Il y a une question essentielle qui n'est presque jamais posée dans les pays occidentaux c'est-à-dire, dans ceux qui par leur consommation, constituent la véritable source du problème de la drogue. Que je sache, cette question n'a jamais été posée non plus à partir des positions anti-prohibitionnistes.
Cependant, cette question est extrêmement -dramatiquement brûlante dans les pays producteurs de drogue, et notamment en Colombie. Il s'agit de ceci : que faut-il faire avec les gros trafiquants de la drogue en attendant le jour où l'on parviendra à résoudre le problème de la drogue? Bien entendu, cette solution passe par la légalisation des drogues au niveau international. Or, en attendant que celle-ci devienne réalité et ce n'est malheureusement pas pour demain , la mafia des trafiquants est en train de corrompre et de détruire le système démocratique (ou même la vie sociale tout court) des pays où la drogue est produite, ce qui est particulièrement vrai pour la Colombie.
Les nouvelles récemment communiquées par des amis colombiens sont particulièrement alarmantes. La panique s'est emparée des principales villes colombiennes (des centaines de personnes sont mortes à cause des bombes placées par les trafiquants dans des endroits publics : des autobus, des marchés, des banques, un avion même...) A partir de 18 heures, tout le monde court s'enfermer chez soi. De nombreuses affaires font faillite à cause de la situation qui en découle. La crainte de périr lors d'un attentat aveugle est constante.
Et devant cette situation, une polémique très envenimée divise le pays : faut-il dialoguer avec les trafiquants afin qu'un terme soit mis à la ruine du pays? (Les trafiquants ont assuré qu'ils mettraient fin à toute action terroriste pourvu qu'on leur garantisse que, s'ils étaient arrêtés, ils ne seraient pas extradés aux Etats-Unis, mais jugés par la justice colombienne... une justice dont il leur serait très facile d'échapper grâce à la corruption et à la peur qu'eux-mêmes y ont fait pénétrer).
D'un point de vue éthique ou juridique, il va sans dire qu'il n'y a rien à dialoguer avec de telles crapules : leurs mains indépendamment du trafique de drogue en tant que tel sont trop pleines de sang innocent. Il faudrait que la justice tombe sur eux : avec toute la rigueur (et avec toutes les garanties, bien sûr) du droit.
Or, d'un point de vue éthique ou juridique, on n'aurait jamais pu parvenir non plus à l'accord auquel on est arrivée, dans la même Colombie, avec la guérilla du M19 ; accord qui, en échange de la remise des armes, a conduit (ou conduira) à l'amnistie des anciens guérilleros et à leur insertion dans la vie institutionnelle du pays.
Et d'un point de vue éthique ou juridique, jamais non plus on n'aurait dû laisser impunis les crimes contre l'humanité commis par le très long cortège de dictateurs et de leurs complices (depuis les franquistes jusqu'aux communistes) dont nous fêtons la chute lors de cette heureuse fin de siècle.
On n'aurait jamais dû laisser autant de crimes sans punition et pourtant, on les a laissés. Et si notre coeur se soulève devant une telle injustice, le fait est pourtant que nous l'approuvons politiquement et nous en réjouissons même : au nom de la réconciliation, de la pacification, en faveur de cette pratique extraordinaire de la non-violence qui a vu le jour il y a un peu plus de dix ans en Espagne, qui se poursuit à présent en Europe Centrale et de l'Est, et qui a le nom, si peu révolutionnaire, de transition pacifique à la démocratie.
Et si, pour que la démocratie puisse s'affirmer, tant de crimes son laissés impunis, pourquoi ne pourrait-on pas faire quelque chose de semblable lorsque ce qu'il s'agit de sauver, ce n'est pas seulement la démocratie, mais la vie même d'une société? Pourquoi ne pas réfléchir aux modalités d'un éventuel accord avec les trafiquants? Un accord qui, bien évidemment, ne pourrait avoir de sens que si la contrepartie en était, de la part des trafiquants, la liquidation de leur affaire, de leurs réseaux de distribution, de leurs laboratoires, et surtout de leurs mercenaires, de leurs commandos, de leurs armées...
Je crois que oui, qu'il faut répondre par l'affirmative à la question précédente. Mais je n'en sui pas sûr. Comme García Márquez dans son article reproduit il y a peu par Agorà, moi aussi j'hésite et me pose des questions. Je sais, d'une part, que ce que j'esquisse ici revient malgré tout à donner un certain aval indigne et honteux aux rois du crime organisé. Mais je sais d'autre part que ce règne et ces crimes ne peuvent disparaître que par l'adoption au niveau international d'une législation anti-prohibitionniste. Autrement dit : les pays producteurs de drogue, la Colombie en tête, sont en train de perdre leur sang et leur âme pour essayer de combattre un trafic de drogues auquel toutes les actions qui puissent être entreprises dans l'optique prohibitionniste nuisent autant que la piqûre d'une moustique à un éléphant. Nous nous sommes tous réjouis à l'extrême lorsque »El mexicano est tombé l'autre jour. Ce serait merveilleux que Escobar, et Ochoa, et tous les assassins de leur espèce tombent bientôt. Ma
is il ne faut pas se faire des illusions: l'affaire est tellement juteuse, et la misère si grande, que tôt ou tard, d'autres viendraient les remplacer.
Soyons clairs: le sang versé en Colombie dans le combat contre la mafia est énorme ; mais pas une seule goûte de ce sang n'a permis ni ne permettra jamais qu'un seul gramme en moins de coca soit consommé aux Etats-Unis et en Europe. Est-il donc juste qu'un tel prix soit payé pour un tel résultat?
POST SCRIPTUM : Après avoir écrit le texte précédent, je viens de lire (grâce évidemment à Agorà!) la déclaration effectuée par Marco Panella à l'occasion de son récent voyage en Colombie. Il parle au passage de la question que je viens de soulever. Et il le fait, me semble t il, avec une ambiguïté assez similaire à celle qui me frappe moi-même. Il dit, d'une part, qu'il n'est pas possible de négocier avec ceux qui pratiquent la terreur. Evidemment. Mais il reconnaît aussi, d'autre part, qu'il faut dialoguer avec eux. En un mot : négociation non, mais dialogue oui... Or, quelle est la différence entre les deux? Franchement, je n'en vois aucune, sauf si l'on prétendait que dialoguer avec eux, cela veut dire essayer de les convaincre, sans leur offrir la moindre contre-partie, qu'ils sont vraiment très méchants, et que ce serait très gentil de déposer les armes... C'est évidemment impossible.