Jacques BaudourBelgique. Psychothérapeute engagé dans le traitement des toxicomanes. Ses options, les psychothérapies associées à la prescription de méthadones qu'il pratiqua se sont heurtées à la (non-) politique de l'ordre des médecins de Bruxelles en matière de toxicomanie, ce qui lui valu de connaître la prison. Il a été directeur de deux centres de guidance pour enfants et adolescents à Bruxelles et durant douze ans, assitant à l'école de santé publique de l'Université de Bruxelles.
SOMMAIRE: Compte tenu des dangers intrinsèques de l'heroïne, la politique actuelle de prohibition se justifie largement, mais pour autant qu'elle s'accompagne d'une politique de maintien à la méthadone, à la fois pour "casser" le marché noir et pour permettre un suivi médical et un traitement psychothérapeutique des toxicomanes.
("Les coùts du prohibitionnisme", Actes du Colloque international sur l'antiprohibitionnisme en matiére de drogues, Bruxelles, 29 septembre - 1 octobre 1988; Ed. PSYCHOTROPES, volume V, numéros 1 et 2, 1989).
Dans le concert des voix des experts internationaux qui s'orientent ici sur la voie d'une politique anti-prohibitionniste des drogues aujourd'hui illégales, je tiens à vous faire part de mon expérience de clinicien des toxicomanes.
C'est certes une gageure de prétendre en un quart d'heure, vous présenter les enseignements et les leçons d'une pratique quotidienne de psychothérapie des héroïnomanes engagée depuis 1978.
L'invitation de Marco Taradash me suggérait de présenter un rapport sur le thème qui se rapproche le plus de mon expérience. Dès lors je limiterai mon sujet à l'héroïne et ne présenterai pas de recommandations prohibitionnistes ou antiprohibitionnistes au sujet des autres drogues illégales, bien que ma pratique m'ait fait rencontrer des centaines de polytoxicomanes qui avaient abusé ou abusaient encore, en cours de traitement, d'amphétamines, de cocaïnes, de haschich, de codéïne et d'une panoplie variée de benzodiagépines ou autres psychotropes non prescrits.
Depuis 1978, j'ai traité quelque quatre cents toxicomanes. L'association de méthadone (orale ou intra-veineuse) et de très longues psychothérapies de soutien (souvent plusieurs années) m'a permis de réussir à éviter la mort de tous mes patients pendant les cinquantes premiers mois de ma pratique. Durant cette même période, sont décédés trois pour cent de mes patients qui avaient, contre mon avis, abandonné leur traitement, ou avaient subi un sevrage hospitalier ou carcéral trop brusque, suivi d'une overdose brutale peu après la sortie de l'Institution, souvent due à une association médicamenteuse. Un point de repère comparatif est le taux annuel de mortalité de 1,6% des héroïnomanes du Royaume Uni (1).
Analysant ma pratique médicale, je crois pouvoir dire que mes résultats thérapeutiques sont dus à l'association de deux facteurs :
1) La méthadone qui limite au fil des années l'appétance
héroïnomaniaque,
2) Une intense psychotérapie de soutien où les encoura-
gements à vivre et l'affrontement des stress quotidiens
du drogué l'aide peu à peu à surmonter l'état dépressif
qu'engendre une longue héroïnomanie, à restaurer son
désir de vivre, à se créer des conditions de vie où le
renoncement aux drogues devient possible.
(1)A.H.GHODSE, M.SHEEHAN, C. TAYLOR, G. EDWARDS
Death of drug addicts in the United Kingdom 1967-1981.
British medical Journal, 1985-,290, 425-428.
Puisque les participants de ce Colloque envisagent la légalisation des drogues, je désire qu'ils sachent les effets de l'héroïne sur le psychisme humain. Car, j'ai pu depuis 10 ans, apprécier les dégâts psychiques, moraux, intellectuels, affectifs, sociaux de l'héroïne, ainsi que les dommages quotidiens qu'elle cause dans les couples et les familles.
Certains disent que la criminalité causée par les drogues dures, n'est liée qu'au coût prohibitif de celles-ci. En vérité, une foule de dégâts sont liés aux effets psychiques de l'héroïne elle-même, je m'explique - l'héroïnomane devenu pharmaco-dépendant a des sauts d'humeur inexplicables, il est très susceptible, égocentrique, aboulique, interprétatif, passif, et fort souvent dépourvu de tout autre intérêt que celui de se procurer sa prochaine dose. L'héroïne altère au fil des ans son sens moral; il ne tient guère compte des sentiments et du sens des actions de ses proches; il vit pour lui seul. Chez certains, la drogue abolit toute initiative, tout désir de travail. Ceux qui ont quelques années d'héroïne dans les veines, deviennent des épaves sociales ayant perdu tout lien avec la société normale, ayant pour seuls pseudo-amis des - "junkies"- comme eux, dépressifs suicidaires. Le dialogue thérapeutique avec l'héroïnomane "défoncé" est très difficile : sa pensée est chaotique, il comprend mal le sens du lan
gage de l'interlocuteur, il varie sans cesse de sujet, il n'enregistre pas le dialogue, il lui arrive ainsi d'oublier ce qu'il a dit et vécu la veille, il ne tient guère compte que de ses besoins personnels et il exacerbe chaque jour son entourage par le désir permanent de la prise de drogue.
L'héroïne anesthésie ses propres perceptions de lui-même, émousse ses propres affects et réduit ou anihile la perception des affects, des désirs d'autrui. Je ne connais pas de pire poison de l'homme et des relations humaines.
Ces quelques aspects des effets psychiques, intellectuels et affectifs de l'héroïne, restent intriqués avec l'incontestable dommage des conditions de vie misérables des héroïnomanes avérés : délinquance "nécessitée" par le coût exhorbitant de la drogue, vie associale et improductive, incarcérations et leur résultante : accroissement de la désinsertion sociale.
O
Si l'on veut comprendre pourquoi la Grande Bretagne fut un pays où l'héroïne a été administrée à des fins thérapeutiques pendant un demi-siècle, il faut en examiner les raisons historiques. Selon A. Hamid Ghodse (2), les toxicomanes aux opiacés des années '20 étaient quelques centaines, pour la plupart médecins ou para-médicaux dépendant de la morphine
(2) A.Hamid Ghodse - Treatment of Drug Addiction in london (The Lancet 1983 - pp.636.639)
ou de la péthidine. En 1926, le Rolleston Committee recommanda l'administration d'héroïne ou de morphine à ces patients sous deux conditions : soit que le sevrage leur provoque des symptômes qui ne soient pas traitables de manière satisfaisante, soit qu'ils deviennent incapables de maintenir une vie utile et sensiblement normale si leur drogue leur est soustraite.
Dans les années '60, le nombre de toxicomanes connus doubla environ tous les deux ans, de sorte que le Home-Office en dénombra 2782 en 1968. Une cause importante de cet accroissement était la prescription excessive de certains médecins, prescritpions dont une partie était dérivée vers le marché noir. C'est pourquoi les cliniciens des London Drug Dependance Clinics tentèrent de stabiliser les malades en leur prescrivant de l'héroïne. Vinrent alors des U.S.A. les premiers résultats encourageants des cures à la méthadone, de sorte que dans les années '70, les londoniens abandonnèrent peu à peu l'héroïne au profit de la prescrition de méthadone injectable ou orale, cette dernière étant la plus largement prescrite dans les années '80.
A l'heure actuelle, c'est la méthadone orale qui a la faveur de la plupart des praticiens européens. Pour diverses raisons, la France, la Belgique, la R.F.A. et la Grèce restent réticentes à adopter cette politique thérapeutique qui non seulement permet un traitement ambulatoire prolongé et peu coûteux des toxicomanes, mais encore réduit le trafic illégal d'héroïne (3) et toute la criminalité qui y est associée.
C'est au Pays-Bas que les résultats sont les plus spectaculaires: dès 1986, le maire d'Amsterdam annonçait que soixante-quinze pour cent des autochtones étaient stabilisés grâce à la méthadone orale. Restait un quart d'héroïnomanes invétérés jugés irrécupérables : on conçut (mais on ne mit jamais en oeuvre, à ma connaissance) un programme expérimental où on leur aurait administré gratuitement de l'héroïne de bonne qualité. Et ce par souci de bien-être individuel et public. Mon expérience personnelle (1978-1983) de l'usage de méthadone intra-veineuse chez quelque deux cent patients très dépendants des opiacés, mais plus encore de la seringue, me permet de croire que ce traitement eût satisfait les "incurables". Quelques mois de traitement permettent de stabiliser le patient à une dose adéquate, réduisant ou suspendant totalement les injections d'héroïne, amenant le toxicomane à renoncer à la "défonce" à l'aide de doses croissantes d'héroïne.
(3) cf.les expériences pilotes à Chicago de Patrick H.Hughes "Behind the Wall of Respect - Community Experiments in Heroin Addiction Control - 1977.
Alors, peut s'amorcer une énergique psychothérapie de soutien couplée à une aide sociale intensive. Il faudra passer de la méthadone injectable à la méthadone orale, assumer de multiples rechutes pour atteindre après trois ou quatre ans, des résultats modestes, tels ceux que STIMMEL (4) publiait en 1978 : cinquante-sept pour cent de patients abstinents après une durée moyenne de 3,5 ans de traitement (la catamnèse étant effectuée en moyenne trois ans après le sevrage de méthadone).
Pourquoi la méthadone plutôt que l'héroïne?
Parce que la méthadone stabilise remarquablement l'humeur des héroïnomanes susceptibles, interprétatifs, oisifs, particulièrement agressifs en état de manque.
Parce qu'elle rend agréable une vie de couple autrefois infernale, parce qu'elle apaise les désirs suicidaires lancinants du toxicomane. Elle normalise si bien l'humeur, le comportement et les fonctions intellectuelles que le clinicien le plus averti a régulièrement l'impression que son patient vit sans "drogue" de substitution.
Ma pratique, celle de Deylon à Genève, et celle des Britanniques, insiste sur la conjonction des circonstances de la vie et de l'action médicale dans les "processus de guérison chez l'héroïnomane" (5). Le plus souvent "l'héroïnomane ne quitte toute pharmaco-dépendance que s'il a cessé de vivre seul, s'il a fondé un couple stable et s'il s'est engagé dans une vie professionnelle non marginalisée" (6).
J'esquisse mes conclusions. Je précise d'emblée qu'elles resteront axées sur l'évitement des méfaits de l'héroïne, qu'elle soit illégale ou légale. Après la découverte - depuis vingt-cinq ans - des bienfaits universels de la méthadone, je ne crois pas qu'on puisse encore trouver des thérapeutes qui assumeraient la responsabilité de délivrer de l'héroïne sous contrôle médical. Qui oserait assumer cette pratique non-thérapeutique, aujourd'hui abandonnée ? Quel médecin la justifierait-il encore ?
(4) STIMMEL et coll. Detoxification from methadone maintenance. Ann.New York Academy of Sciences-311, 173-180, 1978.
(5) Les problèmes de la drogue dans leur contexte socio-culturel. Cahier de Santé Publique de l'OMS, n·73, Genève, 1982.
(6) J.Baudour - Rapport à la Commission de la Drogue (1985-1986) du Parlement européen.
Le clinicien que je suis a assez souffert depuis 10 ans en assistant au délabrement psychique, social, familial, physique des héroïnomanes condamnés à une délinquance quotidienne en raison du coût démesuré des drogues illégales. Mais je ne peux absolument pas souscrire à une politique antiprohibitionniste qui maintiendrait sous couvert médical, les effets psychiques délétères de l'héroïne devenue légale.
Le remède de la méthadone est connu du corps médical européen depuis vingt ans. Je crois dès lors que la mesure essentielle à prendre au niveau européen est la suivante, permettez-moi de citer l'une des conclusions de mon ouvrage "L'amour condamné" publié en 1987.
"En pratique que faire dans l'immédiat ?"
Tenter de casser l'offre d'héroïne illégale en saturant la demande des toxicomanes pharmaco-dépendants par la dispensation de la méthadone sous contrôle médical. "casser le marché" et traiter simultanément les toxicomanes : peut-on imaginer un objectif opérationnel plus simple, plus humanitaire, plus pertinent, aussi peu coûteux, et susceptible de rencontrer les voeux de tous : ceux des malades, des familles, des médecins, des parlementaires, des hommes de toute la planète... à l'exception des trafiquants ?" (7)
(7) J. Baudour. "L'amour condamné - Esquisse d'une psychothérapie des toxicomanes" - P.Marvaga Editions, Liège-Bruxelles 1987.