TRIBUNAL DE PREMIERE INSTANCE DE BRUXELLES
Audience publique des référés du 4 décembre 1996
Janvier 1996, en page 5 de la Libre Belgique
EN CAUSE DE:
la S.A. CORA, dont le siège social est sis à 6040 Jumet, Zoning Industriel, 4 rue, RC. de Charleroi n·47.01 0;
Demanderesse, défenderesse sur reconvention, représentée par Me E. Felten, avocat (boulevard A. Reyers, 103, 1030 Bruxelles);
CONTRE:
1. Monsieur Michel HANCISSE, assistant en pharmacie, domicilié à 1050 Ixelles, rue Augustin Delporte, 34;
DEFENDEUR, DEMANDEUR SUR RECONVENTION,
2. Monsieur Olivier DUPUIS, parlementaire européen, domicilié à 1.000 Bruxelles, rue des Riches Claires, 10;
DEFENDEUR - INTERVENANT VOLONTAIRE, DEMANDEUR SUR RECONVENTION,
représentés par Mes J.M. Picard, avocat (rue Capouillet, 34, 1060 Bruxelles) et P. Van der Smissen, avocat (avenue Jean Volders, 39, 1060 Bruxelles);
Dans cette cause il est conclu et plaidé en français à l'audience publique du 25 novembre 1996;
Après délibéré le président du tribunal de première instance rend l'ordonnance suivante:
Vu:
la citation signifiée par exploit de Me N. Steurs, huissier de justice suppléant de Me M. Leroy, huissier de justice, résidant à Etterbeek, le 24 septembre 1996;
les conclusions de la demanderesse déposées à l'audience du 25.11.1996;
les conclusions et conclusions additionnelles des défendeurs, introduisant une demande reconventionnelle, déposées au greffe les 11.10. 1996 et 14.11.1996;
Entendu en leurs plaidoiries les conseils des parties;
Objet de l'action:
Attendu que l'action tend à
- entendre condamner Monsieur HANCISSE à se voir interdire de faire usage du signe "CORA" ou de tout autre signe susceptible d'entraîner une confusion avec la marque, la dénomination sociale et la dénomination commerciale de la société CORA, sous peine d'une astreinte de 50.000,- F. par infraction;
- entendre interdire à Monsieur HANCISSE de distribuer des documents où apparaîtrait ledit signe "CORA" ou tout autre signe susceptible d'entraîner une confusion avec la marque, la dénomination sociale et la dénomination commerciale de la société CORA, sous peine d'une astreinte de 100.000,- F. par infraction;
- entendre autoriser la société CORA à publier l'ordonnance à intervenir dans quatre quotidiens à charge de Monsieur HANCISSE;
enfin, entendre condamner Monsieur HANCISSE à lui remettre la liste des personnes ayant signé l'appel au Parlement Belge, sous peine d'une astreinte de 100.000,- F. par jour de retard;
Faits
Attendu que la demanderesse exploite, sous la dénomination commerciale "CORA" 6 hypermarchés; qu'elle est en outre titularie des marques CORA pour les produits qu'elle commercialise sous son enseigne;
Attendu que la "CORA" (Coordination Radicale Antiprohibitionniste) est un groupement sans personnalité juridique, émanation du Parti Radical Italien, actuellement Parti Radical Transnational; qu'elle s'est donné pour objectif d'abolir la prohibition des drogues;
Qu'il est sans intérêt pour l'issue du présent litige de déterminer si cet objectif doit ou non être approuvé; qu'il suffit de constater qu'il ne fait pas l'unanimité;
Attendu que le 11 septembre 1996, un client de l'hypermarché CORA de Woluwe a remis à l'accueil du magasin un tract qu'il avait reçu à l'entrée de ce magasin et qui mentionnait notamment:
"CORA (en lettres de 2 cm) COORDINATION RADICALE ANTIPROHIBITIONNISTE (en lettres plus petites) La drogue qui circule librement de par le monde, la drogue de l'argent sale et des mafias, des hold-up et des vols à la tire, de la vente libre et de la mort, des overdoses et du Sida, c'est la drogue interdite. LE PROHIBITIONNISME A ECHOUE".
Urgence:
Attendu que les défendeurs soutiennent qu'il n'y aurait pas urgence à faire droit à la demande parce que la Coordination Radicale Antiprohibitionnisme emploie depuis plus de huit ans l'abréviation CORA, sans réaction de la demanderesse;
Attendu que les défendeurs produisent des extraits de presse, des programmes de colloques et un tract électoral d'où il ressort qu'effectivement le nom CORA est utilisé par la Coordination Radicale Antiprohibitionniste depuis 1988.
Que l'on relèvera toutefois que cette abréviation était au départ orthographiée CO.R.A. et non CORA; qu'elle a été utilisée en petits caractères dans la presse et le tract électoral et généralement suivie ou précédée du nom complet "Coordination Radicale Antiprohibitionniste" dans le même caractère; que les colloques s'adressaient à des spécialistes;
Que c'est la première fois que l'abréviation CORA est utilisée comme titre accrocheur sur un tract distribué sur la voie publique, suivi du nom de la Coordination Radicale Antiprohibitionniste en nettement plus petits caractères; que c'est également la première fois, semble-t-il qu'un tract portant le nom de la Coordination Radicale Antiprohibitionniste est distribué à l'entrée d'un magasin de la demanderesse;
Que ces circonstances nouvelles justifient l'urgence;
Quant à l'identité du défendeur:
Attendu que le nom du sieur Michel HANCISSE et indiqué sur le tract litigieux en qualité d'éditeur responsable;
Qu'il affirme ne plus avoir actuellement cette qualité mais ne le prouve pas; qu'Olivier DUPUIS intervient volontairement à l'instance en tant qu'éditeur responsable;
Attendu qu'il y a lieu de maintenir les deux défendeurs à la cause, le premier parce qu'il était en tout cas éditeur responsable du tract litigieux et le second parce qu'il se déclare éditeur responsable pour l'avenir;
Apparence de droit:
Attendu que la demanderesse se plaint que l'usage du signe "CORA" accompagné d'un texte faisant l'apologie des thèses antiprohibitionnistes en matière de drogues a créé dans l'esprit des consommateurs une association préjudiciable pour elle avec la dénomination sociale, la dénomination commerciale et les marques qu'elle utilise;
Attendu qu'à l'appui de sa thèse, elle invoque, tout d'abord, les articles 28 et 117 des lois coordonnées sur les sociétés commerciales qui protègent la dénomination sociale;
Que ces dispositions semblent bien s'appliquer uniquement entre sociétés commerciales ou entre commerçants, ce qui n'est pas le cas en l'espèce (Van Ryn, t.1, éd. 1954, n·463; G. Raucq et P. Hainaut-Hamende, La constitution de la société, Rép. not. XII, 2, n·168; J.M. van Hille, La Société Anonyme, n·20);
Attendu que la demanderesse invoque également l'article 13 A 1 sous c) de la loi BENELUX qui protège le droit à la marque;
Que le champ d'application de cette protection est toutefois limité à l'usage d'une marque ou d'un signe ressemblant 'dans la vie des affaires'; qu'il faut entendre par là un usage 'dans le cadre d'une entreprise, d'une profession ou de toute autre activité qui n'est pas exercée dans le domaine privé et dont l'objet est de réaliser un avantage économique' (C.J. Benelux, app. 82/2 et 82/3, 9 juillet 1984, Rec. 1984, pp. 7 et 8);
Qu'en l'espèce, on ne voit pas l'avantage économique que les défendeurs poursuivraient;
Attendu que la demanderesse fonde aussi son action sur l'article 8 de la Convention d'Union de Paris du 20 mars 1883 pour la protection de la propriété intellectuelle qui dispose que: "Le nom commercial sera protégé dans tous les pays de l'Union sans obligation de dépôt ou d'enregistrement qu'il fasse ou non partie d'une marque de fabrique ou de commerce";
Que cette disposition n'exclut pas que la protection nationale ne soit accordée qu'en cas de danger de confusion (Cass. 21 juin 1993, R D C, 1994, 153); qu'elle ne s'applique, semble-t-il, qu'au secteur commercial dans lequel le signe distinctif à titre de nom commercial a déjà été approprié (Braun, Marque de produits, 1971, p. 92; Gand, 19 décembre 1974, I.C., 1975, 141);
Qu'à nouveau, cette disposition ne vise pas le cas d'espèce; que la demanderesse n'apporte pas la preuve d'une apparence de droit suffisante fondée sur les textes précités;
Attendu que la demanderesse invoque enfin l'article 1382 du Code civil; que selon elle, la Coordination Radicale Antiprohibitionniste a commis une faute en détournant, à son propre profit, la notoriété de la S.A. CORA; qu'il s'agit de parasitisme;
Attendu que ne paraît pas fautif en soi le fait d'utiliser le même nom qu'une société commerciale bien connue pour désigner un mouvement d'idées, dans l'espoir que le public retiendra plus facilement ce nom; qu'en revanche, commettrait une faute, le groupement qui utiliserait ce nom de façon telle que le public confonde les deux et croie que la société commerciale est à l'origine ou à tout le moins supporte le groupement idéologique;
Qu'en l'espèce, on ne peut considérer comme fautif la simple utilisation de l'abréviation CORA (ou de préférence CO.R.A.), suivie du nom de la Coordination Radicale Antiprohibitionniste dans les mêmes caractères, surtout lorsque ce groupement apparaît clairement comme une émanation du Parti Radical Italien; que d'ailleurs, la demanderesse ne s'est pas plainte de cette utilisation pendant les six dernières années;
Qu'en revanche, la confusion a été créée lorsque le nom CORA est apparu en caractères nettement plus grands que le nom complet du groupement et, a fortiori, lorsque le tract portant le nom suivi du message antiprohitionniste a été distribué à l'entrée du magasin CORA;
Que la volonté des défendeurs de créer cette confusion ressort notamment de l'évolution du graphisme passé de CO.R.A. à CORA;
Attendu qu'il y a un risque sérieux que cette faute des défendeurs cause un préjudice grave à la demanderesse en détournant de ses magasins une partie de la clientèle, hostile aux idées antiprohibitionnistes;
Les mesures sollicitées:
Attendu que les mesures ordonnées doivent être en relation avec la faute des défendeurs et le dommage de la demanderesse, tels que décrits ci-dessus;
Qu'il parait excessif d'interdire au défendeur et à l'intervenant volontaire tout usage du signe CORA, dès lors que cet usage n'apparaît pas comme fautif en soi;
Qu'il sied d'interdire la distribution des documents où apparaîtrait le signe CORA aux conditions suivantes: d'une pari si ce signe n'est pas accompagné du nom Coordination Radicale Antiprohibitionniste en caractères équivalents et d'autre part à proximité des magasins CORA, les deux conditions étant indépendantes l'une de l'autre;
Attendu que la publication intégrale de la présente ordonnance paraît également excessive et de peu d'intérêt pour la demanderesse; qu'en revanche, la publication de l'avis suivant aux frais des défendeurs, limitera les risques de confusion créée entre les deux CORA, par les défendeurs, et donc le préjudice de la demanderesse;
"La société commerciale CORA, qui exploite plusieurs hypermarchés sous la dénomination CORA, signale qu'elle n'a rien à voir avec la CORA (écrite aussi CO.R.A.), Coordination Radicale Antiprohibitionniste, groupement qui milite en faveur de l'abolition de la prohibition des drogues. Le Président du tribunal de Bruxelles, siégeant en référé, a, par ordonnance du 4 décembre 1996, autorisé la société commerciale S.A. CORA à publier le présent avis aux frais du groupement précité';
Attendu, pour le surplus, qu'il ne peut être question d'ordonner aux défendeurs de remettre à la demanderesse la liste des personnes ayant signé l'appel au Parlement, une telle mesure étant de nature à porter atteinte à la vie privée de ces personnes;
Vu les articles 4 & 1er et 42 de la loi du 15 juin 1935 sur l'emploi des langues en matière judiciaire;
PAR CES MOTIFS,
Nous, REGOUT, Juge, désigné pour remplacer le président du tribunal de première instance séant à Bruxelles;
Assisté de Mme, VANDERSCHELDE, greffier;
Statuant au provisoire, contradictoirement;
Rejetant toutes conclusions autres plus amples ou contraires; Recevons la demande et la disons fondée dans la mesure ci-après;
Interdisons au défendeur et à l'intervenant volontaire de distribuer des documents où apparaîtrait le signe CORA, soit lorsque ce signe n'est pas suivi du nom 'Coordination Radicale Antiprohibitionniste", en caractères équivalents au signe CORA, soit à proximité des magasins CORA de la demanderesse, et ce sous peine d'une astreinte, due in solidum par le premier défendeur et l'intervenant volontaire, de 100.000,- F. par infraction à dater de 24 heures après la signification de la présente ordonance;
Autorisons la demanderesse à publier l'avis suviant dans 4 quotidiens nationaux de son choix, dans une des éditions de son choix, en caractères de taille normale, les frais de publication étant recouvrables à charge du défendeur et de l'intervenant volontaire, in solidum, sur simple présentation des factures, même proforma:
'La société commerciale CORA, qui exploite plusieurs hypermarchés sous la dénomination CORA, signale qu'elle n'a rien à voir avec la CORA (écrite aussi CO.R.A.), Coordination Radicale Antiprohibitionniste, groupement qui milite en faveur de l'abolition de la prohibition des drogues. Le Président du tribunal de Bruxelles, siégeant en référé, a, par ordonnace du 4 décembre 1996, autorisé la société commerciale S.A. CORA à publier la présent avis aux frais du groupement précité";
Déboutons la demanderesse du surplus de sa demande;
Disons la demande reconventionnelle recevable mais non fondée; En dévouions le défendeur et l'intervenant volontaire;
Condamnons le défendeur et l'intervenant volontaire, in solidum, aux dépens, liquidés à 8.000,- F. pour eux-mêmes et à 8.476,- F. + 8.000,- F. pour la demanderesse;
Ainsi jugé et prononcé à l'audience publique des référés du 9 décembre 1996.
(S.) VANDERSCHELDE (S.) REGOUT