FRANCE - PAYS-BAS: DES RELATIONS EMPOISONNEES PAR LA DROGUE
Par Alain Franco
Le Monde, Mercredi 8 janvier 1996
HANS VAN MIERLO, ministre des affaires étrangères de Sa Majesté Beatrix, évoquera-t-il la question de l'harmonisation des politiques en matière de drogue au sein de l'Union européenne lorsqu'il se rendra à Paris, le 9 janvier, dans le cadre d'une tournée des capitales des Quinze? Même s'il n'est pas abordé, le sujet sera sans doute présent dans les esprits du Néerlandais, qui préside depuis le 1 janvier et pour six mois aux destinées de l'Union, et dans celui de ses interlocuteurs français. Car s'il est un thème qui domine les débats entre les deux pays jusqu'à empoisonner leurs relations diplomatiques, c'est bien celui-là. Depuis vingt ans, les Pays-Bas mènent une politique originale en matière de toxicomanie. Dépénalisation de l'usage des drogues douces, existence de 1.500 lieux de vente et de consommation du cannabis et de ses dérivés - les fameux coffee shops -, accent mis sur le traitement médical et social des usagers de drogues dures plutôt que sur leur poursuite pénale, font de ce petit pays de 15 mi
llions d'âmes un laboratoire à ciel ouvert sans égal dans le monde. L'expérience est un succès en termes de réduction de l'épidémie de toxicomanie, affirment les Néerlandais. Selon des chiffres officiels rarement, remis en cause à l'étranger, la population de toxicomanes dépendant de drogues dures atteint 1,6 pour mille aux Pays-Bas, contre 2,4 2,6 pour mille en France et en Grande-Bretagne, 3,5 en Grèce, 4,5 au Portugal. En outre, le nombre de toxicomanes porteurs du virus du sida est largement inférieur à celui des pays voisins. A cela, la France répond par un autre discours: la moitié nord de l'Hexagone est inondée de drogue en provenance des Pays-Bas. Bref, la politique néerlandaise a peut-être du bon en termes médico-sociaux pour ses ressortissants, mais elle est catastrophique pour les voisins, surtout depuis la levée théorique des contrôles aux frontières dans le cadre des accords de Schengen. C'est d'ailleurs depuis l'entrée en vigueur de ce traité que la querelle franco-néerlandaise a pris toute sa
mesure. Et c'est Jacques Chirac lui-même qui a donné de l'ampleur au différend en se rendant aux postes frontières avec la Belgique pour dénoncer les dangers de la drogue en provenance des Pays-Bas. S'il voulait déclencher une réaction à La Haye, le président français a assurément atteint son objectif. La presse néerlandaise s'est emparée de ce geste symbolique considéré quasiment comme une insulte. La tension a monté jusqu'à un échange de propos aussi peu diplomatiques qu'inhabituels entre ces deux pays. Selon Vim Kok, premier ministre néerlandais, Jacques Chirac, obsédé par la drogue, était instable. Et pour le sénateur RPR Pierre MASSON, La Haye n'était plus que la capitale d'un narco-Etat. Depuis lors, le problème de la drogue trouble de façon récurrente les relations franco-néerlandaises. Les médias, le monde politique voient la main de Paris derrière toutes les contrariétés rencontrées par La Haye sur la scène diplomatique. Cette obsession tourne même à une légère paranoïa.Deux exemples: en novembre, l
es Quinze ont discuté d'un texte, intitulé L'action commune, qui concerne l'attitude européenne devant la drogue. Les Néerlandais ont été isolés face à la quasi-totalité de leurs partenaires. Mais seul le rôle de la France - en pointe, il est vrai - a retenu l'attention des éditorialistes et des parlementaires. Nous sommes exaspérés et déçus. Nous avons fait des efforts en signe de bonne volonté, mais cela ne change rien, glisse un collaborateur de M.Van Mierlo. C'est un fait: des progrès ont été accomplis du côté néerlandais, renforçant notamment les contraintes pesant sur le fonctionnement des coffee shops, et les fonctionnaires français en poste à La Haye le constatent tous les jours. Au niveau judiciaire, un traité de dénonciation vient d'être mis au point permettant à la justice française - plus sévère - de poursuivre les délits de drogue commis par ses ressortissants aux Pays-Bas. Les policiers détachés parlent aussi d'une nette amélioration au niveau de la coopération avec leurs collègues d'Amsterdam
ou de Rotterdam, comme en témoigne l'arrestation récente à l'aéroport de Roissy d'Etienne Urca, soupçonné d'être l'un des plus grands trafiquants de haschisch aux Pays-Bas. Le port de cette ville a également acquis un scanner pour inspecter les conteneurs suspects en transit, selon le voeu de Paris. finir avec l'approche néerlandaise de la toxicomanie. Il n'en fait pas secret. Mais cette attitude ne peut qu'hypothéquer les bonnes relations entre nos deux pays, analyse notre diplomate de haut rang. Pourtant, Wim Kok est formel: il n'est pas question de revenir sur un système qui fait ses preuves dans ce pays si particulier où la liberté débouche rarement sur des excès. Nous n'avons aucune raison de modifier notre approche sur le fond , déclarait-il au Monde récemment (nos éditions du 13 décembre). Le différend n'est donc pas près de s'éteindre. Et cela est d'autant plus paradoxal que Français et Néerlandais n'ont jamais été aussi proches sur de nombreux dossiers européens. Pour les Pays-Bas, Hans Van Mierlo
avait un objectif: se rapprocher du couple franco-allemand. C'est réussi en ce qui concerne l'Allemagne, mais pour la France on en est loin, reconnaît-on dans l'entourage du ministre. Pour les Français, la pression de Paris a porté ses fruits, non seulement La Haye ne parle plus, comme à l'arrivée du nouveau gouvernement en 1994, de légaliser le cannabis et d'aller plus loin dans l'expérience, mais elle a pris des mesures allant dans le sens moins permissif voulu par son voisin. Ces résultats ont une conséquence immédiate, et auront peut-être un jour, un coût économique: selon une étude de l'université de Groningue réalisée sur trois ans auprès d'un groupe représentatif, les Français arrivent désormais avant-derniers au classement des peuples considérés comme sympathiques en Europe. Et si ce sentiment se traduisait demain par un rejet de la France, destination favorite des Néerlandais en vacance?