Suite du livre d J.-F. Couvrat et de N. PlessLES DEFIS DE LA SURPRODUCTION
Les parrains de Medellin ont mangé leur pain blanc. Entre 1983 et 1988, des trafiquants extérieurs au cartel sont apparus, la production andine a doublé et le prix de la cocaïne s'est effondré:
Au stade du gros, la chute est spectaculaire: 60.000 $ en 1982, 26.000 $ en 1987, 12.000 $ en 1988, les profits de la filière sont divisés par cinq. Et le cartel doit maintenant les partager avec des concurrents de plus en plus nombreux, qui organisent des réseaux indépendants de la production à l'exportation.
Réflexe logique: le cartel a d'abord tenté d'exporter plus. Cela n'a fait qu'accélerer la chute des prix. Il a dû rechercher de nouveaux débouchés en Europe et innover dans la production.
Pour pénétrer en Europe, les hommes de Medellin doivent se résoudre à composer.
Dès 1985, ils passent des accords avec la Mafia italienne, un passeport pour l'Europe. Le même "blanchisseur", Eduardo Orozco, lave l'argent de la coke colombienne et celui de l'héroïne sicilienne. Des ponts sont également jetés vers la Camorra napolitaine. Durant l'ètè 1988, la police arrête des trafiquants en pleine négociation, qui échangeaient de l'héroïne contre de la cocaïne dans la proportion d'un kilo pour quatre. Un "deal" signifiait: la cocaïne est deux fois plus chère en Europe qu'aux Etats-Unis.
Il a aussi fallu trouver des moyens de transport moins coûteux que l'avion. De Colombie en Europe, où elle pénètre surtout par l'Espagne, les Pays-Bas et la France, la cocaïne voyage en quantités énormes, par containers entiers sur des bateaux de commerce, ou dissimulée dans des boîtes de conserves qui seront stockées en entrepôts. Une partie de ces stocks retraversera l'Atlantique vers les Etats-Unis, terminus d'un périple compliqué visant à échapper á la surveillance douanière et policière : l'administration estime que le cinquième de la cocaïne importée aux Etats-Unis transite par l'Europe.
Sur le marché européen, la concurrence est aussi très vive. Tous les moyens sont bons aux petits trafiquants. Au centre de tri postal de la gare Montparnasse à Paris, on tâte systématiquement le courrier expédié de Colombie. On y trouve jusqu'à trente lettres par jour chargées de cocaïne, 14 kilos saisis en six mois. On en a même trouvé en suspension dans du linge humide, 6 kilos récupérés après séchage.
Exutoire et produit d'appel
Les hommes de Medellin ont révélé leur connaissance du marketing, en offrant de nouveaux produits sur les trois continents. A côté de la cocaïne à priser de plus en plus pure, pour clientèle distinguée, sont apparus deux très dangereux succédanés pour jeunes désargentés.
En Amérique latine, c'est le "bazuko". Le nom est évocateur et le produit tient ses promesses: un mélange de cocaïne , d'éther et de sulfate notamment, dont on emplit des cigarettes vidés de leur tabac. Vendu à très bas prix, son effet est fulgurant, mais assez bref pour tenter le consommateur. Ne serait-ce que pour chasser la terrible anxiété qui l'envahit peu de temps après la première prise. Le "bazuko" finit par revenir cher. C'était le but de ses inventeurs, qui déversent ainsi sur le marché de détail local une partie des produits semi-transformés. Le cartel de Medellin gère ses excédents.
Aux Etats-Unis et en Europe, les trafiquants ont lancé le "crack". Mêmes objectifs, autres techniques. C'est la cocaïne pure moins encombrante à transporter que l'on transforme dans le pays destinataire en une sorte de coca-base: par adjonction d'un mélange d'eau et de bicarbonate de soude ou d'ammoniac, moins volatiles que l'éther utilisé dans les pays andins. Le mélange a l'allure d'un savon blanchâtre. Il est vendu dans des petites fioles de plastique transparent: 10 $ la dose en 1987, 5 $ en 1988 à New York. Un poison et un piège pour lycéens.
Le commerce international de la cocaïne est donc en pleine expansion, du moins en tonnage. Après l'Europe, qui prend le relais du marché américain stagnant, on commence à trouver de la cocaïne sur les continents africain et asiatique, où des petites cultures de coca sont signalées.
LES MARCHES DE LA COCAINE
La marihuana fait jeune. L'héroïne fait sale. La cocaïne fait propre. Dans les milieux du "show-biz", de la publicité, certains croient qu'elle aide à la création, et s'échappent un instant des réunions de travail, pour aller "sniffer" dans les toilettes le "rail" ou la "ligne" qui fera d'eux des surhommes. A Wall Street elle a été considérée comme l'arme absolue des "golden-boys" qui passent dix-huit heures par jour les yeux rivés sur les écrans d'ordinateurs. Dans certains soirées mondaines, les habitués connaissent le chemin de la cuisine, où les attend leur dose favorite. Parfois, on ne s'embarrasse pas de vaine discrétion: les "lignes" toutes préparées circulent de groupe en groupe entre deux plateaux de petits fours.
La cocaïne est dans les pays développès la drogue des réseaux de luxe, livrée à domicile plutôt que dans la rue où sa récente apparition est d'ailleurs considérée comme le signe de l'explosion du marché. De ce fait, sa distribution est moins risquée que celle de l'héroïne.
Dans les pays de production, la consommation de cocaïne et de pâte de coca est devenue un fléau.
Les Etats-Unis : premier marché
Les Etats-Unis et le Canada sont sans conteste le premier marché mondial de la cocaïne. Mais les chiffres officiels sont sujets à caution.
La consommation américaine était estimée de 33 à 60 tonnes en 1983, à 72 tonnes en 1985, pour quelque 4,5 millions d'utilisateurs. Depuis, le NNICCC (National Narcotics Intelligence Consumers Committee) ne publie plus de chiffre. Entre les estimations officiells d'importations et de consommation, un écart notable apparaît: 61 tonnes en 1984, 35 tonnes en 1985. Les saisies (11 tonnes en 1984 et 26 tonnes en 1985) n'expliquent pas toute la différence: un stockage volontaire ou involontaire important est flagrant.
Ces estimations sont en fait le résultat d'un cercle vicieux, car les chiffres publiés n'échappent pas aux impératifs politiques: l'administration américaine ne peut pas affirmer qu'elle réussit dans sa guerre à la drogue, et fournir les instruments de mesure de son échec.
L'évaluation de la consommation repose sur l'évaluation des importations, tributaire des estimations de production. Or le Département d'Etat américain a tendance à sous-estimer la production des pays fournisseurs. Parallèlement, la montée en flèche des saisies 11 tonnes en 1984, 26 en 1985, 45 en 1986, 56 tonnes en 1987 peut être présentée comme un triomphe de la guerre à la drogue, à condition de s'en tenir à une relative stagnation des importations et de la consommation.
Remettons les chiffres en ligne. Entre 1983 et 1988, la capacitè de production des principaux pays fournisseurs serait passée de 307 à 575 tonnes, si le rendement en Bolivie est bien de 5,6 kilos de cocaïne HCL à l'hectare comme l'indique l'ONU et non pas de 2,8 kilos selon l'administration américaine. Les saisies mondiales de cocaïne sont passées de 41 tonnes en 1983 à 128 tonnes en 1986. Le volume maximum de cocaïne disponible sur le marché mondial serait donc passé de 266 tonnes en 1983 à 447 tonnes en 1988, en supposant que les saisies aient èté stables depuis 1986. Cette poussée de l'offre est tout à fait cohérente avec la chute des prix enregistrée durant cette période.
Cependant, est-il vraisemblable que le marché des Etats-Unis n'ait absorbé qu'à peine le tiers de cette capacité disponible en 1985 une année où le marché européen est encore assez peu développé? On peut se poser la question. De même, il paraît peut plausible que la consommation américaine ait regressé de 5% entre 1984 et 1985.
Quoi qu'il en soit, en valeur, le marché américain de détail n'a sans doute jamais égalé son record de 1984: 24 milliards de dollars si l'on s'en tient aux évaluations officielles, et peut-être beaucoup plus. Il se situerait en 1988 entre 15 et 20 milliards de dollars, si la consommation dépasse les 200 tonnes, soit environ 40% du volume mondial disponible après saisies.
L'Europe: un marché encore secondaire
Le marché européen de la cocaïne, bien qu'en pleine expansion, est encore un marché secondaire. On ne peut le mesurer à l'aide des estimations de production. Les volumes saisis donnent une première idée: en 1985, une tonne contre 26 aux Etats-Unis ; en 1986, deux tonnes contre 45 ; en 1987, 4 tonnes contre 56.
Les Européens consommeraient-ils vingt fois moins de cocaïne que les Américains? Rien n'est moins sûr. Les saisies donnent une idée très floue de l'évolution du trafic et de l'efficacité de la répression. Les policiers et les douaniers français estiment qu'environ 10% du trafic est retenu dans les mailles de leurs filets. C'est de l'humilité. Si leurs collègues américains se prévalaient du même taux de réusssite, cela impliquerait que 560 tonnes de cocaïne auraient pénétré sur leur territoire en 1987, beaucoup plus que la production mondiale estimée!
Aucune conclusion ne peut donc être tirée de l'évolution des volumes saisis. En fait, sur un marché "neuf", policiers et trafiquants font leurs classes ensemble.
Autre inconvénient: les statistiques de saisies ne distinguent pas toujours clairement la marchandise en transit de la marchandise arrivée à destination. Or l'Espagne et les Pays-Bas sont des lieux de transit importants en Europe. De même que la France, à cause de la situation particulière des Antilles, escale pratique d'Amérique Latine vers l'Europe.
Ni les traitements médicaux, ni a fortiori les arrestations de consommateurs ne sont des instruments de mesure fiables. "Les drogués d'occasion se font prendre plus facilement", explique M. Bernard Gravet, directeur de l'Office Central de Répression contre le Trafic Illicite de Stupéfiants (OCRTIS). "On arrête parfois un type qui a manqué de chance, embarqué dans une rafle avec une dose sur lui, et qui n'en aurait pas consommé une autre de toute l'année."
La cocaïne est d'apparition récente en Europe. De l'enquête multi-villes du Conseil de l'Europe, il ressort que la coke n'était commercialisé en 1985-1986 de façon importante qu'à Madrid, Londres, Amsterdam et Paris.
On ne peut déjà parler, comme aux Etats-Unis, d'une "culture" de la cocaïne en Europe, où elle est encore réservée à quelques cercles d'initiés. Mais le marché évolue très vite, comme en témoignent les énormes quantités saisies d'un coup. Nul ne sait où va l'Europe. Pour la cocaïne comme pour bien d'autres habitudes de vie, aurait-elle dix ans de retard sur les Etats-Unis?
Au total, sous l'hypothèse que les Etats-Unis absorbent 200 tonnes et l'Europe 50, le marché mondial de la cocaïne ne dépasse sans doute pas aujourd'hui 24 milliards de dollars au détail, soit environ 4 milliards de dollars au prix de gros.