Sommaire: Cet article collectif, paru avant l'annonce du plan Bush, a été publié par The Economist, n 7618 du 2 septembre 1989. The Economist est le premier hebdomadaire britannique qui reflète souvent les vues des milieux d'affaires londoniens.
La prohibition de la drogue, sous toutes ses formes, et dans tous les pays, a d'ores et déjà fait la preuve de son incapacité à enrayer la propagation du mal. Pour notre confrère britannique "The Economist", la lutte ne pourra devenir efficace qu'en legalisant partiellement l'usage des drogues, en le restreignant, nottamment sur le plan financier, en le décourageant activement par des campagnes.
(Liberation du 12 septembre 1989 - The Economist du 2 septembre 1989)
A la fin de 1988, un kilo de cocaïne atteignait approximativement 12000 dollars à New York. Avec un bon marchandage, vous pouviez l'avoir autour de 8000. Les détenteurs de stocks étaient en train d'inonder le marché et le prix tombait rapidement. L'importation, la vente ou la possession de cocaïne sont illégales aux Etats-Unis, pourtant sa disponibilité sur le marché est surabondante.
En 1980, les paquets d'hydrochloride de cocaïne atteignaient le prix d'environ 60000 dollars; à cette époque, la cocaïne était devenue une mode ridicule pour banquiers et boursiers qui la reniflaient dans des billets roulés de 100 dollars après diner en se vantant de leurs excellentes relations. Actuellement, on peut la trouver sous une forme extrêmement trafiquée au prix de 10 dollars ou même moins, pour une excitation à bon marché de dix minutes, dans l'atmosphère de meurtre et de chaos des ghettos d'Amérique. Et pourtant, même ce prix très bas apporte d'immenses bénéfices: un gramme équivaut à quatre doses, de sorte que le kilo acheté à 12000 dollars peut atteindre 40000 dollars lorsqu'il est vendu dans la rue.
Le commerce de la drogue représente un parfait spécimen d'une concurrence sans limites, qui provoque une chute efficace des prix et pousse la consommation vers des sommets. Les gouvernements refusent de limiter ce commerce par réglementation, taxation et découragement des utilisateurs. Au lieu de cela, ils s'efforcent de l'interdire entièrement par des lois nationales et des conventions internationales. En 1980, le gouvernement des Etats-Unis a dépensé un peu moins d'un milliard de dollars pour s'efforcer de bannir de son marché intérieur l'héroïne, la cocaïne et la marijuana. En 1988, il dépensait presque 4 milliards. Pourtant, le prix de gros des drogues est tombé plus vite encore que le coût des mesures de police n'est monté. Devant l'échec de la prohibition, le volume des importations n'a cessé de gonfler.
Personne ne connaît les chiffres du commerce de la drogue. Les prix de gros peuvent être grosso modo établis par une simple enquête dans n'importe quelle ville américaine. Mais puisque les commerçants en drogues ne déclarent pas leurs transactions aux douanes ou aux impôts, toutes les autres statistiques sur ces activités ne sont pas fiables. Celles que donnent les Américains sont particulièrement discutables puisque onze administrations différentes (police fédérale, douanes, gardes-côtes, DEA, plus un nombre non défini d'agences fédérales) 1) clament à qui mieux mieux que le problème de la drogue est très sérieux et 2) demandent par conséquent davantage d'argent pour le résoudre: la première thèse est parfaitement exacte, la seconde est erronée. Quoi qu'il en soit, les statistiques sont gonflées.
On peut estimer le coût d'un kilo du produit aux alentours de 200 dollars. Le transport de la Colombie à l'Amérique du Nord représente en gros le même coût. Ajoutez-y une somme approximative de 1000 dollars pour les frais de corruption et de sécurité. Comparez ces coûts, même avec le prix de détail très bas de 1988, et il apparaît que le total des ventes américaines de cocaïne apporte aux traffiquants, tout au long de la chaîne de distribution, des profits nets d'impôt de 95 milliards de dollars. Sur une telle arithmétique, on produit des histoires d'épouvante. Cela dit, aussi douteuses que soient les statistiques, il est clair que la cocaïne est aujourd'hui l'article de commerce qui, dans le monde, produit les profits les plus élevés. En réponse au départ de ce cycle de profits américains à la fin des années 70, les producteurs du tiers monde ont planté des surfaces supplémentaires équipées de nouveaux laboratoires et recruté des équipes de vente mieux armées. Ainsi, à la fin des années 80, la production
avait enflé démesurément. Pour l'écouler, les intermédiaires ont dû baisser fortement leurs prix: c'est ce phénomène qui a provoqué le recrutement de bandes armées qui rivalisent pour l'obtention de monopoles de distribution dans les quartiers pauvres. En 1989, le District de Columbia, qui est par ailleurs le siège du plus puissant gouvernement de la planète, voyait, ou plutôt s'efforçait de ne pas voir, une moyenne de dix meurtres se commettre chaque semaine, la moitié d'entre eux directement liés au trafic de la cocaïne. La guerre de la drogue a inondé les médias, les drogues ont continué d'inonder les ghettos de Washington. Probablement la demande américaine est-elle aujourd'hui en baisse, malheureusement sans incidence sur la proportion des meutres, la lutte pour ce qui restera du marché risquant bien de s'envenimer à mesure de son amenuisement. Aussi, les négociants en drogue, qui prévoient le coup suivant, investissent-ils à présent leurs bénéfices dans de nouveaux marchés: le Japon, très prometteur, s
e développe rapidement, mais le plus riche est sans conteste l'Europe de l'Ouest, même avant 1992. En matière de drogues, comme d'autres consommations de loisirs, les pays d'Europe présentent des goûts différents et des possibilités différentes de marché. Les liens de l'Espagne, commerciaux et culturels, avec les nations productrices d'Amérique latine en font un débouché naturel pour la cocaïne colombienne. L'Italie est la terre natale de la mafia qui est en train de perdre son vieux monopole du commerce de la drogue en Amérique du Nord; l'héroïne, la spécialité de la mafia, est aujourd'hui bien implantée en Italie où elle a tué 800 personnes en 1988, soit la moitié du chiffre américain. Les gouvernements européens, en ce moment, dépensent bien davantage dans la répression antidrogue qu'auparavant. Le prix n'est que plus élevé pour les consommateurs qui meurent de surdose de drogue adultérée, mais aussi pour les policiers et même pour les simples citoyens dont les vies sont mises en danger de manière intermi
ttente et les libertés parfois écornées dans le combat inégal pour prohiber l'usage de la drogue.
Les cigarettes tuent les fumeurs par millions. L'alcool naufrage la vie des gens et aussi leur foie, ruine les familles et demeure la cause principale des accidents de la route et même des actes de violence dans la plupart des pays occidentaux. Des campagnes de publicité considérables promeuvent pourtant sa consommation, tandis que des campagnes très atténuées des gouvernements, parfois par des impôts discriminatoires, cherchent à en diminuer l'usage. En dehors des pays musulmans qui interdisent l'alcool pour des raisons religieuses, personne ne suggère sérieusement la prohibition. Celle-ci a été expérimentée en Amérique entre 1920 et 1933 et s'est terminée sur un échec retentissant. Les drogues illégales provoquent en gros les mêmes effets que les drogues légales, mis en multipliant considérablement l'efficacité; pour autant, la différence qui compte est légale, et non pharmacologique.
Les citoyens repectables étaient effrayés par les effets de l'alcool en Angleterre dans les années 1740, par celui de l'opium dans la Chine du XIXe siècle, par celui du haschich en Egypte vers 1920. Des politiciens américains se sont convaincus pendant la Première Guerre mondiale que l'alcoolisme allait provoquer le naufrage de la nation. En 1919, un amendement à la Constitution prohibait tout commerce non médical de l'alcool. L'ivresse publique s'effondra, mais l'immense majorité des consommateurs continuèrent à vouloir obtenir par tous les moyens leur bière ou leur whisky. Les trafiquants, poussés dans la criminalité, finirent par se comporter comme tels: ils "protégèrent" leurs cammioneurs et les propriétaires de bar, en vinrent à révolvériser leurs concurrents et à payer la compréhension des autorités politiques et policières locales. En 1933, le gouvernement américain renonça et relégalisa l'alcool. C'est alors que les trafiquants, perdant leurs profits nets d'impôt, durent se diversifier dans d'autres
activités de services illégales tels que le jeu et l'avortement. Au fur et à mesure qu'elles aussi commencèrent à passer dans la légalité, le taux de profit s'effondrant, les gangs retournèrent au traffic illégal en commençant par la marijuana. Puis, le transport et le commerce de gros de la marijuana se transmuèrent brutalement, par fusion d'entreprises et violence généralisée, en traffic de cocaïne, qui apportait des bénéfices bien plus considérables pour des volumes incomparablement plus petits, et donc plus faciles à cacher et à transporter.
La prohibition crée le crime et donne ainsi naissance à des dangers plus graves encore que ceux qu'elle a cherché à éviter tant sur le plan médical que sur le plan social. Il est vrai que la perspective d'un séjour en prison doit empêcher les gens prudents de jamais essayer à consommer de la drogue; mais ce ne sont pas les prudents qu'il faut protéger.
Les consommateurs de drogue volent pour payer le coût de leur addiction illégale, les marchands au détail se combattent pour le contrôle des rues, les marchands de gros forment des groups de protection, corrompent des policiers, achètent des politiciens. Les exportateurs achètent des avions, des arsenaux et, pour finir, des gouvernements entiers. Les services spéciaux américains en Asie du Sud-Est et en Amérique centrale n'ont que trop souvent traité avec eux. L'industrie de la drogue est la base de l'essentiel de la petite criminalité mondiale et de quelques-unes des plus importantes formes de grande criminalité. D'immenses profits non taxés s'amassent dans les mains de ses chefs et disparaissent dans de paisibles paradis fiscaux. La dernière idée à la mode consiste à confisquer ce genre de profits. Malheureusement, il est impossible d'isoler véritablement l'argent de la drogue du reste des capitaux flottants sans attaquer des banques que de grands pays protègent. Pour l'instant, la cible principale du zè
le répressif de l'Amérique est une banque que possèdent des Saoudiens inspirés par des Libanais, gérée par des Pakistanais, et qui met tous les malentendus regrettables qui ont pu se produire sur le dos de sa filiale à Panama.
La drogue est dangereuse. L'illégalité qui l'entourne l'est autant. Sous la forme d'un commerce légitime, les ventes contrôlées, taxées et limitées, ses dangers proclamés sur chaque paquet d'emballage, la drogue empoisonnerait moins de clients, provoquerait la mort de moins de traffiquants, corromprait moins de policiers, provoquerait un accroissement du revenu de l'Etat. Pour la drogue comme pour l'alcool, des types de sociétés différents ont besoin de remèdes différents. La prohibition internationale actuelle oblige chacun à adopter la même politique pour se couvrir: prétendre qu'on peut arrêter le commerce, ce qui provoque les effets pervers auxquels nous assistons aujourd'hui. Seuls les Hollandais ont eu le courage de rompre, en traitant différentes drogues différemment et en appliquant sélectivement des remèdes sociaux et médicaux plutôt que de traiter le problème sur le plan criminel. La Hollande est certes permissive; pourtant, ses adolescents meurent en moins grand nombre d'abus de drogue, la propo
rtion de cas de sida provoqués par des seringues infectées est négligeable, la criminalité provoquée par la drogue y est mieux contrôlée. Légaliser le commerce de la drogue représente un risque. La prohibition est bien pire qu'un risque. C'est un échec démontré, un danger. The Economist défend son abolition et son remplacement par des restrictions plus efficaces du développement de la drogue. En résumé, nous voulons légaliser, contrôler et fortement décourager l'usage de toutes les drogues. Donnons-nous vingt ans et la police utilisée aujourd'hui pour lutter contre la drogue pourra déployer son énérgie dans des tâches qui peuvent réellement servir à quelque chose, comme par exemple aider les vieilles dames à traverser les rues.