Europa Ido (hebdomadaire de langue hongroise), Sfintu Gheorghe (Romania), 7 aout 1991
Europa Ido: Le Parti radical, un parti qui est présent dans la majeure partie des pays d'Europe, est fidèle aux idées fédéralistes démocratiques. Pourquoi ?
Olivier Dupuis: Parce que nous croyons que la politique, autrement dit l'organisation et la gestion de la vie quotidienne des gens doivent etre concues et mises en oeuvre le plus possible et le plus directement par les citoyens eux-memes. Nous pensons que la persistance d'organisations centralisées du pouvoir, comme cela existe encore dans de nombreux pays d'Europe (et du monde), est à double titre en contradiction avec cette idée. D'une part les Etats continuent à traiter de facon centralisée des questions qui pourraient etre résolues de facon beaucoup plus efficace à un niveau beaucoup plus bas (régions, communautés, judet, communes, ...). De l'autre, et en dépit des progrès en matière d'intégration réalisés par la Communauté européenne, nombre d'Etats persistent à vouloir affronter des questions telles que les politiques de défense et de sécurité, de l'envirronement, de la monnaie, de la recherche ... alors que celles-ci ne peuvent etre résolues désormais qu'à un niveau supérieur (fédération européenne, E
tats-Unis d'Europe, ...).
E.I.: Dans le journal Lettre Radicale, vous avez expliqué votre opinion sur la nécessité de la fédéralisation en Roumanie. Quel role le groupe ethnique hongrois qui vit en Roumanie peut-il jouer dans cette perspective ?
O.D.: Je pense que ce role est difficile. Essentiellement parce que la communauté hongroise est devenue avec quelques autres communautés le bouc émissaire de tous les "perdants" de l'Ancien Régime, de ces gens qui n'ont pas su faire le choix de la démocratie et qui se sont réfugiés, avec leurs frustrations, dans des organisations dont le but et l'activité principale sont ceux de cultiver la haine et l'intolérance entre les gens.
Il ne peut y avoir, et je ne sousestime pas les difficultés d'une pareille approche, de vrai role à jouer pour la communauté hongroise de Roumanie que dans le dépassement (ce qui ne signifie pas l'abandon) de la défense de ses stricts intérets, aussi légitimes soient-ils, et dans sa projection, sa pleine immersion dans le jeu politique de Roumanie d'une part, de l'Europe de l'autre.
E.I.: Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par là ?
O.D.: Aujourd'hui en Roumanie toutes les questions de quelque importance, que ce soient celles de la convivance des différentes ethnies, celles de la réforme de l'économie, du fonctionnement de l'administration et des services publics (Justice, Santé, Sécurité Sociale, ...), passent par l'instauration préalable d'un système politique stable, efficace, en mesure de légiférer et de gouverner, et, last but not least, un système permettant une alternance du pouvoir.
Et que voit-on se dessiner actuellement en Roumanie? Exactement le contraire. Un système politique qui, tant du coté de l'actuelle majorité que de l'opposition, se fractionne de plus en plus. Tout cela laisse craindre le pire. Surenchère verbale, ambiguité, démagogie, ... lors des prochaines campagnes électorales. Compromis boiteux, accords plus ou moins occultes... lors des négociations pour la formation des futurs gouvernements, négociations rendues indispensables en l'absence - malheureusement plus que prévisible - d'une véritable force de majorité. Ingouvernabilité des prochains ministères ...
L'établissement d'un système électoral anglosaxon, majoritaire à un tour, permettrait de rompre ce cercle vicieux de l'éclatement et de la montée des extremes. Ce système favoriserait en effet l'émergence de deux ou trois grands partis au sein desquels la discussion et les choix sur les questions difficiles pourraient se faire sans craindre leur exploitation démagogique de la part de tel ou tel groupe d'intéret.
E.I. Dans le meme article vous avez parlé des formes avec lesquelles peut se manifester la pensée fédéraliste (fédéralisme régional, fédéralisme communautaire, ...). Que voulez-vous dire avec ces expressions, que signifient-elles? Comment imaginez-vous leur réalisation en Roumanie ?
O.D.: En bref on peut dire que le fédéralisme régional prévoit l'attribution de compétences, de pouvoirs à des entités géographiquement délimitées à l'intérieur du cadre national. Un processus que certains appellent aussi décentralisation, régionalisation ... Quant à l'étendue de ces compétences, elle peut varier évidemment. Celles-ci peuvent etre seulement administratives (comme cela existe déjà en Roumanie au niveau des Judets) ou prévoir la gestion en propre de compétences plus ou moins étendues (en matière de politique économique et industrielle, d'envirronement, de transports, de santé, ...). Dans ce dernier cas, ces entités sont dotées d'un pouvoir exécutif responsable devant une assemblée élue.
Le fédéralisme communautaire est une autre forme de décentralisation, fondée cette fois non sur l'appartenance géographique mais, comme son nom l'indique, sur l'appartenance à une communauté particulière, ethnique ou linguistique. Dans ce cas aussi les compétences peuvent etre plus ou moins étendues et les Communautés élisent les organes chargés de gérer ces compétences. Quelles compétences ? Celles propres à cette Communauté: la culture et l'éducation principalement mais aussi d'autres matières appellées parfois "personnalisables", c'est à dire comportant un rapport direct avec le citoyen, comme la santé par exemple.
E.I.: Voyez-vous en Roumanie des signes de l'existence, de la volonté d'organiser un Etat et une société fédérale ? Dans ce sens comment évaluez-vous les tentatives de la Bessarabie en faveur de l'indépendance ou de l'Union, sachant que ce pays ne voudrait pas s'unir avec une Roumanie totalitaire ?
O.D.: Il y a bien sur en Roumanie beaucoup de gens qui savent que la fédéralisation, la régionalisation ou la décentralisation effective de leur pays signifierait son renforcement tant au niveau intérieur qu'au niveau international. Des gens qui comprennent ce que pourrait signifier en termes de démocratie rapprocher le pouvoir des gens, le rendre plus proche d'eux, plus visible, plus transparent. Des gens que l'on retrouve dans tous les secteurs de la société. Meme, c'est sur, parmi les leaders de certains mouvements extrémistes ... Mais ces derniers, au lieu de miser sur la responsabilité et l'intelligence des citoyens, préfèrent jouer la politique du pire et miser sur les peurs, l'intolérance, les instincts bas qui existent en tout homme, en chacun de nous ... parce que c'est sur ces peurs, ces intolérances, ces instincts bas que se fonde leur raison d'exister politiquement. Le problème, le malheur, c'est que cette politique criminelle - qui jouit d'appuis financiers considérables et, dans certains cas, d
'origine pour le moins douteuse - est en train de contaminer des pans entiers de la société roumaine ... De facon directe, via la propagande de ces mouvements extrémistes, de facon indirecte quand, sous raison de ne pas donner de prétexte aux extrémistes, certains en viennent à ne plus oser défendre les idées et les principes auxquels ils croient pourtant.
Quant à la Bessarabie, disons que je serais très curieux de savoir ce que les leaders politiques roumains, tant de l'opposition que de la majorité, répondent aux leaders du Front Populaire de Moldavie qui n'imaginent leur rattachement qu'à une Roumanie ... fédérale ...
E.I.: La presse roumaine extrémiste a critiqué votre article (Romania Mare, Renasterea Banateana, ...). Que pensez-vous des attaques de ce type ?
O.D.: Qu'il existe un gros problème de droit à l'information, à l'image, à l'identité ... ainsi qu'un gros problème de justice, de fonctionnement de la justice. Nous avons, par exemple, intenté il y a plus de six mois un procès au journal Renasterea Banateana ... et il n'est toujours pas ouvert.
E.I.: Et que pensez-vous de l'extrémisme roumain (ses racines, ses opportunités futures, les dangers qu'il représente, ...) ?
O.D.: L'extrémisme roumain comme les autres extrémismes nationalistes ne peut devenir une chose sérieuse et donc dangereuse que si on lui offre les conditions de s'épanouir. Dans le cas contraire il n'est rien d'autre qu'une "amicale" de quelques frustrés, de quelques perdants. Le problème - grave - c'est que nombreux sont ceux qui semblent tentés de jouer avec le feu ...
C'est pour cela que je n'hésite pas à dire qu'il vaudrait beaucoup mieux une opposition unie à 35 % qu'une opposition désunie à 45 ou meme 51 % Et la meme chose vaut pour le FSN.
E.I.: Selon les nationalistes roumains les attaques contre la Roumanie partent de la Hongrie. Selon Renasterea Banateana vous etes, vous aussi, un émissaire pris dans le filet des hongrois. Quelle est votre opinion quant à ces fantasmagories... (pensez au fait que le centre du Parti radical pour l'Europe centrale et orientale se trouve justement à Budapest) ?
O.D.: Je pense que si les services hongrois en venaient à recruter des individus de mon espèce les services roumains devraient en effet se préoccuper beaucoup ... de l'état des services hongrois.
Quant à cette histoire du centre de coordination pour l'Europe Centrale et Orientale du Parti radical ... que dire sinon que dès 1988 nous pouvions agir librement en Hongrie ... et qu'il suffit de regarder trente secondes une carte d'Europe pour voir que la Hongrie y occupe une position centrale ... en Europe centrale. Ceci est tellement "dogmatique" que nous avons meme envisagé très sérieusement l'année dernière de déménager ... à Prague.
Pour le reste, je leur suggérerais, vu aussi que cette question semble les intéresser beaucoup et vu que le Parti radical est un défenseur farouche d'Israel, le seul Etat démocratique de tout le Moyen-Orient, de construire une belle histoire ou je serais, disons ... un agent du Mossad ...
E.I.: La Yougoslavie se considère toujours comme un pays construit sur base fédérale (on considère l'administration de Belgrade toujours de cette manière, meme aujourd'hui), et aujourd'hui c'est la lutte armée entre les Républiques. La situation actuelle de la Yougoslavie ne signifie-t-elle pas la confutation de ces idées fédéralistes ?
O.D.: Les Etats de l'Empire du Socialisme Réel s'appellaient aussi des démocraties ... personne ne met en doute qu'ils ne l'aient jamais été. Meme chose pour le fédéralisme. Ou il est un mode d'organisation d'une démocratie ou il ne signifie rien.
E.I.: Quelles conclusions peut-on tirer en Roumanie de la situation yougoslave ?
O.D.: Tout d'abord que les communautés, tant Tsigane qu'Hongroise, Juive, Allemande, Serbe, Ukrainienne ... de Roumanie font preuve d'une grande maturité. Ensuite que laisser les choses pourrir, renvoyer les solutions ... ne fait que rendre celles-ci plus difficiles. Mais aussi qu'il faut tout faire, absolument tout, pour éviter l'irréparable, pour empécher le bain de sang. Il faut parler, dialoguer, dialoguer encore, faire de l'arme de la nonviolence l'arme par exellence de la bataille politique.
Mais encore qu'il est indispensable de s'organiser à l'échelle et en fonction des problèmes que l'on veut affronter. En Roumanie cela veut dire qu'il faut créer des partis qui rassemblent les gens au delà de leurs appartenances idéologiques, ethniques, linguistiques ... Des partis qui fédérent, qui unissent et non qui divisent comme cela se passe malheureusement trop souvent aujourd'hui. Meme chose au niveau de l'Europe toute entière, une Europe qui ne peut qu'etre le véritable espace de convivance de tous les peuples qui l'habitent, par delà les barrières et les frontières de toutes sortes, ...
Enfin qu'il est nécessaire de renforcer le Parti radical, le seul parti dont les statuts et l'activité de tous les jours, certes encore embryonnaire, s'inscrivent dans notre espace de demain, celui d'une Europe unie et solidaire avec le Tiers Monde, une Europe pour laquelle nous devons tous travailler.