisible, mais il convient d'aller de l'avant, de faire plus. C'est ici que se joue la grande partie. L'Europe : bien sûr, c'est ce que nous voulons, nous sommes déjà européens, permettez-nous d'être européistes. Lui-même : je me méfie des mass-médias qui avalent tout, peut-être que d'ici, du royaume du silence je peut être plus utile aussi pour l'occident, au moins la parole qui arrive sonne clair. La révolution :"Non, je ne me vois pas comme un Danton, et avec une pointe de coquetterie, il déclare préférer l'habit de Mirabeau. Il est visiblement enthousiaste, jusqu'à battre les mains quant nous lui exposons l'idée d'une ligne d'attaque envers les compr

omis permanents entre l'occident et le gouvernement polonais. Oui, il convient de cultiver l'idée d'un plan Marshall pour la Pologne, et l'Europe de l'Est, avec la clarté d'une décision : assez avec les "aides" et avec les coopérations économiques sans contreparties politiques précises. Non il ne doit plus y avoir aucun processus de coopération qui, étape par étape, ne soit lié à autant d'étapes de démocratisation. C'est la même chose que nous ont dit et que nous répéterons les autres, de Geremek à Kuron.

C'est le démantèlement de l'objection que tant de soit disant amis de la Pologne ont effectuée en Occident: frapper la coopération économique ne signifie pas frapper Jaruzelski mais plutôt le pauvre homme de la rue. Sur ce point, tous les leaders de l'opposition sont catégoriques jusqu'à en être irrités: les crédits occidentaux n'ont favorisé jusqu'à maintenant que l'augmentation des dépenses parasitaires du régimes. Ils n'ont pas contribué et ne peuvent pas contribuer à améliorer les conditions de vie du peuple polonais. Il ne peut y avoir de réformes économiques sans réformes du système politique.

Nous assistons encore à la conférence de presse de Walesa à Sainte Brigitte, nous le saluons et nous rencontrons dans une autre église quelques représentants de WiP parmi lesquels on compte des inscrits au Parti radical. Nous concordons quelques initiatives, surtout en soutien à Slawomir Dutkiewiecz qui a entamé une grève de la faim il y a 90 jours et qui est depuis ce moment soumis à une alimentation forcée sous forme de phléboclyses. "Ecrivez au Pâpe, faites pression sur le Ministre de la défense", nous recommandent les gars.

Nous reprenons le train pour la capitale à cinq heures du matin.

Le Parlement a approuvé les lois spéciales. Les chantiers navals de Gdansk sont silencieux. La Pologne semble de nouveau soumise.

Mais l'ordre qui règne à Varsovie est précaire: jusqu'à quand les espions et les fusils lui suffiront-ils pour se défendre?

Yacek Kuron est peut-être le vrai père de l'opposition polonaise. Il habite une maison très pauvre. Costaud, baraqué, "ouvrier" en tout et pour tout, il ne parle que sa langue, il est tellement intéressé à la croissance de l'idée d'une Europe politique et des retournements que cela peut avoir pour son pays qu'il rappelle en souriant comment il lui a toujours été impossible de traverser les frontières de son pays même pour une seule fois. Il demande nos adresses, comprend l'importance d'intiatives institutionnelles et parlementaires en ce qui concerne les droits de l'homme et les pays de l'Est pour secouer une classe politique et des mass-médias souvent indifférents. Son mouvement, le KOR est considéré comme la grande source d'où sont issus tous les mouvements de l'opposition. On dit qu'il aurait personnellement "sevré" Walesa et qu'en 1981, quand la grande mobilisation de Gdansk explosa, il se limita à demander si Walesa était là pour mener la bataille préparée depuis longtemps.

Il a le sens pratique, immédiat de l'animal politique et du lutteur. C'est le plus dur et le plus direct de tous: le problème qui est sur la table, bien plus et avant d'être celui du syndicalisme et des augmentations salariales est simplement celui de la liberté, de la démocratie politique. Désormais, nous sommes pris en main et conduits de maison en maison. C'est une volonté de parler, de savoir, une telle accumulation d'espérance et d'attente qui rend strident la seule pensée de l'océan de passivité qui souvent en Occident entoure toute proposition, toute initiative capable d'une quelconque efficacité. Encore des rencontres, en particulier avec le sociologue Szymandersky, lui aussi représentant de WiP, et pour recevoir une importante déclaration de Geremek sur l'espoir des Etats-Unis d'Europe demain et d'un processus d'intégration politico-économique de l'Europe occidentale qui est inscrit dans l'ordre des choses mais qui dès aujourd'hui ne peut ignorer la grande question des pays de l'Est et des droits ci

vils et de l'homme dans les pays "socialistes".

Après avoir embrassé quelques radicaux remis en liberté au moment même, nous décidons enfin, de rencontrer les journalistes dans notre hôtel.

Nous avançons la proposition d'une visite d'une délégation du Parlement européen en Pologne pour rencontrer aussi bien les autorités officieles que les leaders de l'opposition. Nous illustrons la nécessité d'un blocus de coopération économique si elle n'est pas liée à des garanties précises de libéralisation du système. Nous annonçons de dures actions non-violentes en Pologne au cas où l'intégrité physique et psychologique des objecteurs de conscience détenus ne seraient pas respectée. Qu'est-ce qu'il en sera de tout de cela dans nos pays? Nous repartons préoccupés, espérant que ce ne soit qu'un aurevoir.

Nous savions déjà combien "penser la Pologne" était important. Désormais, nous savons combien il est nécessaire d'imaginer une nouvelle Pologne, combien cela peut apporter à chacun d'entre nous, combien cela peut apporter à l'Europe.

(1) aux Editions La Découverte

 
Argomenti correlati:
stampa questo documento invia questa pagina per mail