de Thomas SzaszProfesseur de psychiatrie à l'Université d'Etat de New York, il est connu dans le monde entier comme l'un des père de l'antipsychiatrie. Parmi ses ouvrages les plus connus: "Le Mythe de la maladie mentale" (1971), "Les manipulateurs de la folie" (1972), "La déshumanisation de la folie" (1974), "Le mythe de la drogue" (1974). Il collabore actuellement avec les quotidiens et les périodiques les plus prestigieux. Ci-dessous le texte de son intervention au Colloque International Antiprohibitionniste de Bruxelles des 29 septembre - 1· octobre 1988.
SOMMAIRE: Les raisons invoquées par l'État pour déclarer la guerre aux drogues et à ses usagers ne sont que des prétextes sous lesquels se dissimulent des attitudes très opportunistes dont les politiciens sont les bénéficiaires et dont la société est la victime.
("Les coùts du prohibitionnisme", Actes du Colloque international sur l'antiprohibitionnisme en matiére de drogues, Bruxelles, 29 septembre - 1 octobre 1988; Ed. PSYCHOTROPES, volume V, numéros 1 et 2, 1989).
"Si nos médicaments et notre régime nous étaient prescrits par le gouvernement, nos corps seraient dans le même état que le sont actuellement nos âmes. Ainsi les émétiques étaient autrefois des médicaments interdits en France, comme d'ailleurs la pomme de terre comme aliment".
Thomas Jefferson (1782)
Une guerre par métaphore
La guerre à la drogue est apparemment une lutte contre les drogues "dangereuses". Mais les substances que l'on appelle "drogues" sont tout simplement des produits de la nature (les feuilles de coca par exemple) ou des inventions de l'homme (comme le Valium). Ce sont des choses matérielles : feuilles ou liquides, poudres ou pillules. Comment donc les êtres humains peuvent-ils déclarer la guerre aux drogues ? Il faudrait être aveugles pour ne pas reconnaître que la guerre à la drogue est une guerre par métaphore; en fait, comme toutes les guerres, la guerre à la drogue est une forme d'agression déchaînée par certains contre d'autres. Ce qui est tragique c'est que le caractère destructeur de cette guerre est masqué par le refus entêté de l'homme moderne de vouloir comprendre ce qu'est véritablement la drogue et par le zèle des politiciens à vouloir l'exploiter. De même, le mot "drogue" fait partie du vocabulaire scientifique alors qu'il est maintenant devenu un élément important du vocabulaire politique. Cela e
xplique pourquoi il n'existe - ni ne peut exister - de drogue "tout court". Une drogue est ou bonne ou mauvaise, efficace ou non efficace, thérapeutique ou nocive, licite ou illicite. C'est pourquoi nous utilisons simultanément les drogues comme des outils techniques dans notre lutte contre les maladies et comme des boucs émissaires dans notre lutte pour notre sécurité personnelle et la stabilité politique.
Si l'histoire nous enseigne quoi que ce soit, elle nous apprend que les être humains ont un très fort besoin de former des groupes et que le sacrifice des boucs émissaires est souvent un élément indispensable pour maintenir la cohésion sociale parmi les membres de ces groupes-là. Perçue comme la personnification même du mal, la véritable nature du bouc émissaire échappe donc à toute analyse rationnelle. Le bouc émissaire étant le mal, la tâche des bons citoyens est non pas de le comprendre mais de le haïr et de débarrasser la communauté de sa présence. Si l'on essaye d'analyser et de comprendre ce rituel qui purifie la société de ses boucs émissaires, la société prend cela comme un manque de loyauté, voire même une attaque contre la "majorité compacte" et ses intérêts supérieurs".
Cette antique nécessité humaine de se purifier
A mon avis la "guerre à la drogue" (en Amérique) est tout simplement une nouvelle variation de cette antique néces-sité humaine de "se purifier" de ses propres "impuretés" en mettant en scène de grands drames où l'on sacrifie les boucs émissaires.
Nous avons autrefois assisté à des guerres saites ou religieuses contre des peuples professant une autre foi; plus récemment nous avons été témoins de guerres raciales ou eugéniques contre des peuples dont les traits somatiques étaient autres; nous assistons maintenant à une guerre médicale ou thérapeutique contre ceux qui font usage de drogues non admises.
N'oublions pas que l'Etat moderne est un appareil politique qui détient le monopole de déclarer la guerre. Il choisit ses ennemis, leur déclare la guerre et fait des profits sur cette entreprise. Je ne fais en cela que répéter l'observation désormais classique de Randolph Bourne selon laquelle "la guerre est la santé de l'Etat. Elle déclanche automatiquement dans toute la société des forces irrésistibles qui, obligeant les groupes minoritaires et les individus qui n'ont pas le sens du troupeau à obéir, mènent à l'uniformité et à une coopération passionnée avec le gouvernement".
N'oublions pas non plus qu'il y a à peine cinquante ans Hitler instiguait le peuple allemand contre les Juifs - en leur "expliquant" pourquoi et de quelle façon ils étaient "dangereux" pour les Allemands en tant qu'individus et pour l'Allemagne en tant que nation. Des millions d'Allemands - et, parmi eux, de très grands savants, docteurs, juristes et écrivains - ont fini par croire réellement au "danger juif". Ils aimaient l'image de ce mythe racial, se sont laissés emporter par le surcroît d'estime qu'ils avaient d'eux-mêmes et par la solidarité que cela leur conférait et ils étaient excités par la perspective de '"purifier" la nation de ces "impuretés raciales". En Allemagne, plus personne ou presque ne croit aujourd'hui au mythe du "danger juif" - mais ce changement de point de vue n'est certes pas le résultat de nouvelles études ou de nouvelles découvertes scientifiques sur ce problème".
Mutatis muntandis
Mutatis mutandis, depuis John F.Kennedy tous les Présidents des Etats-Unis, et une infinité d'autres politiciens américains, ont dressé le peuple américain - et en fait tout le monde - contre les "drogues dangereuses" en lui "expliquant" les différentes manières par lesquelles ces drogues menacent les Américains en tant qu'individus et les Etats-Unis en tant que nation. Des millions d'Américains - et, parmi eux, de très grands savants, docteurs, juristes et écrivains - ont fini par croire réellement aux "drogues dangereuses". Ils aiment l'image de ce mythe pharmacologique, se laissent transporter par la perspective de "purifier" la nation de ces drogues illicites. Bref, nous sommes maintenant en pleine guerre thérapeutique contre les "drogues" et contre ceux qui les vendent ou les achètent;
II
On a tort de considérer les contrôles contre la drogue désormais à la mode comme le font maintenant la plupart des gens, ou plutôt comme les responsables veulent qu'ils le fassent, c'est à dire comme des mesures visant à enrayer, disons, de la fièvre thyphoïde, par l'eau ou des aliments contaminés.
Interdictions relevant de considérations politiques ou religieuses
Au lieu de constituer des contrôles basés sur des considérations objectives (techniques ou scientifiques), les contrôles actuels ressemblent à l'interdiction d'innombrables substances relevant de considérations politiques ou religieuses (rituelles ou sociales). A cet égard, il ne faut pas oublier qu'il n'existe pratiquement aucun objet ou comportement qui n'ait pas, en certains lieux ou à certaines époques, été interdit et dont l'interdiction n'ait pas été acceptée par ceux qui y croyaient et l'appliquaient; vu qu'ils la considéraient rationnelle ou valable. Ce qui suit n'est qu'une liste brève et incomplète de ces interdictions accompagnée de quelques commentaires.
Les lois alimentaires juives établies par l'Ancien Testament interdisaient de nombreux aliments. Bien que l'obéissance à ces règles soit maintenant expliquée rationnellement par des motifs d'hygiène, elles n'ont rien à voir avec la santé, elles concernent au contraire la sainteté, c'est-à-dire faire son devoir vis-à-vis de Dieu par un effort permettant d'obtenir Sa grâce. En glorifiant ce que l'on peut ou ne peut pas manger comme un fait de la plus haute importance pour un Dieu omniprésent, les vrais croyants élèvent les évènements quotidiens - par exemple s'abstenir de manger un cocktail de fruits de mer - à des actions qui sont, au plan spirituel, des questions de vie ou de mort. Ces interdictions alimentaires sont aussi le fait d'autres religions - les musulmans, par exemple, ne doivent pas manger du porc et les hindous du boeuf. La plupart des codes religieux interdisent également, et prescrivent, certaines boissons. Les cérémonies religieuses chrétienne et juive exigent des boissons alcooliques que le C
oran par contre interdit.
Comme le boire et le manger, l'activité sexuelle est une nécessité humaine dont la satisfaction a également été étroitement contrôlée par les usages, la religion et les lois. Parmi les formes d'activité sexuelle qui ont été ou sont encore interdites les suivantes nous viennent à l'esprit : la masturbation, l'homosexualité, les rapports sexuels en dehors du mariage, les rapports sexuels uniquement axés sur la jouissance, les rapports sexuels faisant usage de préservatifs, les diaphragmes ou autres moyens "artificiels" de contrôle des naissances, les rapports hétérosexuels non génitaux, l'inceste et la prostitution. Pendant près de deux cent ans - et même en plein XXème siècle - on a cru que la masturbation constituait, tant du point de vue moral qu'hygiénique, la plus grande menace pour l'Humanité. Cette préoccupation au niveau populaire et professionnel s'est depuis lors reportée sur la drogue.
Au XVème siècle, posséder une bible en anglais constituait un crime comme l'héroïne aujourd'hui...
Les représentations verbales et picturales de certaines idées ou images constituent peut-être les premiers produits de l'invention humaine que l'homme interdit. Cette attitude plonge elle aussi ses racines dans les rituels religieux, telle l'interdiction juive de représenter des images, autrement dit de représenter Dieu, et par extension, l'homme créé à son image. Voilà pourquoi il n'existe aucun peintre ou sculpteur juif avant l'ère moderne. Avec la diffusion de l'alphabétisation chez les laïcs l'Eglise catholique a rapidement criminalisé les traductions de la Bible en langues vulgaires. Ainsi, au XVème siècle, posséder une Bible en anglais constituait un crime comme de l'héroïne aujourd'hui, à la différence près que la peine infligée était la mort sur le bûcher. Depuis lors il y a eu une infinité d'interdictions portant sur la parole, les écrits et les peintures, comme les interdictions touchant le blasphème, l'hérésie, la subversion, la sédition, l'obscénité, la pornographie, et ainsi de suite. Ces interd
ictons ont été appliquées par des interventions institutionalisées telles que l'Index Catholique Romain des Livres Interdits, les lois Comstock (aux Etats-Unis), les livres brûlés par les Nazis et les politiques de censure des divers pays totalitaires.
L'argent, en tant que métal précieux ou papier, est un autre de ces produits de l'invention humaine qui a été largement interdit tout au long de l'Histoire. Bien que l'on considère les Etats-Unis comme le véritable pilier du monde capitaliste occidental, posséder de l'or y était interdit jusqu'à récemment. La propriété privée de ce métal (sous formes autres que les bijoux) est naturellement interdite dans tous les pays communistes. Et naturellement il en est de même pour ce qui est du passage de papier-monnaie hors des frontières. L'interdiction de prêter de l'argent avec intérêt est profondément inhérente aux religions chrétienne et musulmane. Les intérêts étaient souvent vus comme un mal à proscrire; à d'autres époques le fait même de prendre des intérêts excessifs, autrement dit de pratiquer l'usure, était interdit. Les intérêts éxigés ou payés actuellement par les banques américaines auraient naturellement été, au Moyen-Age considérés comme de l'usure.
Si c'est l'Etat qui gère les jeux de hasard...
Bien que le jeu de hasard ait été admis et jouissait dans l'antiquité d'une grande popularité, il était généralement interdit dans le monde chrétien en tant que péché. Quand il s'agit d'entreprise privée, le jeu de hasard est encore traité comme un délit dans la plupart des Etats-Unis; toutefois si c'est l'Etat qui le gère - avec d'ailleurs des enjeux bien plus misérables que dans les établissements privés - cela devient une entreprise louable et le gouvernement lui fait une publicité tapageuse.
Bref, il n'existe pratiquement aucun objet ou comportement humain qui n'ait été considéré "dangereux" ou "nuisible" - vis-à-vis de Dieu, du roi, de l'intérêt public, de la sécurité nationale, de la santé corporelle ou mentale - et de ce fait interdit par les autorités religieuses, légales, médicales ou psychiatriques. Dans tous ces cas d'interdiction, on se trouve confronté à des règles cérémoniales ou rituelles rationalisées et justifiées sur des bases pragmatico-scientifiques. Il va de soi qu'on nous dit que ces interdits protègent la santé ou le bien-être des individus ou groupes particulièrement vulnérables; en fait ces règlements protégent le bien-être - autrement dit l'intégrité - du corps social comme un tout (c'est ce que l'on entend par là quand on dit que certaines règles de comportement ont un rôle de cérémonie).
III
En quoi ces drogues sont-elles un danger sur le plan individuel, collectif ou celui des nations? En quoi les drogues poursuivies officiellement - surtout l'opium (l'héroïne, etc), la cocaïne et la marijuana - sont-elles si différentes que les autres ? Et, si ces drogues présentent un si grave danger aujourd'hui, pourquoi ne l'étaient-elles pas pour l'humanité pendant des milliers d'années? Tous ceux qui réfléchissent à ces questions doivent comprendre que les drogues que nous acceptons au plan culturel - notamment l'alcool, le tabac et les drogues agissant sur le cerveau légitimisées par la psychothérapie - constituent un danger beaucoup plus grave et causent plus de dommages réels sur les personnes que les drogues interdites ou dites dangereuses.
Rien n'oblige à absorber, respirer ou s'injecter...
Il y a naturellement des raisons religieuses, historiques et économiques complexes que je ne puis examiner ici et qui interviennent chez les gens qui décident de prendre telle ou telle drogue et d'en éviter d'autres. Mais abstraction faite de ces raisons culturelles et historiques et des propriétés pharmacologiques des "drogues dangereuses" en question, il n'en reste pas moins un fait très simple : rien n'oblige à absorber, respirer ou s'injecter une de ces substances si on ne le veut pas. Ce simple fait nous oblige à considérer le "problème de la drogue" sous une optique toute différente de celle qui nous est présentée officiellement. La ligne officielle est que les "drogues dangereuses" constituent une menace extérieure pour les gens - autrement dit une menace analogue à une catastrophe naturelle, comme l'éruption d'un volcan ou un typhon. On déduit de cette image que le devoir d'un Etat moderne illimité sur le plan scientifique est de protéger ses ressortissants de ces dangers et que le devoir des indivi
dus est de subir ces protections qui lui sont imposées pour le bien de la communauté tout entière.
Cependant, les "drogues dangereuses" ne constituent pas une telle menace. Les dangers des drogues dites dangereuses sont complètement différents de ceux provoqués par des plaies ou un typhon; ils sont plutôt comme le danger que représente (pour certains) le fait de manger du porc ou de se masturber. Le fait est que certaines menaces - notamment les catastrophes dites naturelles - nous frappent comme des "victimes passives" alors que certaines autres - l'interdiction par exemple de certains aliments ou pratiques sexuelles - nous frappent en tant que "victimes actives", c'est-à-dire uniquement si l'on succombe à ces tentations. Ainsi donc, tout comme un juif orthodoxe peut être tenté de manger un sandwich au jambon et un catholic pratiquant peut l'être par les méthodes de contraception articielles, cela ne veut pas dire que la plupart d'entre nous considère la charcuterie ou les moyens de contraception comme des "dangers" dont l'Etat doive nous protéger. Nous croyons au contraire que le libre accès à ces alime
nts ou à ces moyens est un droit.
En fait, - c'est-à-dire de nos jours et surtout aux Etats-Unis - ce qu'on appelle le "problème de la drogue" a plusieurs dimensions. Il y a tout d'abord le problème que posent les propriétés pharmacologiques des drogues en question. C'est un problème technique : toutes les nouvelles inventions scientifiques ou pratiques offrent non seulement un certain nombre de solutions à nos vieux problèmes mais en créent aussi de nouveaux. Les drogues ne font pas exception. Deuxièmement il y a le problème de la tentation qu'ont certains individus d'utiliser certaines drogues. Surtout celles dont ils croient qu'elles ont le pouvoir de leur "donner" du plaisir. Il s'agit d'un problème moral et psychologique: certaines drogues offrent de nouvelles tentations mais nous devons apprendre à leur résister ou à en jouir modérémment. Troisièmement, le problème que pose l'interdiction de certaines drogues. C'est un problème en partie politique et économique et en partie moral et psychologique. L'interdiction de la drogue représent
e, comme on l'a dit plus haut, une sorte de bouc émissaire; elle crée aussi de nouveaux gros problèmes, juridiques, médicaux et sociaux, problèmes liés, bien entendu, à l'interférence autoritaire et prohibitionniste sur ce que la plupart des gens considèrent comme leur vie privée.
Aux femmes des Présidents des Etats-Unis de jouerun rôle à la fois de Père Noël et de Dr. Schweeitzer
De plus les politiques d'interdiction de la drogue engendrent une vaste gamme d'options et opportunités existentielles et économiques d'un genre nouveau. Pour ceux appartenant aux classes moyennes et élevées, la guerre à la drogue leur permet d'augmenter l'estime d'eux-même, de voir leur générosité reconnue publiquement, de donner un sens à leur vie et d'obtenir des emplois et de l'argent; elle permet, par exemple, aux femmes des Présidents des Etats-Unis de jouer un rôle à la fois de Père Noël et de Dr. Schweeitzer à l'égard de leurs bénéficiaires involontaires lesquels sans la compassion et la largesse de ces dames, seraient vraissemblablement incapables de s'abstenir de prendre des drogues illicites. De même elle permet aux médecins, surtout aux psychiatres, de revendiquer des capacités spéciales leur permettant de traiter cette maladie mythique qu'est l'abus de drogues, revendication que les politiciens et autres ne sont que trop heureux de prendre à leur compte. Ces exemples ne sont naturellement que la
pointe du fameux iceberg. Il n'est pas nécessaire de donner la liste des nombreux emplois du racket de la "désintoxication de la drogue" leur triple effet sur l'économie qui ne sont que trop connus.
Dealer: l'occasion de gagner sa vie...
Pour ceux des couches sociales pauvres et celles les plus démunies, la guerre à la drogue est peut-être encore plus utile pour les chômeurs et les jeunes désadaptés, par exemple cette guerre leur fournit l'occasion de gagner leur vie comme "dealers" et s'ils se sont désintoxiqués, de devenir des consultants en la matière. Pour les gens sans métier défini mais utilisables dans un emploi quelconque, elle donne des tas de possibilités d'organiser et de gérer l'infrastructure de l'empire de la drogue. Enfin, et ce n'est pas le moindre, la guerre à la drogue offre aux gens de toutes les catégories de la société la possibilité toute faite de dramatiser leur vie et de magnifier leur personne en défiant certains tabous modernes de la médecine.
Le rôle du défi dans ce que l'on appelle l'abus de drogue est évident. Il s'affiche clairement dans le rejet moralisant des drogues conventionnelles ou légales que l'on trouve dans les diverses sous-cultures contemporaines avec leur choix passionné de l'usage des drogues illicites ou non conventionnelles. L'éternelle confrontation entre l'autorité et l'autonomie, la tension permanente entre les comportements basés sur la soumission à la coercition et le libre choix que l'on fait de sa vie - ces termes essentiels de la moralité et de la psychologie humaines se jouent sur une scène dont les principaux accessoires sont les drogues et les lois qui les combattent.
IV
Les américains considèrent la liberté de parole et de religion comme des droits fondamentaux. Jusqu'en 1914 ils considéraient également la liberté de choisir leur alimentation et leurs drogues comme des droits identiques. Evidemment, il n'en est plus ainsi de nos jours. Qu'y a-t-il donc derrière cette radicale transformation politique et morale qui est le résultat du rejet, de la part de la majorité des américains, de leur droit au self-contrôle de leur alimentation et de leurs drogues ? Comment en est-on venu à cela si l'on tient compte des parallèles évidents entre la liberté d'absorber des idées et sa limitation par l'Etat par la censure de la presse et la liberté d'absorber n'importe quoi et son interdiction par l'Etat par le contrôle sur les drogues ?
Notre société est tout aussi thérapeutique que l'Espagne du Moyen Age était théocratique
La réponse à toutes ces questions se trouve essentiellement dans le fait que notre société est tout aussi thérapeutique que l'Espagne du Moyen Age était théocratique; De même que les hommes et les femmes qui vivaient dans une société théocratique ne croyaient pas dans la séparation de l'Eglise et de l'Etat et étaient au contraire de fervents partisans de leur union, de même, vivant au sein d'une société thérapeutique nous ne croyons pas à la séparation de la médecine et de l'Etat et en sommes nous aussi les fervents partisans. La censure des drogues découle de cette dernière idéologie aussi inexorablement que la censure des livres découlait de la première. Cela explique pourquoi les libéraux et les conservateurs - ainsi que les centristes si l'on peut parler d'un centre - sont tous en faveur du contrôle de la drogue. En fait, aux Etats-Unis les gens de toutes opinions politiques et religieuses, sauf les libertaires, sont en faveur du contrôle de la drogue.
Du point de vue politique, les drogues, les livres et les pratiques religieuses posent tous le même problème aux gens et aux gouvernants. En tant que représentant d'une certaine classe ou d'une éthique dominante, l'Etat peut choisir d'encourager certaines drogues, certains livres et certaines pratiques religieuses et en rejeter d'autres comme dangereuses, dépravées, folles ou diaboliques. Tout au long de l'Histoire, ces choix ont caractérisé la plupart des sociétés. L'Etat pourrait, au contraire, en tant que représentant d'une constitution qui ritualiserait la suprématie des choix individuels sur le bien-être collectif, garantir le libre échange des drogues, des livres et des pratiques religieuses. Cette solution a été la caractéristique traditionnelle des Etats-Unis mais elle ne l'est plus.
Par une ironie du sort...
Par une ironie du sort, dans tout ce qu'on appelle aujourd'hui le monde libre occidental, la censure des mots et des images est généralement considérée comme un anachronisme moral et politique que pratiquement tous les intellectuels et hommes politiques récusent; alors que c'est précisément le contraire qui se passe avec la censure des drogues. La thèse telle qu'elle existe, selon laquelle les gens ont besoin de la protection de l'Etat contre les drogues dangereuses mais pas contre les idées dangereuses ne convainc pas. Nul n'est obligé d'absorber une drogue quelconque s'il ne le veut pas tout comme on n'est pas obligé de lire un livre ou de regarder un tableau si on ne le veut pas. Tant que l'Etat assume le contrôle de ces questions, il ne le fait que pour soumettre ses citoyens en les protégeant de la tentation comme des enfants et en les empêchant de décider par eux-mêmes de leur vie comme s'il s'agissait d'une population réduite en esclavage. Comment en est-on venu à une si triste impasse ?
La sagesse conventionnelle approuve maintenant - et prend en fait cela pour acquis - qu'il revient légitimement à l'Etat de contrôler certaines substances que nous absorbons, surtout quand il s'agit de drogues dites psycho-actives. Selon ce point de vue, de même que l'Etat se doit, pour le bien de la société, de contrôler les personnes dangereuses, il doit en faire autant pour les drogues dangereuses. L'interprétation évidemment fallacieuse de cette analogie est masquée par l'assimilation des notions de drogues dangereuses et d'actes dangereux. Ce qui fait que les gens maintenant "savent" que les drogues dangereuses poussent les gens à agir de manière dangereuse et qu'il est du devoir de l'Etat de les protéger de la drogue comme de les protéger des crimes et des vols. L'ennui c'est que tous ces axiomes sont faux.
Il existe des tas de choses, des poisons aux armes, beaucoup plus dangereuses que les stupéfiants...
Il est évident que la thèse selon laquelle l'héroïne ou la cocaïne sont interdites parce qu'elles mènent à la dépendance ou qu'elles sont dangereuses est insoutenable. D'abord parce qu'il y a beaucoup de drogues, de l'insuline à la pénicilline, qui ne mènent pas à la dépendance mais n'en sont pas moins également interdites à moins d'avoir l'ordonnance d'un médecin. Deuxièmement parce qu'il y a des tas de choses, des poisons aux armes, beaucoup plus dangereuses que les stupéfiants (surtout pour autrui) et qui ne sont pas interdites. Il est possible aux Etats-Unis, d'entrer dans un magasin et d'en ressortir avec un fusil, mais il n'est pas possible d'en faire autant pour un flacon de barbituriques ou une seringue hypodermique vide. Ces choix nous sont maintenant interdits parce que nous en sommes venus à attribuer plus de valeur au paternalisme médical qu'au droit d'obtenir et de consommer des drogues sans avoir recours à des intermédiaires du corps médical.
Comme autrefois l'Eglise réglait les rapports de l'homme avec Dieu, de même la médecine réglemente aujourd'hui ses rapports avec son corps
Je propose donc, que l'on considère le problème du soi-disant abus de drogue comme partie intégrante de notre éthique sociale actuelle qui accepte des "protections" et des répressions se justifiant par des plaidoyers en faveur de la santé comme celles que les sociétés médiévales acceptaient quand elles étaient justifiées par la défense de la foi; L'abus de drogue (tel que nous le connaissons) est une des inévitables conséquences du monopole médical sur les drogues - monopole dont la valeur est quotidiennement approuvée par la science et la loi, l'Etat et l'Eglise, les professions et le monde laïc. Comme autrefois l'Eglise règlait les rapports de l'homme avec Dieu, de même la médecine règlemente aujourd'hui ses rapports avec son corps. Les écarts aux règles établies par l'Eglise étaient alors considérées des hérésies et punies par des sanctions théologiques appropriées; l'écart aux règles établies par la médecine sont maintenant considérées comme un abus de drogue (ou comme une sorte de "maladie mentale") et
il est puni par des sanctions médicales appropriées, que l'on appelle traitement.
Il est certain que les drogues ont potentiellement, en bien et en mal, des forces puissantes qui agissent sur le corps comme sur l'esprit. Nous avons donc besoin d'associations privées de volontaires - ou encore, selon certains, du gouvernement - pour nous prévenir des dangers de l'héroïne, du sel ou des régimes trop riches en protéines. Mais il y a un abîme entre le fait que nos soi-disant protecteurs nous informent de ce qu'ils considèrent être des substances dangereuses et le fait qu'ils nous punissent si nous ne sommes pas d'accord avec eux ou si nous bravons leurs désirs.
Panem et circences
Selon la célèbre formule des Césars, les masses n'ont besoin que de deux choses : panem et circenses, du pain et des jeux. Cela est toujours vrai. Actuellement, les fermes et les usines nous fournissent du "pain" en abondance, tandis que les drogues et le contrôle de la drogue nous approvisionnent en jeux. En d'autres termes, en ce qui concerne la consommation et l'abus de drogue ainsi que la persécution des drogues (illicites) des toxicomanes et des "fourgueurs" on comprend mieux la préoccupation actuelle si on la considère comme un rituel séculier qui amuse, fascine, terrorise et satisfait les gens aujourd'hui tout comme les combats de gladiateurs et les miracles chrétiens fascinaient et satisfaisaient les romains.
Malheureusement la guerre à la drogue a offert et continue à offrir à l'homme moderne une grande partie de ce qu'il semble désirer le plus : une fausse compassion et une authentique coercition, une pseudo-science et un réel paternalisme, des fausses maladies et des traitements métaphoriques ainsi que des politiques opportunistes et une hypocrisie onctueuse. Il m'est difficile de comprendre comment quiconque ayant des notions d'histoire, de pharmacologie et de la lutte fondamentale que mène l'homme pour prendre conscience de soi et de son besoin apparamment tout aussi intense de la rejeter pour la remplacer par une soumission à une autorité paternaliste coercitive, comment ces personnes peuvent-elles éviter d'en conclure que la guerre à la drogue est tout simplement un nouveau chapître de l'histoire naturelle de la stupidité humaine?
V
La prohibition: une guerre contre les pulsions profondes de l'homme
Je crois, dans la mesure où nous considérons la liberté de parole et de religion comme des droits fondamentaux, que nous devrions également considérer la liberté de choisir comment nous soigner comme un droit fondamental; et que, au lieu de s'opposer hypocritement aux drogues illicites ou de les promouvoir étourdiment nous devrions, en paraphrasant Voltaire, prendre pour règle la maxime suivante : "Je désapprouve ce que tu prends, mais je défendrai jusqu'à la mort ton droit de le faire.
Pour conclure, il est important de souligner que la guerre à la drogue est la plus longue et persistante guerre formellement déclarée de notre siècle turbulent. Elle a déjà duré plus longtemps que la première et la deuxième guerre mondiale et que les deux guerres de Corée et du Vietnam réunies - et l'on n'en voit pas encore la fin. En fait, étant donné que cette guerre est une guerre contre les pulsions profondes de l'homme, elle ne peut, dans le sens le plus significatif de ce terme, être gagnée. Enfin, puisque ses principaux bénéficiaires sont les politiciens qui la font, nous devons, contre toute gageure, essayer d'enrôler des politiciens honnêtes et humanitaires dans notre quête pour présenter aux gens les arguments qui soutiennent que, tous comptes faits, la paix vaut mieux que la guerre - même quand on donne stupidement à l'"ennemi" le nom de "drogue".