Fernando SavaterFernando SAVATER, Espagne. Philosophe de renommée internationale et éditorialiste du prestigieux quotidien espagnol, El País. Il s'est fait le promoteur au cours de ces deux dernières années d'une campagne pour la remise en question des lois espagnoles en matière de drogue et pour le dépassement du prohibitionnisme à l'échelle internationale.
SOMMAIRE: L'auteur s'attache à démontrer que les différents arguments avancés par les partisans de la répression des usages de drogues relévent d'une perception mythique de la réalité. Notre culture, comme toutes les autres, recherche et utilise les substances psychoactives, qui doivent être perçues avant tout comme des auxiliaires utiles à l'individu dans sa quête d'un peu plus de bonheur et d'un peu moins de malheurs.
("Les coùts du prohibitionnisme", Actes du Colloque international sur l'antiprohibitionnisme en matiére de drogues, Bruxelles, 29 septembre - 1 octobre 1988; Ed. PSYCHOTROPES, volume V, numéros 1 et 2, 1989).
Les thèses qui vont suivre sont censées permettre de mieux orienter le débat institutionnel, qui s'avère nécessaire, sur ce que l'on appelle " le problème des drogues". Ce qui fleurit actuellement, c'est l'hystérie punitive, la démonisation des produits chimiques et des personnes, la désinformation pathologique et la fabulation pseudo-scientifique éhontée. L'usage des drogues s'explique de façon mythique: " Les drogues, - ou, comme on a l'habitude de dire, la drogue - sont une invention maléfique promue par une mafia internationale de sans-gêne qui accumulent des bénéfices immenses, réduisent la jeunesse à l'esclavage et détruisent la santé physique et morale de l'humanité. Face à une telle menace, la seule solution consiste à renforcer la répression à tous les niveaux pour frapper depuis le plus petit revendeur jusqu'aux planteurs de coca de la forêt bolivienne. Lorsque la police aura enfermé le dernier grand narco-trafiquant, l'homme sera libéré de cette grande menace qu'est la drogue". Grâce à cette lége
nde passe-partout, les faits se mélangent avec les préjugés, les effets se présentent comme des causes, ainsi évite-t-on le fond du problème avec un calme olympien; mais se crée alors un bouc émissaire politique qui est d'une utilité évidente, l'on encourage a contrario un commerce prospère, on se sert du malheur d'autrui pour renforcer la bonne conscience et l'on recule devant les possibilités juridiques et techniques d'un Etat réelement moderne. Le fait que les intellectuels dits "de gauche" collaborent unanimement par action ou par ommission a cet obscurantisme démontre, 'il n est ncore besoin, que le problème de l'intellectuel aujourd'hui n'est pas celui de son recyclage au service du pouvoir (comme continuent de croire ceux qui ne veulent pas abandonner le Palais d'hiver, qu'ils n'ont du reste jamais eu, parce qu'il fait froid dehors) ni leur manque de vision globale du monde, comme le soutiennent les nouveaux curés, mais le manque de fondement de leurs opinions face aux conflits spécifiques de la soci
été actuelle.
Les thèses que nous proposons ici et l'appel qui s'ensuit ne se réfèrent qu'à des aspects socio-politiques, l'on y incluera les aspects que l'on appelle généralement "éthiques ", qui sont autant de résidus de croyances religieuses. C'est à dire qu'on aborde le sujet des drogues sans s'attacher à ce qu'elles ont d'essentiel, à savoir leurs facultés de procurer le plaisir ou de diminuer la douleur, de stimuler la créativité et l'introspection, en un mot, leurs aspects d'auxiliaires valables pour la vie humaine. C'est dans cet esprit qu'on les a consommées durant des millenaires, qu'on les consomme aujourd'hui et qu'on le fera demain.
Mais cet aspect-là mériterait une étude bien plus approfondie que celle que nous sommes en train de faire en ce moment.
Première thèse.
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Toutes les sociétes ont connu l'usage des drogues c'est-à-dire, des substances ou des exercices physiques qui modifient quantitativment et qualitativement la conscience et la perception normale de la réalité, on les a consommées abondamment et elles ont souvent été intégrées à des rituels sacrés, on n a abusé on les a craintes ou adorées etc. L'histoire de la drogue est aussi longue que celle de l'humanité et lui est parallèle.
Deuxième thèse.
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La société contemporaine se base sur les potentialités de l'individu, sur la réalisation complexe et multiple de sa liberté. La liberté de choix politique, d'expression, d'information, de recherche, de réalisation spirituelle, religieuse ou sexuelle, etc. Ce sont les bases de la démocratie moderne.
Le totalitarisme, quant à lui, coniste en la subordination de l'individu au social tel que l'établissent quelques garants du bien commun hypostasé en forme de nation, d'Etat, de dogme politique ou de type de vie se situant au-delà des intérêts conflictuels et des goûts individuels.
Il faudrait étendre le droit de " Habeas Corpus " à tous les aspects de la disposition par l'individu de son corps, de ses énergies, de sa recherche du plaisir ou de la connaissance, de l'expérience avec soi même (la vie humaine ne doit être qu'une grande expérience), y compris de sa propre destruction.
Troisième thèse
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Le fait de prohiber la drogue dans une société démocratique est aussi injuste que de prohiber la pornographie, l'hétérodoxie religieuse ou politique, la divergeance érotique, les goûts diététiques. Il faut dire que, vu sous cet angle, il s'agit là de quelque chose de tout aussi néfaste que les autres prohibitions. Il ne viendrait à l'esprit de personne de remettre en question le fait que nous vivons dans un Etat clinique, c'est-à-dire, dans un Etat qui se réserve le droit de décider de ce qu'il y a de mieux pour notre santé, comme il le faisait par le passé pour la politiques, la religion, les arts ou l'alimantation.
Quatrième thèse
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Le problème des drogues est celui de leur persécution. La consommation de drogues passe pour un danger à supprimer. En réalité, le danger réside dans la prohibition, l'adultération des produits, le manque d'information quant à leur usage, quant aux attitudes anormales qu'elles provoque face au conformisme, le gangstérime qui l'entoure, l'obsession de tout soigner qui fait qu'on la proscrit ou qu'on la prescrit, etc. Il apparait donc que la drogue principalement un droit à défendre.
Cinquième thèse
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La persécution de la drogue dérive de la persécution religieuse. Aujourd'hui la santé physique est le ubstitut laïc de la alvation spirituelle. Les drogues ont toujours été poursuivies pour raisons religieuses.
La drogue perturbe, hier on lui reprochait ses effets orgiaques, soit les transformations qu'elle provoque à l'esprit et aux habitudes. Aujourd'hui ses effets se lisent en termes de maladies, des frais de santé, d'improductivité, de mort et d'indiscipline au travail. C'est alors que l'esprit commence à s'inquiéter: qu'est-ce que nous avons en nous que la drogue peut liberer, la peur de la baisse de la productivité, ce qu'on appelle généralement la santé publique. Il y a bien entendu des drogues dangereuses (autant que l'alpinisme, que l'automobilisme ou le travail dans les mines) et nuisibles (autant que les pratiques sexuels, la danse ou la crédulité politique, jamais autant que la guerre). Certes, il y a des gens qui sont morts, qui meurent et qui mourront pour avoir consommé des drogues, mais rappelons, primo que la vie qu'ils perdent leur appartient, qu'elle n'est pas propriété de l'Etat ni de la communauté; secondo, que leur mort peut être causée non seulement par les produits en eux-même mais aussi par
lur adultération, par le manque d'information, la racaille qui tourne autour du trafic de la drogue du fait de la prohibition etc.
Sixième thèse
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Les toxicomanes qui veulent abandonner leur vice (nous avons tous des vices qui nous intoxiquent et dont nous voudrions nous débarrasser) ont bien entendu le droit d'être aidés par la société, tout comme celui qui désire divorcer, changer de religion, de sexe ou de renoncer au terrorisme. Dans la mesure du posible, la société doit aider les individus qui souhaitent réaliser leurs désirs et ne doit pas les immoler pour les punir. La réhabilitation est coûteuse, mais la société elle aussi nous coûte de l'argent et nous essayons tous de remplir notre devoir en pensant que cet argent commun sert précisément à palier les effets des accidents qui surviennent naturellement ou par imprudence à tout membre de la société à la recherche de satisfaction personnelle. Il y a aussi les accidents du travail, qu'on n'a jamais envisagé d'interdire, à ce que je sache, ou le trafic automobile qui cause les accidents de la route.
Mais l'on estime que ce qui est productif est nécéssaire, et par conséquent justifié dans ses pertes, alors que ce qui n'est que dépense et bien-être, manque de justification sociale. Il n'existe pas de thèse plus strictement totalitaire et antidémocratique que celle-ci. C'est ainsi que s'exprime la coupable inimité publique face à l'intimité individuelle qui devrait justifier le collectif.
Septième thèse
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Certaines personnes mettent sur le même pied la proposition de dépénaliser la drogue avec celle qui cosisterait à dépénaliser le crime, le viol, ou la prise d'otage. De toute évidence, il n'y a rien de plus différent, ensuite, ces délits ont pour but de nuire aux autres prsonnes pour son intérêt personnel alors qu'en soi, aucune drogue n'est un mal, à moins que les circostances de so usage ne l'y contraignent. Il semble par contre que la dépénalisation des drogues est comparable à celle du suicide, de l'avortement, de l'euthanasie, de l'homosexualité ... soit la suppression des entraves qui empêchent de jouir consciemment et librement de son corps. Ce n'est pas simple à comprendre, parce que ceux qui sont favorables à la reconnaissance juridique de ces figures émancipatrices peuvent en revanche s'avérer de farouches oppoants de la dépénalisation des drogues. En réalité, le seul argument valable contre la dépénalisation de la drogue n'est pas celui qui vient d'être énoncé, mais il réside dans la difficulté d
e mener une telle lutte: en effet, cette mesure doit être la plus internationale possible afin d'être vraiment efficace. Elle doit favoriser les réunions internationales où le problème serait vraiment posé au lieu d'augmenter les peines aux trafiquants, ce qui ne fait qu'augmenter le prix de la marchandise. Nous nous retrouvons ici face à une situation conflictuelle analogue à celle que connaissent les partisans du désarmement unilatéral, qui revendiquent pour leur pays la position qu'ils croient être la plus juste, en pensant que les autres pays feront de même tout en oubliant les graves conséquences qui peuvent dériver d'une telle démarche.
Huitième thèse
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Le dommage que les drogues provoquent à la santé publique offre actuellement le seul argument aux prohibitionnistes, si l'on tient compte du nombre de morts par overdose, heures de travail perdues, frais que doit assurer l'Etat aux toxicomanes qui veulent s'en sortir, etc. c'est ainsi que passent au second plan les critiques à caractère strictement moral qui ont motivé pendant des siècles cette persécution. Quant à la question des pertes économiques causées par la toxicomanie, je me réfère à ce que j'ai dit dans la thèse cinq. Il faudrait seulement ajouter que les taux adéquats d'imposition sur les produits aujourd'hui non contôlés pourraient subvenir à ces nécéssités, en redistribuant le bénéfice qui reste actuellement le monopole d'une poignée de gens. Quant aux intérêts politiques qui sont en jeu dans la croisade contre la drogue, eux non plus ne peuvent être controversés: si par le passé, la guerre était considérée comme faisant partie de la santé de l'Etat, aujourd'hui la santé peut devenir l'objet de l
a principale guerre de l'Etat. Il suffit de donner l'impression de mener un effort politique intense dans un domaine qui jouit d'une réputation unanime et où l'on n'est certain que ce ne sera pas la verve démagogique qui fera défaut.
Que pourraient faire de mieux les " Premières dames" si ce n'est embrasser publiquement des petits enfants inconnus susceptibles de leur transmettre le SIDA. Mais la compassion pour la mort et la douleur d'autrui me semble déjà des raisons moins crédibles. Premièrement parce que la plupart des drogues ne tuent pas et que certaines plutôt de la causer, suppriment la douleur. Qu'est-ce qui est le plus douloureux, la cirrhose des alcooliques, ou bien le verre ou deux de temps en temps qui aident des millions à vivre . Ensuite, parce que celles qui tuent, tuent baucoup plus à cause de l'adultération ou des circonstances clandestines de leur consommation (ignorance des doses, seringues contaminées, que par la nocivité du produit en soi. Si les gouvernements étaient vraiment préocupés par les morts et les souffrances que provoquent les drogues, ils se dépècheraient de les dépénaliser. En réalité, ce qui se cache derrière les rationalisations cliniques, c'est cette envie ancestrale face à la jouissance improductive
et non partagée qui est latente dans la prohibition et dans l'histoire de la punition de la drogue. Le grand Macaulay affirme dans "Histoire de l'Angleterre", que "ce n'est pas parce qu'elle faisait soufrir l'animal que les puritains détestaient la chasse à l'ours avec chiens, mais parce qu'elle procurait un certain plaisir aux spectateurs", Je crains qu'il s'agisse ici du même phénomène.
Huitième thèse.
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Un autre argument important contre la drogue en faveur de sa persécution la plus énergique, c'est son incidence parmi les jeunes,surtout les plus défavorisés socialement. Il faut dire que la raison de la propagation de la drogue vient de sa prohibition même et des profits qu'elle engendre et qui poussent les trafiquants à vendre à des personnes plus ingénues, plus audacieuses, et surtout capables de n'importe quoi afin de se procurer leurs doses.
On constate la vente d'héroïne devant les collèges ou dans les centres pour jeunes, mais pas de trafic d'alcool ou de revues pornographiques: étant très accecibles, ils ne rapportent aucun bénéfice. Naturellement le chomâge et l'abandon pousse les jeunes à la délinquance, à la violence etc. On dit que la mythique drogue est la cause du malaise parmi les jeunes, alors qu'elle n'est en réalité que la conséquence d'une certaine situation sociale. En dernier lieu, i, de toute évidence, il est nécesaire de protéger l'enfance et l'adolescence de manoeuvres sans gène, cela ne justifiera jamais la manoeuvre sans gène qui consiste à traiter toute la population comme s'il s'agissait d'une garderie d'enfants.
Dixième thèse
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On se persuade que la drogue est la cause de la dégradation morale de la population. Ce principe admet plusieurs modèles, à partir du point de vue purement rhétorique et prétendant à une anthropologie de sacristie du docteur Francisco Llavero qui nous asure dans El Pais du 11 mai 1987 qu' "il n'existe actuellement aucun risque - en dehors des guerres nucléaires - plus dangereux pour l'homme que la drogue, à une époque où le désespoir peut toucher chacun d'entre nous". Je ne sais pas ce qui est le plus intéressant, si c'est d'admettre que les guerres nucléaires sont un danger pour l'âme humaine ou pencher pour ces sociétés formées d'individus mûrs et ascétiques que connait le docteur Llavero), jusqu'au titre post-moderne de l'article de Antonio Papell *** ad usum qui dénonce l'organisation d'un trafic de drogues par la police afin de diminuer le potentiel combatif et révolutionnaire de la jeunesse Basque. Ces moralistes montrent tous un immense mépris envers la liberté, qui st la base de la dignité de l'homm
e: étant donné que personne ne peut être libre face à la drogue, la seule façon de garantir la santé morale du peuple est de supprimer l'occasion de pécher. La base de toute proposition morale, qui est précisément le domaine du "si", ne mérite aucune étude: nous sommes attirés par le côté irresistible du mal. Pour en revenir à l'hétéronomie morale, de laquelle le pauvre Kant pensait s'être libéré au 18ème siècle. Parce que la position d'une éthique autonome au sujet de la drogue ne peut pas être exposée mieux expoée que par Gabriel Matzneff: " Le haschisch, l'amour et le vin peuvent procurer le meilleur et le pire. Tout dépend de l'usage que nous en faisons. De toute façon, ce n'est pas l'abstinence qu'il faut préconiser mais la domination de soi même (" Le Taureau de Phalaris" ).
Appel final
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Le mythe exposé dans le préambule de ces thèses devrait être remplacé par cette considération: notre culture, comme toutes les autres, connait, utilise et cherche les drogues. C'est l'éducation, l'inquiétude, et le projet vital de chaque individu qui peut décider quelle drogue utiliser et comment le faire. Le rôle de l'Etat est celui d'informer de façon complète et raisonnable, sur tous les produits, contrôler leur élaboration et leur qualité, et aider ceux qui le souhaitent ou qui se voient durement touchés par cette liberté sociale. Bien sûr, étant donné la frénésie policière contre les drogues (du moins vu de l'exterieur, face à l'ingénuité publique), il faudra une étape de réajustement avant de parvenir à l'étape finale de dépénalisation. Il faudra également élargir cette position au niveau international et faire en sorte qu'elle soit appliquée de façon coordonnée. Etant donné qu'il n'y a pas de doute qu'il faudra y parvenir, le meilleur serait de commencer le plus tôt possible, voici ce à quoi je voula
is en venir en developpant ces thèses.