par Christian de Brie(LE MONDE DIPLOMATIQUE, décembre 1990)
Sortie de ses frontières ancestrales, la drogue, depuis vingt-cinq ans, cible ses nouvelles victimes (Voir les articles précédents: "Des cultures illicites emposées par la loi du marché", LE MONDE DIPLOMATIQUE, octobre 1989; "Ces banquiers complices du trafic de drogue", LE MONDE DIPLOMATIQUE, avril 1990.). Partout, dans les pays développés comme dans le tiers-monde, à l'Est comme à l'Ouest, la consommation s'est massivement développée dans la fraction la plus jeune de la population. D'autant plus jeune, vulnérable et dépendante que l'absence de perspectives, la misère, la solitude, l'abandon - matériel et affectif - sont plus implacables. Avec des produits sans cesse diversifiés, dangereux et destructeurs que seuls le trafic, la délinquance et la criminalité permettent de se procurer pour vivre ou tenter d'échapper à sa condition dans des ghettos urbains où le trafic de drogue est parfois la seule activité économique réelle.
Si les séculaires mâcheurs de coca ou de khat, fumeurs d'opium, de haschich ou de tabac, buveurs de vin, de bière ou d'alcool ont conservé leurs traditions, qu'elles soient tolérée sou réprimées, de nouveaux venus ont rencontré de nouveaux produits. Aux drogues psychédéliques (LSD) des hippies fleuris d'Amérique et d'Europe des années 60-70 (le plus souvent fumeurs occasionnels de marijuana) a succédé, dans les années 80, la cocaïne des yuppies performants, vedettes de la finance, du show-business et leurs imitateurs fascinés. Mais aussi les psychotropes et stupéfiants synthétiques: ceux des champions sportifs dopés ou des "acid parties" populaires ou huppées. Aucune de ces drogues n'est inoffensive, mais le comportement et l'environnement social de la plupart des consommateurs les mettent en général à l'abri des pires excès.
Autrement dévastateurs sont les ravages provoqués par l'héroine depuis des décennies, le crack depuis quelques années et par les nouveaux cocktails d'amphétamines, souvent associés à l'alcool, aux barbituriques et aux tranquillisants.
Plus de quatre millions et demi d'héroïnomanes dans le monde, dont sept cent mille en Europe, autant aux Etats-Unis; le reste, plus des deux tiers, dans le tiers-monde (principalement en Inde, au Pakistan, en Thaïlande, en Malaisie, en Iran...). Probablement autant de consommateurs de cocaïne et de crack, principalement en Amérique du Nord et du Sud. Des dizaines de millions de fumeurs de cannabis, rien qu'en Europe et aux Etats-Unis. Chiffre sans cesse révisés à la hausse, sans grande signification, qui mêlent indistinctement fumeurs occasionnels de joints et toxicomanes durement accrochés.
En France, ceux-ci sont environ cent cinquante mille, dont les deux tiers héroïnomanes. Plus de la moitié ont moins de vingt-cinq ans et 85% moins de trente ans; 85% d'entre eux sont employés, ouvriers ou sans emploi. La consommation d'une dose d'héroïne par jour coûte environ 1000 francs. Pour se les procurer et garantir son approvisionnement, le drogué devient trafiquant, à la recherche de nouveaux clients, revendant un produit souvent frelaté (six morts à Marseille en avril 1990), coupé plusieurs fois. Il se prostitue, pratique vols à la tire et à l'étalage, cambriolages de marchandises cédées au receleur au cinquième de leur valeur, la progression de la délinquance accompagnant celle de la consommation de drogues. Bientôt marginalisé, criminalisé, recherché, poursuivi, sanctionné, il s'enferme dans la logique infernale: drogue - prohibition - criminalité - répression - déstabilisation sociale.
Spirale sans fin: plus la répression est efficace, plus le produit devient rare et cher, plus la criminalité augmente, celle des trafiquants pour en tirer davantage de profits, celle des drogués pour se payer leurs doses; et plus l'insécurité grandit. Aux Etats-Unis en particulier, dans les ghettos des villes les plus touchées - New-York, Washington, Miami, Los Angeles..., - la police est débordée par la violence meurtrière que provoquent le crack et les gangs d'adolescents qui s'efforcent de contrôler leur part de marché, équipés d'armes automatiques. Pour faire face, elle réclame et obtient des mesures exceptionnelles et un armement plus puissant. Pour tenter de se protéger, des écoles imposent à l'entrée le passage obligatoire par les portillons détecteurs d'armes et des parents y envoient leurs enfants habillés d'un gilet pare-balles à leurs mesures, quand ils ne sont pas conduits à fuir le quartier ou à quitter une ville devenue trop dangereuse. Irrésistiblement, la pression se renforce pour réclamer p
lus de police, plus de prisons, dans un pays qui compte déjà un millions deux cent mille détenus. Comme en Europe, plus d'un tiers d'entre eux ont été condamnés pour des délits liés à la drogue; près d'un tiers des héroïnomanes sont séropositifs.
Gamins abandonnés de Bogota ou de Lima sniffant colle et essence dans des bouteilles ou des sacs en plastique; bandes d'enfants noirs et chicanos des ghettos de Washington ou de Los Angeles fumeurs de crack; adolescents de Rio-de-Janeiro dealers de "bazuka" assassinés par les escadrons de la mort; filles et garçons prostitués de Bangkok ou Manille, fixés au brown-sugar; jeunes junkies à la dérive dans le square du Plitzsplatz, en quête d'héroïne et de seringues au coeur du Zurich des banques où se blanchit l'argent; morts-vivants sans âge, chargés au "speedball", errant dans les plus sordides quartiers de Miami ou de New-York; violence des prisons surpeuplées de tôlards tout juste adultes, où drogue et sida font des ravages; bébés venant au monde drogués et handicapés à vie; témoignages bouleversants de ces descentes solitaires vers la déchance et parfois la mort, sous des regards aimants impuissants. Choses vues, lues, entendues ou approchées un jour ou l'autre par tout un chacun.
Assez pour se convaincre et partager l'opinion largement dominante que la drogue doit être combattue sans concessions par tous les moyens. Sinon pour se satisfaire ou se repaître d'un autre spectacle qui sert d'exutoire à l'échec tragique des politiques prohibitionnistes: celui entretenu par les séries télévisées, films et romans diffusés à profusion, mettant en scène l'increvable baroudeur-flic-justicier-solitaire-hors-la-loi, réglant définitivement le problème en terrassant le monstre dans une apocalypse de feu et de sang.
Or cette démonisation popularisée reflète bien l'esprit des lois nationales et internationales, qui depuis des décennies s'efforcent d'éradiquer le mal dans une débauche de mesures répressives. En vain, car cette politique a échoué. Mais non sans risque ni conséquence. Celui d'une atteinte renforcée aux droits des gens et aux libertés des citoyens. Celle de mettre en évidence la duplicité des Etats et l'incohérence d'une action qui nie l'évidence. De plus en plus nombreux sont les responsables qui s'en avisent et cherchent une autre voie.
Libertés en danger
Planétaire, l'arsenal antidrogue est impressionnant.
Impossible de chiffrer le coût de la lutte engagée, tant sur la plan national par les différents Etats que sur le plan international, sachant que les budgets spécialement affectés (Moins de 1 milliard de francs pour la France, 10 milliards de dollars pour les Etats-Unis) et les personnels spécialisés n'en représentent qu'une fraction. Au reste, l'évaluation n'a jamais été tentée.
Moins incertain, le fait que l'énorme bureaucratie antidrogue développe comme toute bureaucratie, sa propre logique d'expansion continue, multiplie les atteintes au droit commun et aux libertés, se transformant peu à peu en instrument de surveillance et de répression, d'encadrement et de contrôle social de populations "dangereuses"...
La plupart des pays légalisent ou tolèrent en la matière des pratiques contraires aux droits de l'homme et du citoyen. Si celles concernant les trafiquants, termes à géométrie variable, ont peu de chances d'émouvoir l'opinion publique, qu'il s'agisse aussi bien de la peine de mort, souvent pratiquée ou réhabilitée - en Iran, en Birmanie, en Thaïlande, à Singapour, en Arabie saoudite, aux Etats-Unis...(Plus de 1000 personnes exécutées en Iran, en 1989, 80 en Malaisie, 25 à Singapour.), - que, à l'inverse, des réductions de peine ou de la relaxe accordées aux "repentis" délateurs, les plus communes visent les usagers et les petits dealers, mais aussi de simples suspects ou témoins. Tests imposés au personnel dans les services publics et les entreprises (Aux Etats-Unis, 160 des 200 premières firmes privées pratiquent ces tests à l'embauche, ainsi que de nombreux services publics, en dépit des doutes sur la légalité et la crédibilité des tests.), contrôles d'identité, fouilles au corps, perquisitions de nuits,
mises sur écoutes téléphoniques et sur fichiers informatiques, gardes à vues prolongées, incitations à la délation, provocations policières à la vente - voire à l'achat - de drogues par des agents banalisés transformés en délinquants (Pratiqué aux Etats-Unis avec de nombreux abus de policiers devenant pour leur compte de vrais dealers, ce type de provocation a été utilisé pour piéger le maire de Washington, Marion Barry.), les pratiques souvent peu conformes à la déontologie professionnelle ont tendance à se généraliser.
Ces atteintes aux droits et libertés se prolongent souvent, en particulier pour les toxicomanes en traitement obligatoire sur décision judiciaire, dans certains centres spécialisés ou communautés thérapeutiques dont les méthodes coercitives contestables sont fondées sur l'isolement (renforcé lorsqu'il s'agit de toxicomanes atteints du sida), le sevrage brutal, les contraintes physiques, le conditionnement psychique (C'est le cas, en particulier en France, de l'association Le Patriarche, privilégiée en son temps par M. Chalandon.).
Plus généralement, les politiques de prévention, même les mieux intentionnées, dérapent ou risquent de déraper vers l'encadrement prétendument à risques, dont le profil est prédéterminé: jeunes, localisés dans les banlieues et les ghettos urbains, à plus forte raison s'ils sont à majorité noire ou hispanique aux Etats-Unis ou à forte composante d'immigrés en Europe, fréquemment en situation d'échec scolaire, sans travail autre que précaire ni formation, souvent sans milieu familial stable, parfois sans abri.
Un climat hystérique entoure périodiquement la "guerre à la drogue". Aux Etats-Unis, nombre de politiciens locaux ou nationaux, y compris les présidents Nixon, Reagan ou Bush, en ont fait un argument permanent de campagne électorale et de promotion personnelle en préconisant des politiques démagogiques ("much talk, few bucks") de répression systématique, qui, sous prétexte de "reprendre la rue aux criminels et aux drogués", visent essentiellement les minorités les plus pauvres des ghettos des grandes villes: hispaniques et Noirs, où crack, alcool et cocktails d'amphétamines font des ravages parmi les enfants et les adolescents (de 1986 à 1989, le nombre d'enfants drogués a augmenté de 268% à New-York) (Témoignage du maire de New-York à la session extraordinaire de l'ONU sur la drogue, LE MONDE, 25 février 1990.). Dans ce contexte, la majorité des classes moyennes blanches veut de moins en moins entendre parler de traitement social et sanitaire du problème et réclame l'isolement des quartiers, le couvre-feu
pour les mineurs ou l'appel par voie de presse à la dénonciation réciproque des parents et de leurs enfants à la police. A tel point que certains responsables de la communauté noire dénoncent le génocide rampant, par la drogue, de la fraction la plus pauvre d'une minorité raciale que l'Amérique a renoncé à intégrer (Déjà lancée dans les années 60 par Malcolm X et les Blacks Muslims, l'accusation est reprise par La Nation de l'Islam de Louis Farkham comme par le pasteur baptiste Calvin Butts, qui constate que la drogue a envahi la communauté noire au cours des années 60, au moment précisément où celle-ci commençait à sortir de son état de dépendance et de résignation.)
En France, les mesures d'enfermement et d'injonction thérapeutique proposées il y a quelques années par M.Chaladon, alors garde des sceaux, et soutenues par le Front national, procédaient du même esprit dans un climat similaire. Dans un tout autre contexte, lorsque Mme Georgina Dufoix, l'actuelle déléguée à la lutte contre la drogue et la toxicomanie, propose de mettre en place dans les quartiers à risque un "maillage serré" de comités d'environnement social (CES) regroupant enseignants, commerçants, élus, parents pour participer à l'information et à la prévention, on ne peut qu'approuver cette politique de mobilisation publique autour d'un problème qui concerne l'ensemble de la société. Sans méconnaître le risque que, dans d'autres circonstances, l'"environnement, le "maillage" ne devienne quadrillage et que les CES se transforment en milices de quartier zélées dans la surveillance et la police de populations prédéterminées.
Si les énormes moyens mis en oeuvre se révélaient efficaces, permettaient d'inverser la tendance, de contenir et de réduire l'augmentation continue de la consommation de drogues, de la délinquance et de la criminalité qui l'accompagnent, les critiques auraient peu de poids. Ce n'est pas le cas.
Devant un tel constat de carence, la tentation est forte de changer radicalement de politique. Certains y cèdent, qui proposent l'abandon pur et simple de la prohibition. Un mouvement se développe en ce sens. Précédés par les libertaires des années 60, on y retrouve des théoriciens de l'ultra-libéralisme, adeptes des lois du marché et partisans du laisser-faire: en tête, le Prix Nobel d'économie Milton Friedman; ils ont leur tribune: le très respectable hebdomadaire britannique THE ECONOMIST (Porte-parole de la légalisation depuis un éditorial de mars 1988 resté célèbre.). Derrière eux, avec des positions plus nuancées, mènent campagne des juristes, des criminologues, des juges, des médecins, des psychiatres, des policiers, des hommes politiques (En partie regroupés dans la Ligue internationale antiprohibitionniste.).. Ils bénéficient du soutien ou de la compréhension désabusée de praticiens renommés, tel en France le docteur Olievenstein: "La lutte contre la toxicomanie, qui, dans une spirale sans fin, met
en place mesures d'exception sur mesures d'exception, finit par être plus dangereuse que l'usage des produits toxiques, car c'est bien alors la liberté qui est en manque. Le ridicule excessif des politiques répressives et pseudo-scientifiques, leur inaction dans tous les pays où elles ont été essayées, le scandale lié à l'argent de la drogue, ne peuvent que susciter l'offensive et la victoire des tenants de la légalisation des produits toxiques. (LIBERATION, 11 juin 1990. Lire également le remarquable numéro hors série sur la drogue publié par le même journal (mai 1990).)"
L'argumentation est limpide: la drogue est un produit parmi d'autres qui doit être soumis au libre jeu de l'offre et de la demande de consommateurs dont le comportement n'a pas à être apprécié, et encore moins réprimé par l'Etat, lequel doit se contenter d'en contrôler le commerce et de prélever des taxes.
On en attend des effets immédiats. D'abord la fin du trafic et des profits fabuleux accumulés par le crime organisé qui menace l'économie et la finance mondiales, déstabilise les sociétés et corrompt les gouvernements. Ensuite, une chute drastique de la criminalité et de la délinquance que génère la prohibition. Enfin, une amélioration des conditions sanitaires et en particulier une régression du sida. A l'appui de la démonstration, la désastreuse expérience américaine de la prohibition de l'alcool entre le deux guerres: puissance des mafias, corruption politique, criminalité et répression policière.
Sur un marché libre, soumis à la concurrence, l'offre s'adaptera à la demande, producteurs et négociants mettant à la disposition des consommateurs une gamme de produits diversifiés, de bonne qualité et au meilleur prix, tandis que les Etats établiront des mécanismes de régulation et de contrôle, autrement moins coûteux, répressifs et attentatoires aux libertés, tels qu'ils existent déjà pour le tabac ou l'alcool. Nombre d'anti-prohibitionnistes considèrent ceux-ci comme indispensables et en font une condition de la légalisation. En france, par exemple, le professeur Francis Caballero, juriste, a développé une théorie du commerce passif de la drogue: production, importation et distribution seraient étroitement contrôlées par des monopoles d'Etat, achetant sur la base de contrats annuels la totalité des récoltes à des cultivateurs agrées, transformant et commercialisant la drogue avec une lourde imposition et une information sur les risques encourus; l'incitation à la consommation, en particulier par la publ
icité et le sponsoring, serait interdit, de même que l'usage en public et la vente aux mineurs (Francis Caballero, DROIT DE LA DROGUE, Dalloz, Paris,1989, pages 126 à 138.). On peut estimer le débat théorique, les antiprohibitionnistes n'ayant aucune chance, dans le climat actuel, de voir triompher leurs thèses.
Contradictions et duplicité
En ce qui concerne les "libéraux", leur confiance dans les lois du marché est aussi idéologique que celle mise par d'autres dans les vertus de la planification socialiste. On sait que, dans la réalité économique, le marché libre n'existe pas: ententes, cartels, dumping, pressions sur les producteurs et manipulation du consommateur, circuits financiers occultes, spéculation, fraudes et corruption... régulent couramment les activités les plus honorables. On ne voit pas par quel miracle les grandes mafias du trafic de drogue, toutes orfèvres en la matière, abandonneraient des techniques qui leur ont si bien réussi, surun marché "libéré" qu'elles contrôlent depuis longtemps. On peut compter sur elles pour être les meilleures élèves du modèle libéral. Comme le disait le gangster Al Capone: "Mes rackets sont conduits strictement en accord avec les règles américaines et ils le resteront. Ce système américain qui est le nôtre, appelez-le américanisme, appelez-le capitalisme, appelez-le comme vous voudrez, mais i
l donne à tous et à chacun d'entre nous d'immenses opportunités si nous savons les saisir avec nos deux mains et entirer le plus possible (Joan Robinson, FREEDOM AND NECESSITY, cité par Jean-Pierre Berlan, LE MONDE DIPLOMATIQUE, juin 1990, page 2.)."
En réalité, la légalisation de la drogue n'aurait de sens que si elle était mondialement acceptée et appliquée par la plupart des pays. Elle comporte des risques évidents qu'aucun responsable de la politique et de l'action sanitaire ne peut courir. D'abord, celui d'une explosion de la consommation auprès de personnes que la prohibition tient éloignées. Ensuite, de voir se reconstituer des marchés parallèles pour répondre à des demandes non satisfaites par le marché officiel, en raison oit de l'âge du consommateur (mineurs), soit du prix (inaccessible au plus grand nombre dans le tiers monde et aux plus pauvres des pays développés) ou de la variété des produits, favorisant l'apparition de drogues nouvelles - les possibilités sont quasiment illimitées, - non contrôlées et dangereuses, et le retour de la spirale bien connue. De plus, elle multiplie les risques de polytoxicomanie: alcools, stupéfiants, psychotropes. Enfin, la légalisation feint d'ignorer la spécificité du comportement de l'usager de drogues dure
s - en particulier del'héroïne, - pour qui l'interdit et le risque sont souvent des composantes essentielles qu'il recherchera en tout état de cause.
Mais en mettant en évidence la logique infernale de l'enchaînement prohibition-criminalité-répression-déstabilisation sociale, les antiprohibitionnistes révèlent les contradictions et la duplicité des politiques antidrogue suivies depuis plus d'un demi-siècle, contribuant à une approche nouvelle du problème.
En effet, dès l'origine et avec une constance jamais démentie, la politique de prohibition a été voulue et imposée à l'ensemble du monde par les Etats-Unis, qui en ont fait un élément permanent de leur diplomatie, utilisant tous les moyens que leur a conférés leur position dominante, soutenus, il est vrai, presque sans réserves, par les puissances européennes. Cette politique repose sur trois piliers: le classement et la distinction cloisonnée des substances entre drogues licites et drogues illicites; la priorité donnée à la prohibition de l'offre; la répression de la consommation.
Or l'inventaire et la classification des drogues effectuées par les conventions internationales ne reposent pas sur les seuls critères scientifiques et sanitaires. Ainsi, l'alcool et le tabac, qui sont incontestablement des drogues au sens scientifique et sanitaire - stimulants ou dépresseurs du système nerveux, créant une dépendance et une tolérance, susceptibles de c onstituer un danger sanitaire et social, - ne sont pas des drogues au sens juridique et échappent donc à la prohibition. Leur usage, même abusif, reste parfaitement légal, malgré les dégâts qu'ils provoquent (50 000 décès en France pour le seul tabac.).
Inversement, ces substances comme le cannabis, le haschich ou la coca, dont les effets sont plutôt moins nocifs que ceux du tabac et de l'alcool, sont classés parmi les drogues les plus dangereuses (dans la même catégorie que la morphine et l'héroïne), et donc prohibées. Or personne ne croit que les consommateurs occasionnels de cannabis - qui gonflent artificiellement les statistiques sur la toxicomanie et les tonnages saisis - soient des drogués justifiant d'une répression pénale. Cela ne veut pas dire que l'usage devrait être légalisé, mais que la différence radicale de statut entre des substances aux effets comparables est largement arbitraire. Son absence de crédibilité entâche les campagnes antidrogue.
Cette discrimination s'explique essentiellement par le rapport de force établi au profit des Etats-Unis et des pays européens et imposé dans les conventions. Parmi les substances naturelles traditionnellement cultivées et consommées, celles du Sud - opium, coca, cannabis, haschich, khat... - sont prohibées, pas celles du Nord - boissons alcoolisées, tabac. De plus, la convention unique sur les stupéfiants, qui vise les drogues du Sud, est beaucoup plus contraignante que celle sur les psychotropes (essentiellement les produits de synthèse pharmaceutiques), contrôlés par le Nord.
Ainsi les multinationales de l'alcool, du tabac et de la pharmacie des grands pays industrialisés peuvent en toute impunité - elles ne s'en privent pas - inonder les pays du Sud de leur drogues "licites" (jusqu'à distribuer des échantillons de cigarettes à la sortie des écoles dans les zones qui n'avaient pas l'usage du tabac), tandis que, au nom de la protection sanitaire et sociale des pays nantis, ceux-là doivent éradiquer la culture de substances souvent intégrées à leur civilisation au même titre que le vin dans le bassin méditerranéen.
Vers un rééquilibrage
Or et c'est le deuxième pilier de la politique des Etats-Unis, ceux-ci ont toujours privilégié l'action sur l'offre. Dès l'origine, ils ont cherché à imposer, dans le cadre des conventions, un droit de contrôler des cultures de base et de leur éradication. Faute d'y parvenir, ils ont multiplié les pressions et les interventions parfois brutales dans le cadre bilatéral: en Turquie, en Thaïlande, en Bolivie, en Colombie, sans se préoccuper outre mesure des effets sociaux et économiques déstabilisateurs de telles actions sur des pays fragilisés, ni mettre en place et financer des programmes alternatifs de développement cohérents, suivis et crédibles. Ce n'est que très récemment, sous la pression des circonstances, à savoir le pourrissement accéléré de secteurs entiers de la finance, del'économie et de la politique par l'argent de la drogue, qu'ils se sont orientés vers une lutte prioritaire contre le trafic.
"La cigarette est un instrument de mort à l'égard duquel la neutralité n'est plus possible"; aucun spécialiste de la toxicomanie ne conteste cette appréciation de l'OMS; ni quel'abus d'alcool et de médicaments (souvent associés) constituent, en Europe comme aux Etats-Unis, un très grave danger. En france, la baisse relative de la consommation d'alcool au cours desdernières années s'est d'ailleurs accompagnée dans le même temps d'une augmentation de celle des tranquillisants (Dont les français sont devenus les plus gros consommateurs mondiaux.).
A l'inverse, la consommation occasionnelle ou récréative de drogue douce - tel le cannabis, le plus souvent rite d'initiation et expérience sans lendemain pour la plupart des jeunes (Voir une enquête de l'INSERM sur 3300 adolescents des collèges et lycées de Haute-Marne; le profil type du jeune utilisateur ne correspond pas à celui du toxicomane (INSERM, unité 169, septembre 1989)), - ne doit pas être dramatisée ni surtout entraîner des sanctions pénales privatives de liberté, la prison reproduisant toutes les conditions de l'exclusion et de la dépendance qui feront d'un fumeur de joint un drogué et un délinquant.
Gouvernement et responsables sont conscients de ces réalités. Sans remettre en question les politiques prohibitionnistes, ils s'orientent vers un rééquilibrage des législations et des pratiques concernant les drogues licites et illicites. Les premières sont renforcées, non sans difficultés, face aux puissants intérêts mis en cause, comme en témoigne la résistance des lobbies aux projets de loi sur la publicité pour le tabac et l'alcool. Les secondes sont adoucies au moins en ce qui concerne les drogues douces, en particulier le cannabis, dont l'usage est dépénalisé, de fait ou de droit, dans de nombreux pays; en particulier aux Pays-Bas et en Espagne ainsi que dans une quinzaine d'Etats des Etats-Unis.
Jusqu'à nos jours, seules des sociétés coutumières, intégrées et solidaires, ont su durablement canaliser et domestiquer des drogues, substances naturelles, en intégrant leur usage et leur consommation à un rituel social, économique, religieux, médical, culturel; qu'il s'agisse aussi bien du vindes Européens (qui est aussi le sang du Christ pour les chrétiens) que de la coca des Indiens d'Amérique (plante sacrée des Incas). Sorti de ce cadre, sur des sociétés, des populations ou des personnes ayant perdu leurs références traditionnelles, connaissant de profonds bouleversements, subissant des situations particulièrement pénibles ou vouées à la marginalisation, à l'exclusion, voire à la destruction et à la mort, la drogue et ses excès ont des effets dévastateurs.
Pilotes américains et allemands ou ouvriers japonais des usines d'armement de la seconde guerre mondiale bourrés d'amphétamines pour tenir un rythme de vie inhumaine, "artistes maudits", de Baudelaire à Utrillo, de Modigliani à Billie Holliday, de Charlie Parker à Jimmy Hendrix, accrochés à la coke, à l'opium, à l'héroïne ou noyés dans l'alcool, comme les Indiens décimés dans toute l'Amérique ou les parias miséreux décrits par Dickens, Zola ou Jack London, la liste est interminable de tous ceux qui ont tenté de faire face à des situations extrêmes par l'abus de drogues, de les supporter, de les dépasser ou de les fuir.
Aujourd'hui, les bouleversements de tous ordres n'épargnent aucun lieu de la planète. Partout, la destruction des sociétés traditionnelles, la concentration urbaine accélérée, la marche de l'humanité au rythme de l'économisme et des lois du marché, le contrôle médiatique de sociétés "libres" précipitent des millions d'êtres dans des gouffres dont ils n'ont aucun espoir de sortir. Et plongent dans l'angoisse et la solitude jusqu'aux privilége de ces sociétés sans projet dont la drogue n'est que le reflet grimaçant.