JUILLET 1995 - BOSNIA Monsieur le Président,
je reviens, comme vous le savez, d'une mission à Tuzla, où je me
suis rendue samedi - grâce à l'appui logistique de la FORPRONU -
afin de vérifier sur le terrain l'assistance aux déplacés ayant
fui Srebrenica; d'évaluer les besoins courants et potentiels de
ceux-ci; ainsi que pour faire le point avec les représentants des
organisations internationales et des ONGs - dont les opérations
humanitaires dépendent dans une large mesure des financements de
l'Union. J'ai pu donc rencontrer sur place les responsables du
HCR, du PAM, de l'IMG (International Management Group), du CICR,
de l'UNICEF ainsi que de MSF, et autres ONGs. Un entretien a
également eu lieu avec les responsables de la ville de Tuzla et
le Gouvernement fédéral.
1. J'ai visité en long et en large les camps de réfugiés
improvisés tout au long de la piste de l'aéroport de Tuzla, où se
trouve une population d'environ 5000 femmes et enfants. Bien que
du point de vue alimentaire, ces réfugiés soient généralement
bien assistés, on a dû constater les conditions précaires dans
lesquelles ils se trouvent: les tentes ne sont pas les mieux
adaptées pour la chaleur propre à la saison, ni pour faire face
aux pluies torrentielles qui, de temps en temps, s'abattent sur
les camps.
Il existe évidemment aussi une carence importante de services
hygiéniques, et tout porte à espérer que ces camps puissent être
considérés comme une phase transitoire en vue d'un logement de
ces déplacés, dans les meilleures conditions possibles, ailleurs
dans la région de Tuzla, avec la collaboration du Gouvernement
local.
Un point important à souligner est celui que l'aéroport de Tuzla
est entouré de mines, ce qui est une source de préocupation
majeure, notamment en ce qui concerne la sécurité des enfants. Le
HCR à juste titre voudrait voir, à cause de cela, cette
population transférée le plus vite possible.
2. La réunion qui a eu lieu avec les Autorités de
Bosnie-Herzegovine a compté avec la présence du Gouverneur du
Canton de Tuzla, M. Hadzic, du responsable des finances du
Canton, M. Kikanavic, du Ministre Fédéral M. Zigic, ainsi que du
Ministre Fédéral chargé des réfugiés, M. Cero.
Le Gouvernement bosniaque a insisté, tel qu'il était prévisible,
sur le fait que les Nations Unies n'ont pas rempli leur mandat à
Srebrenica et que les conséquences en sont lourdes du point de
vue des déplacés. Selon le Gouvernement, on est en train
d'assister à Srebrenica à des massacres collectifs après avoir
assisté à des séparations de familles, et l'on continue à faire
état d'un nombre très important de disparus ( 15.000).
Les responsables bosniaques ont également insisté sur le fait
que l'arrivée d'une population de 23.468 réfugiés supplémentaires
constitue un fardeau très lourd pour le Canton de Tuzla et pour
le Gouvernement Fédéral, et qu'il revient à la communauté
internationale de supporter ce fardeau, en tenant compte du fait
que ces réfugiés étaient déjà sous protection des Nations Unies.
Le Gouvernement a par ailleurs annoncé que, lors de la réunion
du 19 juillet à Genève, au cours de laquelle sera examiné l'appel
lancé par les agences des Nations Unies en vue de la poursuite
des activités humanitaires en ex-Yougoslavie, il présentera le
détail de ses demandes spécifiques pour Tuzla. (ils chiffrent à
15 millions de DM par semaine les besoins financier liés à
l'intégration des déplacés dans le Canton).
Il faut également souligner, en ce qui concerne le Gouvernement
bosniaque, que celui-ci a fait preuve d'une attitude beaucoup
plus coopérative et efficace dans les derniers jours vis-à- vis
du problème des réfugiés en provenance de Srebrenica. Déjà dans
la nuit du 14 au 15 juillet, 11.000 réfugiés ont été relogés dans
la région de Tuzla, notamment dans des centres collectifs pourvus
par le Gouvernement.
Personne ne semble croire à un éventuel retour de cette
population à Srebrenica. En effet, cette population était déjà
constituée de réfugiés non originaires de la ville, et les
responsables bosniaques semblent avoir pris acte du fait qu'ils
ne seront jamais disposés à y retourner.
3. Estimation de la population concernée
Tout le monde s'accorde à dire que la population de Srebrenica
était sur-estimée, le chiffre de 42.000 personnes (à savoir: le
chiffre de référence pour les rations alimentaires distribuées
par le HCR sur place) n'étant pas réaliste. Cependant, le chiffre
de 25.000 personnes, avancé par les serbo-bosniaques, est tout
aussi peu réaliste. Les renseignements les plus fiables,
recueillis auprès des différentes agences et confirmés par le
Département des Affaires Civiles de la FORPRONU, font état d'une
estimation raisonnable de 35 à 38.000 habitants au moment de
l'assaut Serbe.
Tout en tenant compte des réfugiés qui ont été transférés dans
des centres collectifs, des réfugiés actuellement abrités à
l'aéroport (5.100 personnes) et des habitants de Srebrenica que
l'on peut considérer dispersés par leurs propres moyens, toutes
ces sources indiquent qu'il y aurait donc entre 12 et 15.000
personnes dont on ne connaît pas le sort.
La plus grande préoccupation concerne fondamentalement 4.000
hommes et jeunes gens qui seraient emprisonnés dans un stade de
football. La FORPRONU estime vraisemblable que entre 10 et 12.000
personnes aient pu trouver la mort durant ou après la prise de
l'enclave: mais, en définitive, il n'y a pas de témoignage direct
de ce qui est en train de se passer, étant donné que ni le HCR,
ni le CICR, ni la FORPRONU n'ont été en contact direct avec cette
population, car les Autorités de Pale ne les y ont pas
autorisés.Il existe un seul témoignage clair, au sujet d'un
convoi de 4 camions bondés d'hommes et de jeunes sortis de
Srebrenica et qui n'est jamais arrivé à Tuzla. Les plus grandes
inquiétudes existent vis-à-vis de ces personnes.
4. Situation humanitaire
Tous nos interlocuteurs à Tuzla ont souligné l'attitude très
disciplinée des réfugiés, ainsi que l'absence de problèmes
humanitaires intraitables, bien qu'il existe un manque de
baby-food et quelques problèmes médicaux (diarrhées,
déshydratations, problèmes dermatologiques dûs à la chaleur) qui
semblent, en tout cas, maîtrisables rapidement.
Il est important de concentrer l'attention, du point de vue
humanitaire, sur le haut pourcentage d'enfants en bas âge (moins
de 3 ans) présent dans cette population. UNICEF fait à cet égard
un travail remarquable et met en oeuvre tous les efforts
nécessaires pour prendre soin de tous ces enfants.
Un problème semble se poser, par contre, au niveau de la
coordination sur place de l'assistance humanitaire, malgré le
fait que les organisations internationales et les ONG gardent un
grand esprit de collaboration entre elles. Les effectifs du HCR à
Tuzla sont très réduits et devraient, par conséquent, être
augmentés, ce qui sera probablement fait suite à la visite de
Madame Ogata a Tuzla aujourd'hui.
Des problèmes ont également été signalés en ce qui concerne le
matériel d'hygiène et il est important de pouvoir les résoudre de
façon urgente. Le CICR, pour sa part concentre ses efforts sur la
tâche d'obtenir, de la part des déplacés arrivant à Tuzla, toute
information possible sur le nombre et l'identité des personnes
restées à Srebrenica, le but étant de constituer, aussitôt que
possible, des listes des personnes ayant été faites prisonnières,
de façon à pouvoir suivre activement leur sort et afin d'exercer
le mandat de protection garanti par les conventions
internationales.
Le CICR a signalé à cet égard qu'il n'avait pu, jusqu'à
dimanche,obtenir aucune permission ni collaboration de la part
des Autorités serbes pour essayer de mener à bien son mandat à
Srebrenica, malgré les pressions exercées au plus haut niveau,
tant à Belgrade qu'à Pale.
Je me réjouis du fait que cette situation semble se débloquer,
même si j'ai perçu une inquiétude tangible des responsables du
CICR en ce qui concerne les possibilités réelles d'accès libre et
non limité au prisonniers et au théâtre de Srebrenica. Ils
craignent une invitation à participer à une "visite guidée" (par
les autorités de Pale) des lieux en question.
5. Zepa et Goradze
Toutes les organisations internationales ainsi que les ONG ont
exprimé une préoccupation majeure en ce qui concerne ces deux
enclaves. Bien que la population de Zepa soit elle aussi
surestimée par les bosniaques, celle-ci atteint sans doute un
minimum de 8000 personnes. La population de Goradze est beaucoup
plus importante (60.000 habitants). Une répétition des événements
de Srebrenica à Zepa et surtout à Goradze aurait logiquement des
conséquences très graves sur le nombre de réfugiés à assister, et
en général sur l'ampleur de la problématique humanitaire dans la
région de Tuzla. Des plans semblent exister pour éventuellement
diriger tout nouvel afflux de réfugiés vers Zenica.
6. Conclusions
1. Du point de vue humanitaire, la situation semble être sous
contrôle:
- Grâce à une concertation rapide et efficace de tous les
acteurs humanitaires, on a pu faire face de façon irréprochable
aux besoins de première assistance. Aucun des "pipelines" de
secours (food, médicale, etc.) ne pose pour l'instant de
problèmes majeurs. La Commission reste en contact étroit avec les
organisations internationales et les ONG sur place afin de
prendre toutes les mesures nécessaires pour pouvoir faire face
aux besoins à court et à moyen terme. ECHO est prêt par ailleurs,
grâce à la disponibilité de stocks d'assistance mobilisables
rapidement dans la région, à répondre à d'autres émergences dans
les semaines à venir.
- Les réfugiés ont été en partie relogés, mais il reste un
nombre important de sans abri près de l'aéroport, logés dans des
tentes en conditions précaires. Le relogement de ceux-ci doit
constituer une priorité, en raison notamment des problèmes
pouvant être causés par les mines entourant la zone d'accueil.
- Il faudra aussi combler les lacunes existantes en ce qui
concerne notamment l'alimentation pour enfants et l'hygiène;
essayer de porter une attention particulière à la situation
psychologique et morale de ces réfugiés; et mettre en place un
système de coordination efficace des acteurs humanitaires.
2. Dans un cadre général qui est loin d'être confortant, l'Union
peut au moins se réjouir des résultats accomplis par l'action
humanitaire dans la région: nous sommes sur ce plan efficaces,
présents, et visibles, et nous affichons la marque de solidarité
de l'Union pour ces européens en détresse.
3. Une priorité absolue pour la communauté internationale tout
entière reste le sort de la population qui a été faite
prisonnière ou qui est restée à Srebrenica après l'exode. Tous
les efforts doivent être déployés afin que cette population
puisse être protégée selon les règles internationales
d'application.
4. La communauté internationale doit par ailleurs se pencher
d'une façon urgente sur le sort de Zepa et Goradze. La situation
humanitaire s'aggravera considérablement si ces enclaves
subissent le même sort que Srebrenica. Il est impératif de
décider sans tarder si toutes les conditions pour protéger cette
population sont remplies, et si l'on peut éviter la répétition
des événements de Srebrenica.
Si tel n'est pas le cas, je pense à titre personnel que la
communauté internationale et les Nations Unies devraient pouvoir
offrir à la population, notamment celle de Zepa, toute la
protection nécessaire pour sortir, sur une base volontaire, de
l'enclave et pour être conduite, dûment protégée, vers Tuzla ou
d'autres parties de la Bosnie-Herzegovine.
Il s'agirait, bien sur, d'un constat de carence difficile à
avaliser sur le plan des principes et difficile à accepter
politiquement pour les autorités bosniaques. Mais ce serait
encore le moindre des maux, face aux risques de nouveaux
massacres intolérables; de nouveaux exodes bibliques; de
nouvelles émergences affrontées en catastrophe et à des coûts
exorbitants; et - "last but not least" - de nouvelles images
percutantes de souffrance injuste, qui ont déjà beaucoup coûté à
l'Union en terme de soutien et confiance de l'opinion publique
européenne.