Général Ambrogio VivianiAmbrogio VIVIANI, Italie. Né et éduqué dans une famille de tradition militaire, il embrassa la carrière militaire où il accumula brevets et distinctions italiennes, allemandes et américaines. Il fut notamment attaché militaire de l'ambassade italienne en Allemagne fédérale, au Danemark et en Hollande. Il fut pendant quatre ans le chef du contre-espionnage italien. Depuis quelques années il se dédie à des recherches historico-militaires. Il a publié sept ouvrages, parmi lesquels, une "Histoire des Services secrets italiens de Napoléon à nos jours" et le "Manuel du Contre-espionnage".
SOMMAIRE: L'auteur fait le constat de l'échec complet de la répression des stupéfiants, aux niveaux à la fois de la production, du transport et de la consommation. D'où la nécessité d'agir sur la demande plutôt que sur l'offre si l'on veut atténuer la consommation, et de s'engager dans la voie de l'antiprohibitionnisme si on veut mettre fin à l'importante criminalité liée aux stupéfiants.
("Les coùts du prohibitionnisme", Actes du Colloque international sur l'antiprohibitionnisme en matiére de drogues, Bruxelles, 29 septembre - 1 octobre 1988; Ed. PSYCHOTROPES, volume V, numéros 1 et 2, 1989).
Le problème de la drogue, pris au sens le plus général, se pose aujourd'hui dramatiquement à l'humanité sans aucune limite ou obstacle territorial, politique, religieux, social ou d'autre nature. C'est un problème qui concerne le monde entier. Il faut donc considérer ses aspect internationaux comme étant de première importance non seulement dans le but de les évaluer correctement mais surtout afin de pouvoir parvenir à une solution qui, de toute évidence ne peut en aucune façon être recherchée uniquement dans les limites nationales.
D'une part, il faut affirmer que cela a été reconnu par la plupart des Etats: le premier traité international date de janvier 1912 (la Convention de La haye, reconfirmée ensuite lors des traités de paix de 1912), le premier Organe international consultatif sur le trafic de drogue fut créé par la Société des Nations en 1921; on compte par dizaines les traités internationaux qui se sont succédés pour en arriver à la Convention unique de New-York de 1961 et à son perfectionnement en 1972 ainsi qu'à la Convention de Vienne de 1971.
D'autre part, si l'on est honnête et rigoureux intellectuellement, il faut bien reconnaître que soixante-quinze ans d'activité internationale établie sur le critère de la répression du trafic a donné des résultats qu'il faut, au-delà de quelques épisodes positifs, considérer comme nuls puisqu'il est désormais établi que le problème devient de plus en plus grave. Mais ce qui est encore plus grave et incroyable, c'est que de part et d'autre, on se prommet de continuer sur cette voix négative sans accomplir le moindre effort d'intelligence pour trouver une voie meilleure.
A ce propos, si l'on veut contribuer à évaluer ou à résoudre le problème du trafic de drogue, de la répression internationale et de ses résultats, il semble opportun de procéder à un examen séparé des trois phases fondamentales: production, transport, consommation. L'évaluation restera de toute façon dans les limites d'une compétence technico-opérative.
La production
On sait et on a vérifié qu'en plus des grandes organisations criminelles capables d'assurer par elles-mêmes la production en ayant recours à des groupes militarisés, il existe partout dans le monde des pays producteurs dont le régime peut être qualifié de "narcocratique" et dont les gouvernements ont fait de la drogue, parfois officiellement une ressource économique nationale, même si en définitive il s'avère que 20% environ de l'argent va à la production.
Par exemple, en 1987, sur une valeur au détail de 130 milliards de dollars (données DEA) les pays producteurs d'Amérique latine ont vu un retour de seulement 20 milliards absorbés en majorité par les classes dirigeantes, le tout sur un profit mondial pour la criminalité organisée évalué à 300 milliards de dollars. Mais il y a également des pays qui deviennent ou restent producteurs en n'ayant ni les ressources militaires ni les structures politico-sociales nécessaires pour mener une répression sur leurs propres territoires souvent vastes et inaccessibles.
Certes, la Convention Unique exige de la part des pays adhérents (mais uniquement de ceux-là) une certaine politique et un certain contrôle, mais on sait très bien que les volumineux traités internationaux sont utiles et nécessaires même s'ils servent à manifester les bonnes intentions mais aussi à en dissimuler les mauvaises.
Et alors, comment peut-on empêcher la production, ou mieux encore, comment la limiter aux exigences sanitaires et scientifiques, et comment la contrôler? il existe, on le sait, un fonds des Nations Unies pour assister les pays producteurs (35 en 1987) à reconvertir les cultures illicites de drogue mais ce fonds s'est révélé l'énième dilapidation inutile des deniers publics.
Comment peut-on penser qu'un paysan se décide à renoncer à la culture qui lui rapporte le plus? Comment peut-on croire qu'en augmentant le bas niveau social et culturel d'un paysan, celui-ci mettra de côté les critères économiques d'un gain élevé uniquement parce qu'il commence à avoir des scrupules?
Il n'est pas réaliste d'imposer ou d'exécuter avec la force militaire la destruction des cultures; là où il y a eu une intervention militaire, avec la destruction des plantations, des pistes d'atterrissage, avec la saisie d'une centaine d'avions et de bateaux, l'objectif n'a pas du tout été atteint, on a plutôt assisté à une augmentation de la production et du prix de la drogue.
L'histoire de l'humanité nous montre que souvent les guerres ont eu comme cause des motifs de ce genre, mais le fait de vouloir aujourd'hui recourir à une intervention armée pour imposer à un ou plusieurs pays de cesser la production de la drogue, semble absolument irréaliste non seulement au niveau technique mais encore à cause de la réaction des autres Etats et parce que cela impliquerait des populations innocentes. En effet, le grave soupçon sur l'existence d'autres buts que ceux de la répression du trafic, ne pourrait pas manquer, encore moins, la protestation légitime pour la violation qui pourrait créer de dangereux précédents.
Une opération de ce genre pourrait peut-être, mais nous n'y croyons pas, être décidée et menée par les Nations Unies, encore faut-il admettre qu'elles aient un minimum de capacité opérative.
Mais quels en seraient les résultats? Après l'intervention, la criminalité organisée aurait de nouveau le dessus dans des territoires si vastes et inaccessibles, impossible à contrôler et inévitablement repris en main par la guerilla. Les coûts matériels, moraux et sociaux d'une guerre de ce genre seraient aussi immenses qu'inutiles.
Etant donné l'échec des répressions d'autre genre, les interventions diplomatiques pourraient contraindre les pays producteurs à prendre des engagements officiels contre la production mais tout ceci resterait sûrement sur le plan théorique ou du moins sur celui des bonnes intentions.
Dans l'ensemble, étant donné l'action de répression nécessairement illimitée - pour chaque gramme de drogue à la consommation, on doit en assurer au moins cent à la production - il n'y a aucun doute, la solution consiste à rendre la production dépendante des seules exigences médicales et scientifiques, en ayant une incidence sur la demande et en rendant la production plus ou moins rentable à travers des critères économiques.
le transport
Du lieu de la production à celui de la consommation, la criminalité internationale a réalisé une chaîne de passages, nombreux et progressivement toujours plus ramifiés, caractérisés par l'utilisation de systèmes très diversifiés non seulement pour éviter la répression mais aussi pour pouvoir atteindre chaque consommateur.
A titre informatif, je rappelle qu'en 1987 en Italie, on a arrêté des trafiquants appartenant à 81 pays différents pendant que 545 trafiquants italiens ont été identifiés dans 29 pays étrangers.
C'est une criminalité très puissante par sa capacité technique et par la préparation professionnelle des opérateurs et par le fait qu'elle dispose de disponibilités financières considérables, illimitées et incontrôlées. Le trafic se déroule donc non seulement dans le cadre des compétences territoriales de tout pays, dont certains sont complices, mais aussi dans les espaces aériens et dans les eaux internationales et encore sur les véhicules qui, comme on le sait, conservent une grande partie des droits d'extra-territorialité.
Comment peut-on arrêter les bateaux et les avions? Comment les perquisitionner et identifier leurs cachettes? Comment contrôler les millions de colis envoyés de par le monde, du petit paquet au grand container?
Même si la police et les forces armées se dédiaient uniquement à combattre le trafic, de la production à la dernière phase de la vente, elles ne réussiraient pas à l'empêcher, au contraire, en augmentant les difficultés, les prix de la drogues augmenteraient, et la criminalité recommencerait donc à disposer de l'argent nécessaire pour l'achat. L'amiral Trost, chef des opérations navales des U.S.A., a récemment déclaré textuellement: "Les Forces Armées et la Police ne peuvent pas arrêter la contrebande de drogue, même si elles ne font que cela; la seule façon d'empêcher le trafic, c'est de supprimer la demande."
On peut remarquer que la solution possible pour arrêter le trafic illicite coïncide avec celle qui consiste à bloquer la production, ou plutôt à intervenir sur la demande. Il convient de considérer un autre élément: l'Organisation du trafic de drogue, une fois réalisée, étant donné sa perfection, est utilisée, également pour d'autres exigences criminelles comme le trafic d'armes, etc.
La consommation
Il semble que chaque pays a sa propre façon de procéder dans la répression de la consommation, malgré les conventions internationales et l'existence auprès des Nations Unies d'un "Centre pour la prévention de l'utilisation de drogue".
En Italie, d'après la loi 685 de 1975, qui s'avère désormais obsolète et inadéquate, on considère en définitive comme pathologique "n'importe quel genre d'utilisation (de drogue) de la part de n'importe quelle personne dans n'importe quelle circonstance".
Dans nombre de pays, les campagnes d'information et de prévention sont plutôt maigres, et de toute façon insuffisantes. On peut en dire de même pour les traitements et les soins apportés aux toxicomanes. Il est très important d'observer que dans tous les pays on enregistre une augmentation de la "micro-criminalité", c'est-à-dire, des délits liés à l'exigence de se procurer la dose journalière. En soi, ces délits sont de faible importance mais, pris dans leur ensemble, ils sont très graves. De toute façon, indépendamment de la solution répressive ou régulatrice, il n'y a aucun doute qu'il demeure une possibilité d'influencer la demande des consommateurs, et ceci peut être fait avec:
-information afin de prévenir la consommation;
-soins pour tous ceux qui le veulent;
-soin des toxicomanes considérés non pas comme des criminels mais comme des malades à assister en leur fournissant les médicaments, en empêchant que leur demande soit adressée à la criminalité organisée.
La situation italienne
Avant de conclure, je pense qu'il est juste d'évoquer brièvement la situation italienne. En Italie, le nombre des toxicomanes est évalué à 500 000 dont 30 000 environ sont en traitement dans les 500 organismes publics et les 300 organismes privés. Ces organismes, soumis au contrôle et à la surveillance du Ministère de la Santé (Art. 1 de la loi 685), sont dépourvus à tous les niveaux, ils ne sont pas coordonnés et ils sont mal répartis sur le territoire national. En 1987, il y a eu mille morts dus à la drogue, (40 morts 10 ans auparavant) mais on ne sait pas combien il y a eu de morts dans les hôpitaux et dans les cliniques privées à cause des conséquances secondaires. En 1987, suite à 12 000 opérations de police (+ 36% par rapport à 1986) 23 000 délinquants ont été dénoncés pour trafic et vente (+ 23% par rapport à 1986). De ces 23 000, 19 000 ont été arrêtés dont 10 000 retenus en prison. Dans l'ensemble de la criminalité italienne, 8 délits sur 10 sont liés à la drogue tout comme 8O% des détenus. Le chiff
re d'affaires du trafic italien de drogue (données CENSIS) est de 30 000 milliards de lires par an.
Qu'est-ce que l'Etat italien oppose à une telle situation? Il y a au Ministère de l'Intérieur un "Service central anti-drogue qui a pour tâche:
-la coordination entre les services anti-drogues de la police d'Etat, des carabiniers et des gardes des finances (et si nécessaire et explicitement réclamé, avec les services des forces armées, art. 3 de la loi 685);
-la coordination avec l'administration des douanes;
-l'examen des aspects internationaux du problème (auquels sont préposés les Ministères de la Santé et des Affaires Etrangères).
Le Service a pour ultime devoir de rentrer en contact avec les services étrangers analogues et avec les tribunaux centraux nationaux de l'Organisation internationale de la police criminelle (Interpol) des autres pays, de même qu'avec ses propres bureaux reliés aux Représentations diplomatiques à l'étranger.
Mais la coordination interne est plus ou moins nulle parce qu'elle ne se réalise pas sur le plan opérationnel mais uniquement au niveau de la direction supérieure, les informations manquent de la part des autorités judiciaires, même si une dérogation au secret d'instruction est prévue, la coordination entre les organes enquêteurs propres à la Magistrature manque également.
Actuellement, si l'on considère les trois seules polices, le niveau des forces arrive à un total de 200 000 hommes. Il y en a 7 000 en service permanent. Si l'on tient compte du fait que 8 délits sur 10 sont liés à la drogue, on voit aussi que le personnel employé à la répression du phénomène s'élève à tout instant à 50 000 hommes environ.
Comment peut-on prévoir les autres exigences?
L'Etat italien dépense chaque année pour la lutte contre la drogue 6 000 milliards de lires, mais il n'y a pas de données sûres à ce propos.
Une information sur la répression du trafic de drogue a également été développée par les services secrets, soit indirectement étant donné ses devoirs institutionnels (SISMI, SISDE et autres services des forces armées et de la police militaire) soit directement (Bureaux centraux d'enquêtes générales et d'opérations spéciales, Services d'information des carabiniers et des gardes des finances). Ce qui frappe tout de suite, c'est l'exigence d'une coordination qui, en pratique n'existe pas. Le tout se réfère à une volonté de répression toujours plus efficace.
Nous savons que, vu son importance, l'Organe international pour le contrôle de la drogue (OICD) a le devoir de:
-limiter la culture, la production, la fabrication et l'utilisation des stupéfiants aux seules exigences médicales et scientifiques;
-empêcher la culture, la production, la fabrication, le trafic et l'utilisation illégitime des stupéfiants.
Pour la collaboration internationale, il prévoit, en accord avec les gouvernements intéressés, des consultations régulières et des missions spéciales, et il collabore avec les organismes mondiaux de la santé, avec la Commission des Stupéfiants du Conseil économique et social, avec la division des stupéfiants du Secrétariat des Nations Unies, etc.
Si l'on prend connaissance du dernier rapport de 1987, nous ne pouvons que relever des répétitions de phrases comme: lacunes et insuffisance, crise fiancière, effectifs et ressources stationnaires, études superficielles, sessions réduites de 50%, réduction des programmes, renoncemment à 35% de la documentation nécessaire et ainsi de suite.
En définite, c'est donc un véritable échec!
Si on se rapporte uniquement à la situation italienne, le bilan présenté dans le rapport 1987 du Ministère de l'Intérieur apparait tout aussi négatif.
Devant cette honnête constatation de l'échec historique de la répression, on ne sait envisager rien d'autre, tant au niveau international que national que de continuer la répression et son intensification, comme si on n'avait rien appris depuis 1912.
Mais comment peut-on raisonner de cette façon pendant que le trafic international de drogue a atteint des niveaux épouvantables, pendant que la criminalité internationale devient toujours plus invisible et plus grande?
Mais concluons.
Nous avons vu comment le moment de la production et celui du transport ne peuvent être contrôlés qu'en agissant sur la demande et même, le rapport international 1987 affirme de façon candide au paragraphe 5 qu'"aucun progrès significatif ne pourra être fait dans la lutte contre la drogue si on ne réduit pas l'offre et la demande". Mais la demande ne peut être réduite que si on limite les exigences réelles de la consommation. On pourra arrêter l'augmentation de la consommation grâce à une information menée sérieusement; on pourra éliminer une partie de la consommation en traitant et en soignant les toxicomanes; on pourra contenir la demande aux exigences sanitaires et scientifiques avec la régulation et la satisfaction de la demande des toxicomanes qui ne seront plus obligés de s'adresser à la criminalité.
On ne souhaite certes pas que la drogue soit placée en vente aveuglément comme le tabac ou l'alcool, mais on souhaite en réalité la fin de la grande criminalité liée de quelque façon à la drogue (production, transport, vente).
La voie de l'antiprohibitionnisme et de la réglementation doit être engagée.