SERGIO D'ELIASecrétaire fédéral du Parti Radical, ex-terroriste, détenu autorisé au travail externe à la prison
SOMMAIRE: Le problème de l'information n'est plus maintenant la censure, mais l'excès d'information et le réflexe d'indifférence, d'incrédulité et de méfiance qu'il provoque. La télévision "anesthésie" le téléspectateur, en le privant ainsi "de l'esthétique de la scène, du jeu, et des règles du jeu". Et alors, quelle efficacité peut donc avoir la grève de la faim, avec son "effet spécial" du corps qui se consume, devant cet excès d'information? L'action non-violente ne peut donc être rituelle et toujours la même, mais elle doit chaque fois produire un effet de surprise.
(Notizie Radicali N·248 du 14 Novembre 1989)
La polis est avant tout agora, place, lieu de la représentation, de la parole et du dialogue, espace pour des meetings et du "face-à-face". La "politique" est l'art de la lutte pour le gouvernement de la ville. Il ne peut y avoir de gouvernement sans agora, la connaissance est fondamentale pour pouvoir choisir et délibérer. La démocratie doit pouvoir signifier "gouvernement de ceux qui savent ce qu'ils veulent".
Que reste-t-il de tout cela dans la société de la communication? "Le médium est le message", cette intuition de Marshall Mc Luhan fascine et inquiète. C'est une synthèse efficace du pouvoir (de la télévision) dans la société de l'information, de ses potentiels et de ses limites. Elle est fascinante cette possibilité de relier en temps réel et dans espace réduit à zéro, des hommes et des faits de chaque coin du monde, mais ce qui est inquiètant c'est le pouvoir de ce vecteur, sa propriété -technique plus qu'économique et politique- d'uniformiser, de banaliser les identités et les messages, ce qui est pire que de les exclure ou de les censurer.
L'identité est confiée à l'information, le message à la télévision qui le diffuse dans tous les foyers.
La "polis" n'éxiste plus, la ville entière avec ses voies de communication et ses habitations est envahie par un énorme flux de "services", informations, images par câble, par antennes. L'habitant lui-même n'est plus le citoyen, mais l'abonné: l'abonné aux droits et aux devoirs, comme au travail et aux services, aux mots et aux opinions, à sa propre vie et à sa propre mort.
Quel est l'effet de l'action nonviolente, dans sa forme extrême, la grève de la faim, sur le système de la communication?
Ce qui m'intéresse ici ce n'est pas de discuter de la forme de la grève de la faim, de "dialogue" ("donner corps" à une action politique dans laquelle l'objectif est celui, avant tout, vers lesquels l'action est dirigée) opposée à la grève de la faim en tant que forme de "chantage" ("prise d'otage de son propre corps"et requête de rançon adressée à ceux que le gréviste estime être responsable d'une volonté et d'une destinée qui ne sont pas les siennes).
Ce qui m'intéresse c'est l'"effet spécial" que le drame du corps qui se consume (à cause de l'extermination par la faim ou à cause de la grève de la faim) provoque et subit à travers les médias.
Sous cet aspect, je crois que nous devons tenir compte d'une dimension transformée, perverse, de la communication, d'un problème opposé à celui du dépassement de la barrière de l'information. Nous devons considérer le problème de la saturation du système de communication, de l'hyperinformation, le problème non pas de la censure mais celui de la transparence, l'excès d'information et le réflexe d'indifférence, d'incrédulité et de méfiance que provoque tout ce qui nous est diffusé par les médias.
Pour qu'il y ait un réflexe d'attention, de crédibilité et de sensibilité, il faut qu'il y ait une "scène", un espace perspectif, quelque chose dans laquelle joue également -surtout- l'imagination, un minimum d'illusion, vers laquelle l'on puisse être attiré ou repoussé.
La télévision -pour dire, l'immense machine et les codes de procédés avec ses réseaux, ses circuits, ses bandes magnétiques, ses satellites, ses modèles de simulation, etc...- n'est pas une scène, mais un petit écran, un espace sans profondeur, une simple surface, qui n'est même pas celle du miroir qui, lui, pourrait réfléchir fidèlement l'image du sujet, mais qui est le lieu de l'éclipse des évènements, du corps individuel et social. La lumière de la télévision vient de l'intérieur, comme si tout se créait de l'intérieur, la gestuelle, les corps, les évènements, sans aucune référence extérieure.
En effet, si le fait de dire "c'est du cinéma" a quelque sens, comme celui de dire "c'est du théâtre", cela n'a aucun sens, commun ou critique, de dire "c'est de la télévision". L'"effet spécial" de la télévision est que nous sommes "anesthésiés", privés de l'esthétique de la scène , du jeu et des règles du jeu: parfaitement informés et impuissants, parfaitement solidaires et paralysés, parfaitement reliés et homogénéisés, parfaitement stéréotypés dans l'extase de la communication.
Devant l'écran TV, nous sommes devenus nous mêmes un écran, écran d'indifférence superficielle et d'incrédulité. C'est pour cela que l'on éprouve de l'incrédulité devant les corps en jeûne, la même incrédulité et indifférence que l'on éprouve devant le corps d'un biafrais qui meurt de faim.
Mais devant la télévision, nous sommes devenus aussi écran de totale incertitude par rapport à notre opinion, à la volonté de jugement et de choix. C'est pour cela que les sondages d'opinions ne sont pas fiables.
C'est une régression générale, à la simulation nous répondons par la simulation: à la forme détériorée de l'évènement et de l'opinion qu'est l'information sur cet évènement et sur une opinion, correspond l'insensibilité à l'engagement et au jugement de la part des abonnés de l'information.
L'excès de l'information est tel que nous n'arrivons même plus à savoir ce que nous voulons.
La pression et la vitesse de tout ce qui est relié et diffusé par les médias sont telles, que l'on perd la disposition de son propre corps, de sa propre volonté, de la faculté de connaître.
Alors, qu'est-ce que la grève de la faim, la consomption d'un corps par rapport à son éclipse sur l'écran froid, insensible et saturé d'informations des moyens de communication? par rapport -c'est la même chose- à son obésité, son apparition hyperréelle, plus vraie ou plus fausse que nature?
Qu'est-ce que la grève de la faim de dialogue, quelle est son efficacité devant l'excès d'information? Quel rapport existe-t-il entre un système de sentiment et un système de simulation? Entre l'espace-temps et l'hyperréalité? Entre la scène du politique et de l'opinion publique et celle de la domination totale et incontrôlée des médias?
Et ce n'est pas seulement un problème politique, de l'utilisation bonne ou mauvaise des médias.
Je ne sais pas quelle pourrait-être la réponse à cette situation.
En 1983 le Parti Radical proposa et organisa la grève du vote: c'était la réponse à l'excès de pouvoir des partis dans la vie et dans l'organisation du "premier pouvoir".
Contre l'éxcès de pouvoir des partis dans les médias, ou plus exactement, contre le "cinquième pouvoir", est-il possible d'imaginer quelque chose d'analogue? Est-il possible de concevoir et d'organiser aujourd'hui, dans la société de la communication, des formes de désobéïssance civile, de grève des abonnés à l'information, qui soient efficaces au moins autant que la grève des travailleurs dans le monde de l'automobile? Ne serions-nous pas toujours dans cette dimension de la politique, de la volonté et de la représentation dont la société de la communication, de la transparence, de l'excès d'information, a décrété la disparition?
Je pense à deux choses.
Je pense que nous devons donner des réponses nouvelles, originales, inattendues, adaptées à l'excès de pouvoir des médias, des réponses qui de la marchandise-information relancent la valeur absolue, qui est celle de l'échange, de sa liberté de circulation, de sa rapidité de communication. L'action nonviolente ne peut pas être rituelle et toujours la même, elle doit pouvoir produire chaque fois un choc, une surprise, une feinte, des caractères décisifs pour toucher le monde indifférencié de l'information et dépasser l'indifférence de l'abonné.
Un exemple? l'action du bâillon! Génial et bouleversant.
Et je pense à Radio Radicale, moyen de communication du vieux temps, chaud, contrairement à la télévision qui est un médium froid. C'est pour cela qu'il faut sauvegarder Radio Radicale, en tant que dimension de la politique, de la scène, de l'agora, en tant que lieu de la volonté et de la non-indifférence, face à l'incertitude, à la méfiance, à l'indifférence engendrées par la télévision. Radio Radicale doit-être sauvée comme le théâtre, le cinéma, le Parlement et tous les autres lieux de la représentation et de l'imagination.