par Laurence Folléa - Le Monde 8 jan. 1999 (http://www.lemonde.fr)------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
En signant la préface du rapport du professeur Bernard Roques sur la " dangerosité des drogues ", Bernard Kouchner, secrétaire d'Etat à la santé et à l'action sociale, ne s'attendait sans doute pas à relancer le débat sur la dépénalisation de l'usage de stupéfiants. " Un simple usager n'a pas sa place en prison ", écrit notamment M. Kouchner, qui plaide " pour la contraventialisation et la réglementation " de l'usage de stupéfiants.
"Nous travaillons avec la garde des sceaux, Elisabeth Guigou, à des réponses en cas d'usage simple (à), précise-t-il. Parmi les options étudiées : le classement avec avertissement ou orientation et information (à) ; la contravention, comme pour la conduite automobile avec plus de 0,5 gramme par litre d'alcool dans le sang." Le secrétaire d'Etat estime, " après y avoir beaucoup réfléchi ", que " la simple dépénalisation de l'usage de drogues (à) ne peut être une fin en soi, mais (à) serait aussi et surtout une régression par rapport aux efforts qui ont été déployés au cours des dernières années pour prévenir d'autres fléaux sanitaires - l'alcoolisme et le tabagisme, en particulier - ou encore par rapport à ceux visant à mieux encadrer l'usage de médicaments. "
RISQUE DE CACOPHONIE
M. Kouchner s'est déjà prononcé à plusieurs reprises depuis 1993 en faveur d'une simple réglementation de l'usage de drogues illicites - comme c'est le cas actuellement en Espagne et en Italie -, mais cette nouvelle déclaration risque de mettre à mal les efforts d'équilibriste déployés par Nicole Maestracci, présidente de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt). Cette magistrate tente en effet depuis sa nomination, le 17 juin 1997, de concilier les approches divergentes de dix-sept départements ministériels et de réduire le traditionnel clivage qui oppose sur ces sujets les ministères de l'intérieur et de la santé.
Elle résume la situation en évoquant, dans son rapport au premier ministre, " une sorte de schizophrénie de l'action publique ". L'exercice de l'interministérialité est d'autant plus délicat qu'un mot d'ordre officieux du premier ministre guide les travaux de la Mildt : ne pas toucher à la loi du 31 décembre 1970 sur les stupéfiants. Or ce que propose M. Kouchner - et qui n'est, selon ses collaborateurs, qu'une " piste de travail " - suppose un changement législatif. Sortir la consommation de drogues du champ des délits supposerait en effet de modifier, voire de supprimer, l'article L. 628 du code de la santé publique, qui prévoit des peines de deux mois à un an d'emprisonnement pour simple usage de stupéfiants.
En réitérant ses propos, M. Kouchner prend le risque de réactiver une cacophonie gouvernementale toujours latente. Bien que Lionel Jospin soit favorable au maintien de la pénalisation, le gouvernement a du mal à parler d'une seule voix : en septembre 1997, les déclarations de Dominique Voynet, ministre de l'environnement, en faveur de la légalisation de la marijuana avaient provoqué une joyeuse pagaille. Matignon, qui sait que les sondages d'opinion ne vont pas dans le sens d'un assouplissement législatif, connaît la susceptibilité de l'Elysée sur ces questions : le premier ministre ne souhaite surtout pas engager un débat à hauts risques pour la cohabitation. Après le débat sur les écrits de Bernard Kouchener, le ministère de la justice s'est d'ailleurs empressé de rectifier le tir en déclarant que le changement de la loi de 1970 " n'était pas à l'ordre du jour ".
L'épisode montre, s'il en était encore besoin, combien les esprits s'échauffent et les idéologies se déchaînent lorsqu'il s'agit de toxicomanie, " un domaine qui touche à l'essentiel, c'est-à-dire à notre perception du risque, du plaisir et de la souffrance ", conclut Mme Maestracci dans sa note d'étape.