Roger LewisRoger LEWIS, Grande Bretagne. Actuellement chercheur à l'Université de Calabre (Cosance, Italie) il a réalisé l'année dernière une enquête approfondie sur la "N'drangheta", la mafia calabraise, dans laquelle il démontre que l'insertion de cette organisation sur le marché de la drogue a entraîné une augmentation importante des homicides volontaires (204 en 1987, et 214 tentatives d'homicides). Depuis 1983, il collabore avec la Commission Antimafia du Parlement italien. En 1985, il a publié un ouvrage intitulé "The big deal - Politics of the illicit drug business".
SOMMAIRE: A'partir d'une approche ethnographique de différent milieux d'usagers et de vendeurs d'héroïne et de cocaïne, l'auteur présente l'évolution et les caractéristiques des résaux de distribution de drogues illicites. Il fait ressortir que les profits immenses et la force de ces structures sont une conséquence directe de la répression.
("Les coùts du prohibitionnisme", Actes du Colloque international sur l'antiprohibitionnisme en matiére de drogues, Bruxelles, 29 septembre - 1 octobre 1988; Ed. PSYCHOTROPES, volume V, numéros 1 et 2, 1989).
"Dans le domaine de la drogue, l'Europe a déjà son marché unique. Je ne devrai pas attendre 1992", déclaration d'un officier de police espagnol au Time, 10 août 1988.
Depuis le fameux rapport de Preble et Casey, "Taking care of business",publié en 1969, l'ethnographie urbaine a atteint un certain niveau d'autorité dans le domaine de la recherche en matière de drogues illégales. La précédente domination de l'establishment médical et psychiatrique a dû céder la place à une approche multidisciplinaire qui reconnait que le traitement de données recueillies dans un contexte artificiel ne garantit pas nécessairement une image précise de ce qui se passe dans la réalité. En effet, la grande majorité des consommateurs de cannabis, de cocaïne et d'héroïne, justement du fait qu'ils sont consommateurs de drogue, n'entrent jamais en contact avec les services de traitement ou avec les organismes censés appliquer la loi. L'ethnographie est une des rares voies efficaces pour atteindre ces gens et enregistrer leur expérience.
Ce n'est que depuis peu que l'on effectue des études économiques sérieuses à propos des marchés illicites de la drogue.
Pendant des années, on s'est fait une telle image des toxicomanes qu'on les croyait incapables d'effectuer des choix économiques rationnels. On estimait que leur besoin insatiable de drogue faisait en sorte qu'ils auraient payé n'importe quel prix et commis n'importe quel crime pour obtenir la drogue désirée. D'où les absurdes campagnes politiques qui demandaient de soigner ou de jeter les toxicomanes en prison pour éliminer en un tour de main la plupart des crimes de la rue. (voir Epstein, Agence de la peur 1976). En réalité, les consommateurs d"héroïne recherchent souvent de nouveau débouchés de commerce, réduisent ou éliminent leur consommation, substituent d'autres drogues à l'héroïne, ou commencent volontairement un traitement plutôt que de payer des prix inacceptables.
L'usage de drogues étant un phénomène mieux compris, il s'en est suivi une meilleure analyse de la façon dont s'organisent les marchés et les ravitaillements. Lorsque des saisies sont effectuées, elles sont généralement surévaluées par la presse qui multiplie le prix hypothétique au détail Y par la pureté hypothétique X pour en arriver une valeur finale Z. C'est idéal pour épater la gallerie mais n'est d'aucune utilité pour éclairer la situation. De même, le contrôle du commerce de la drogue est souvent attribué à la conspiration étrangère, soit tantôt le seigneur de la guerre Khun Sa, ou la famille mafieuse Bonnano ou le cartel de Medellin. Cela permet aussi des "unes" excitantes, mais la réalité est différente.
Pourquoi cet intérêt?
J'ai pénétré dans ce monde comme dans un carousel. Travaillant à Londres dans une agence d'une rue commerçante qui est née de la sous-culture alternative de la drogue dans les années '60, j'ai constamment été étonné par la disparité entre les comptes-rendus de la presse sur la vente de la drogue au détail et les expériences sur le terrain des clients et des collègues. Beaucoups d'avocats et de policiers avec lesquels j'étais en contact étaient désorientés. A ma grande surprise, à la fin des années '70, j'ai été invité à donner des preuves d'expertise dans ces matières à une Cour. A ce moment là, malgrés les travaux effectués aux USA par Silverman, Brown, Spruill, Moore et tant d'autres, les études sur les marchés illégaux de la drogue en Grande-Bretagne étaient considérés comme un travail d'original.
Lorsque, adoptant une position d'ethnographe de rue, j'entamai une recherche sur l'épidémiologie de l'usage problématique de drogue à Londres en 1980, il était devenu très clair pour moi que les questions de prix, de pureté et de disponibilité passaient au second plan. Il y a cinq facteurs qui entrent en ligne de compte dans cette nouvelle façon d'aborder les choses:
I) les coûts sociaux de l'usage de la drogue;
II) les convictions économiques des administrations américaines et britanniques depuis 1980;
III) la reconnaissance de l'apparente force financière et de l'influence des trafiquants ainsi que de leur capacité de déstabilisation au niveau de territoires locaux et de régions entières;
IV) l'implication dans des recherches académiques et des agences gouvernementales d'individus ayant eu à un certain moment de leur vie une expérience directe ou indirecte de l'usage de la drogue et de la distribution au détail;
V) le développement du débouché dans le monde politique.
J'étudie depuis 1980 les marchés de la drogue à Londres, Naples et Rome, et j'étudie actuellement la situation de plusieurs villes du centre et du nord de l'Italie. Ce travail est la réponse au souci de l'Italie de connaître le nombre de ses héroïnomanes (estimé à 150 000), l'évolution des overdoses (242 en 1985, 292 en 1986, 516 en 1987), et l'engagement de la mafia sicilienne, de la 'Ndrangheta calabraise et de la Camorra napolitaine. Ces chiffres ne sont pas cités ici en des termes généraux mais se réfèrent strictement aux origines culturelles, géographiques et criminelles de chaque groupe.
rassemblement d'informations
On a publié peu d'information sur le fonctionnement des marchés illictes de la drogue en Europe, sur les oscillations des prix et la variation de la pureté (héroïne, cocaïne, amphétamines). Le matériel collecté depuis l'instauration des agences n'apas encore permi un traitement systématique des donnée, ni leur accessibilité, même si cela commence à changer. Notre source principale d'information, en dehors des documents judiciaires et d'Etat, a été le contact direct avec les consommateurs de drogues et les dealers.
Dès le début, la méthode de recherche consistant à observer les participants se révéla productive. Etant donné son objet, notre enquête se confronta quelque fois à des difficultés: les personnes approchées refusaient parfois l'entretien ou ne venaient pas au rendez-vous. Cependant, ces difficultés n'étaient pas aussi fréquentes qu'on aurait pu le supposer et la coopération était généralement bonne. Nous enregistrions les commentaires et les opinions en considération de la nature de la structure d'approvisionnement et du marché, en plus des expériences spécifiques et individuelles.
A l'occasion, nous avons interviewé des importateurs de tonnes de cannabis et des acheteurs de kilos d'héroïne, encore que, vu les risques encourus par les participants et étant donné la domination des criminels de profession sur le marché, cela se passait rarement.
Nous étions en contact avec plusieurs consommateurs de drogue et dealers opérant au dessous du niveau de l'once pour l'héroïne et la cocaïne et au dessous du niveau du kilo pour le cannabis. A Londres, contrairement à l'Italie, il y avait peu de dealers d'héroïne traitant des quantités plus petites ou égales à un once qui n'étaient pas aussi des consommateurs et, invariablement des toxicomanes. L'accès facile à l'héroïne à bon marché est une tentation constante.
Evaluation du rapport qualité prix.
La cocaïne et l'héroïne sont vendues en poudre, ce qui les rend faciles à coupler avec des substances inertes ou psychoactives, pour augmenter le poids et partant, la marge bénéficiaire. Cependant, nous n'avons pas trouvé de crack, bien qu'il soit disponible à Londres depuis les années '80. Les acheteurs au kilo, à l'once et au niveau de quelques grammes, demandent normalement la précision du pesage du produit. La pureté du produit est très difficile à évaluer. Une diversité d'analyse d'amateurs ou de professionnels peut être appliquée selon le niveau dans lesquel le système de distribution prend place dans la transaction. La cocaïne peut être essayée ou goûtée pour en évaluer les effets dans la perspective d'une revente au détail ou en gros. Les fournisseurs de cocaïne ont souvent un intérêt de consommateurs dans cette évaluation. Certains contacts expliquent l'imprévoyance, l'irrégularité et la cessation brutale de certains réseaux de cocaïne par une complaisance excessive envers la drogue elle-même.
L'analyse s'effectue différemment au niveau de la rue, où les unités sont habituellement préamballées, d'un poids inférieur et fortement coupées, et où c'est la rapidité de l'écoulement qui est la préoccupation première du fournisseur. Les achats ne sont pas fait au hasard et les clients, mécontents du poids ou de la qualité, peuvent ne pas terminer la transaction ou refuser de renouveler l'achat. Les particuliers qui persistent dans leur pratique peuvent être ostracisés et au niveau des grossistes, ils peuvent faire l'objet de représailles ou d'actions punitives.
La demande de cocaïne et d'amphétamine tend à être bien plus élastique que la demande d'héroïne. La cocaïne et les amphétamines ne provoque pas une accoutumance engendrant un syndrome d'abstinence physique ou, du moins, ne sont pas perçus comme tels. L'absence apparente de ce genre de dépendance physique met les consommateurs dans une position de force et les encourage davantage à insister pour avoir un produit de haute qualité.
Cela se repercute en partie sur la pureté relativement grande des échantillons de cocaïne saisis au niveau de la rue en comparaison des échantillon d'héroïne. L'achat peut se faire sans précipitation, quoiqu'une consommation voyante associée à beaucoup d'usage de cocaïne signifie que les prix élevés peuvent être payés si l'acheteur croit que la qualité du produit rehausse son statut.
Malgrès quelques petites fluctuations, les prix sont restés relativement uniformes durant les huit dernières années. La pureté des produits vendus dans la rue à environ 40-50% au début des années '80 et à environ 30% en 1987. C'est encore beaucoup en comparaison de l'Italie où la pureté normale dans la rue n'est plus que de 4 à 6 %. Les coûts en Italie sont conditionnés par le coupage, quoique les prix ont aussi fortement grimpé.
L'héroïne en ville
L'expérience européenne démontre que les marchés de drogues tendent à se mettre en place d'abord dans les grandes métropoles. Par la suite, les autres villes développent leur propre marché dépendant ou autonome. Cependant, la diffusion de la consommation n'est pas toujours uniforme. Dans les grandes villes elles-mêmes, le marché se déplace souvent vers la périférie pour satisfaire la demande. Durant les dix dernières années, cela s'est vérifié à Londres, Paris et Rome.
L'héroïne, le haschish et la cocaïne sont tous importés en Europe. Lorsque les marchés de la drogue sont au stade initial de leur développement, ce sont des petites filières: initiatives individuelles ou coopératives improvisées d'utilisateurs qui assurent l'importation et la fourniture. Dès que le marché se développe, ce sont les organisations criminelles, les diasporas ethniques et les petits gangsters qui commencent à s'occuper de l'importation et de la vente en gros, mais en général elles n'excluent pas les autres entreprises. L'étendue des affaires dépend du pays, de la ville, du type et de l'origine du produit, ainsi que des prespectives de profit.
C'est selon leur propriétés pharmacologiques et leur lieu de circulation que les drogues s'adressent soit à des groupes restreints de consommateur, via des systèmes de troc et d'échange, ou bien les marchés peuvent être beaucoup plus impersonnels. A la fin des années '60 et au début des années '70, la distribution au détail était généralement amicale et informelle, et concernait principalement des étudiants, des "bohémiens" et certains cercles privés. Ces réseaux amicaux et ces systèmes d'échange tendent maintenant à disparaître.
Plus un marché d'héroïne s'affirme, plus grandes sont les tentatives de pénétration de la criminalité professionnelle. Les prix montent, la qualité baisse, le produit est revendu en unités toujours plus petites, le couplage et le sous-poids devenant des formes habituelles de fraude.
Cependant, nous avons constaté qu'il y avait de grandes variations d'un pays à l'autre et d'une ville à l'autre. Même si l'implantation des marchés en Europe et en Amérique s'est développé de façon différente, la littérature américaine a fourni un inestimable miroir de ce qui est en train de se passe en Europe. Au début des années '80, le marché de Londres ne semblait ni aussi structuré, ni aussi violent que celui de New-York. Le business se faisait plus en amateur, mais cela a changé maintenant. Notre enquête sur Londres indique comment certains entrepreneurs travaillant en free-lance essayaient de pénétrer le système de distribution en gros et d'extorquer des sommes plus élevées aux clients et aux importateurs/distributeurs qui ne connaissaient pas cette sutructure.
A Naples, nous avons remarqué que c'est dans la banlieue et dans l'arrière-pays que l'on consomme le plus. Peut-être que la culture traditionnelle des "vicoli" décourage l'usage de drogue dans la vieille ville. Pourtant, dans une ville où le problème du chomâge est très important, il n'y a pas de pénurie de travail dans ce réseau criminel de distribution.
La consommation d'héroïne se répand parce que les jeunes sont sans emploi et marginalisés. Distribuer de la drogue est une façon de gagner quelque argent et de se garantir sa propre dose. Dans toutes les villes, c'est dans les bas quartiers de la périphérie que la consommation est le plus enracinnée.
Les réseaux de revendeurs se partagent les territoires. Le marché de la vente en gros est dominé par la criminalité professionnelle. Une des différences principales entre Rome et Naples réside dans le fait que le monde souterrain de Rome est tellement désorganisé et divisé qu'il est presque entièrement dépendant de ses fournisseurs du Sud. Les groupes napolitains, eux, sont mieux organisés du fait de l'expérience de plusieures générations de contrebande de toutes sortes. Ils dominent le marché romain de moyen et de haut niveau avec les Siciliens et les Calabrais.
En dépit du rôle joué par Naples dans le transit et la distribution, la pureté et la qualité des produits distrubués dans la rue semble décliner plus vite qu'à Rome. C'est peut-être dû au fait qu'il y a un plus grand nombre de gens à Naples qui essayent de se lancer dans la ditribution pour survivre. Il semble aussi que les importateurs du Tiers Monde à Rome vendent au tétail de la drogue de haute qualité.
Alors que c'est la criminalité organiée qui domine la fourniture en gros à Naples et à Rome; à Pandoro, les tentatives des Calabrais et des Napolitains de pénétrer dans les réseaux de distribution ont complètement échoué. Pandoro est un centre de stockage et de distribution pour le Sud-Ouest asiatique, c'est un centre nerveux de la distribution en Italie. Durant ces dernières années, les distributeurs locaux ont amélioré leur contact direct avec les producteurs étranger et semblent avoir une bonne réputation d'efficacité, d'honnêteté et de sérieux. Une telle réputation est d'une grande valeur dans le commerce illégal où il n'y a pas de contrats écrits et où la bonne foi est de très grande importance. La province est productive et opulente et le chômage y est réduit. Néanmoins, il y a une grande partie de la population qui consomme de l'héroïne. L'héroïne y est vendue deux fois moins cher qu'à Rome et les toxicomanes l'achètent au kilo. C'est un phénomème apparemment assez rare en Italie, mais un récent artic
le à propos de Southdown, une ville du Sud de l'Angleterre a expliqué que des groupes de revendeurs étaient composés de toxicomanes qui achetaient et revendaient des kilos d'héroïne.
Remarques finales
Nous trouvons que les sytèmes de distribution parallèle ne diffèrent pas beaucoup du modèle pyramidal de Preble et Casey, bien qu'il y ait quelques exceptions. J'espère que nous aurons l'occasion d'en parler durant les débat et de consacrer en peu de temps au problème de l'offre, de la demande et du rôle de la criminalité organisée dans l'économie de la drogue en Italie.
Mon commentaire final porte sur le fait que l'usage problématique de drogues est sur le point de faire partie de notre réalité. Le système d'approvisionnement qui a été développé est très rentable et plus intéressant qu'une opération de holding. En effet, l'on a prouvé que la répression permet actuellement un système de support de prix pour les fournisseurs. Nous pourrions trouver des éléments de réponse dans l'approche hollandaise pourtant si dénigrée et dans le système britannique, tellement discuté et si peu compris. Au moment où le problème du danger de l'abus est eclipsé par le problème du SIDA, c'est la réduction du mal, et non pas la guerre à la drogue qui offre la seule option sensée.