par Laurence Folléa, Le Monde 8 jan. 1999 (http://www.lemonde.fr)------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
La science aurait-elle eu raison des idéologies ?
On serait tenté de le croire à la lecture des " propositions d'orientation pour une politique interministérielle de lutte contre les drogues et la toxicomanie " élaborées en vue du pro chain plan triennal d'action du gouvernement.
Remis à Lionel Jospin le 15 octobre 1998 et discuté lors d'une réunion interministérielle sept jours plus tard, le rapport d'étape de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt) annonce un véritable changement de cap.
Pour la première fois depuis sa création, en 1982, la Mildt ébauche une vision politique d'ensemble plus en phase avec les réalités scientifiques et sociales de la toxicomanie. A l'approche classique fondée sur la classification légale des substances, se substitue une politique pragmatique tenant " compte de l'ensemble des conduites addictives, quel que soit le statut juridique du produit ". La manifestation la plus spectaculaire de ce changement est la prise en compte, dans le futur plan de lutte contre la toxicomanie, des drogues dites " licites " comme l'alcool, le tabac ou les médicaments.
En juillet 1988, la Mildt avait déjà vu ses missions élargies aux drogues légales à la suite de la publication d'une expertise scientifique officielle qui fait déjà date : dans un rapport officiel, le profes seur Bernard Roques, directeur d'une unité de recherche en pharmacologie moléculaire de l'Inserm-CNRS, avait mis en pièces la distinction classique opérée par la loi entre les différentes substances psychotropes. Sur des bases scientifiques indiscutables, il avait classé les produits en trois groupes en fonction non de leur statut légal mais de leur dangerosité.
Le premier groupe comprenait l'héroïne, les opiacés, la cocaïne et l'alcool ; le deuxième les psychos timulants (amphétamines), les benzodiazépines (médicaments anxiolytiques et hypnotiques), le tabac et les hallucinogènes ; le troisième, " en retrait ", le cannabis (Le Monde du 17 juin 1998). Une approche semblable avait été adoptée, en novembre 1994, par le Comité national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé : estimant que la distinction entre les drogues licites et illicites "ne reposait sur aucune base scientifi que cohérente", les " sages " proposaient - déjà - une classification très proche de celle adoptée qua tre ans plus tard par le professeur Roques.
Bien que la France reste tenue par les conventions internationales de 1961 et de 1971, qui déterminent le statut légal actuel des différentes substances psychoactives, la Mildt a donc intégré, à l'automne, l'alcool, le tabac et les médicaments dans sa campagne pour la Semaine européenne de prévention des toxicomanies (Le Monde du 18 novembre 1998). Aujourd'hui, le rapport d'étape de Nicole Maestracci va plus loin. " Même si chaque produit comporte des spécificités médicales et sociales qu'il ne s'agit pas de nier, les fac teurs déterminants sont largement les mêmes ", explique la présidente de la Mildt. Elle suggère donc de " rapprocher les structures de soins destinées aux consommateurs abusifs d'alcool avec celles destinées aux toxicomanes ", d'harmoniser leur financement et de " les rendre compétentes dans le domaine de la lutte contre le tabagisme ".
Dans son rapport, Nicole Maestracci dénonce l'indigence du dis positif de prise en charge des personnes dépendantes de drogues " légales " comme l'alcool et le tabac. Aujourd'hui, la France compte cent quatre-vingt-qua torze centres d'hygiène alimen taire et d'alcoologie alors que la population concernée est estimée à deux millions de personnes. Ces centres sont, en outre, mal répartis sur le territoire : dix départements en sont dépourvus. En matière de sevrage tabagique, le dispositif est, lui aussi, insuffisant : " Les consultations spécialisées, ajoute le rap port, sont rares et isolées. "
Pour la Mildt, le dispositif de soins aux toxicomanes est " trop exclusivement orienté vers une seule catégorie d'usagers de drogue " : les héroïnomanes. La lutte contre la propagation des virus du sida et des hépatites B et C chez les toxi comanes injecteurs reste à l'évi dence prioritaire, la Mildt jugeant nécessaire de "poursuivre de ma nière déterminée la politique de ré duction des risques en allant à la rencontre des usagers de drogue les plus désinsérés" et d'améliorer leur prise en charge en milieu pénitentiaire.
Mais face au développement des " polyconsommations " (mélanges de produits), elle recom mande de développer d'urgence " de nouveaux savoir-faire " et de remédier à "l'absence de lieux de consultation et de soins dédiés aux adolescents". Constatant que " les textes qui limitent l'accès des mineurs aux boissons alcoolisées ne sont pratiquement pas appliqués ", Mme Maestracci appelle également de ses v£ux "une politique pénale plus déterminée, à l'exemple de ce qui a été fait en matière de délits routiers".
Deuxième temps fort de ses propositions, Nicole Maestracci, magistrate d'origine, recommande " une redéfinition de la politique pénale ". Considérant que " la priorité donnée à la lutte contre le trafic doit être très clairement réaf firmée ", elle préconise d'" éviter les incarcérations pour simple usage " de drogues illicites. De nouveaux objectifs devront désor mais être assignés à la répression de l'usage de stupéfiants, dans le but de " réserver les poursuites au cas où la consommation est source de dangers soit pour l'usager lui-même, soit pour son environne ment ", précise le rapport. Rappelant que deux circulaires des ministres de la justice ont, en 1978 et en 1984, recommandé de ne plus poursuivre les simples usagers, la présidente de la Mildt évoque " l'extrême diversité des pratiques des parquets " et propose d'adresser aux procureurs de la République des circulaires privilé giant la lutte contre le trafic local et les mesures alternatives à l'in carcération. Une manière d'encourager la dépénalisa
tion de la consommation de stupéfiants, mais sans le dire, et sans modifier la loià
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ALCOOLISME ET TABAGISME, LES DEUX PRINCIPAUX FLÉAUX
Les drogues "légales" (alcool, tabac et médicaments) font davantage de ravages sanitaires que les stupéfiants. 60 000 décès prématurés sont chaque année directement attribuables au tabagisme, et le cancer du poumon demeure la première cause de mortalité par cancer (24.000 décès en 1995 et, en moyenne, 22.000 nouveaux cas par an). Près de 2 millions de personnes sont dépendantes de l'alcool, qui provoque environ 20 000 morts par an (cirrhose, etc.), sans compter les accidents mortels de la route qui lui sont imputables. Par ailleurs, les médicaments sont utilisés dans neuf tentatives de suicide sur dix.
L'héroïne a provoqué la mort par surdose de 228 personnes en 1997, et la tendance est à la baisse. Environ 1 000 toxicomanes utilisant la voie intraveineuse sont décédés du sida depuis le début de l'épidémie et 28% des cas de sida cumulés enregistrés en France sont liés à la toxicomanie intraveineuse. Environ 60 % des
toxicomanes sont, en outre, contaminés par le virus de l'hépatite C. Le cannabis ne pose pas de problème sanitaire majeur et n'a, à ce jour, jamais entraîné la mort.