Alors que la France accuse les Pays-Bas d'être les dealers de l'Europe, la commissaire européenne imagine volontiers la drogue en pharmacie.
InfoMatin : Pourquoi suggérez-vous la libéralisation de l'usage des supéfiants alors que tout le monde s'inquiète de trouver de la drogue aux portes des lycées?
Emma Bonino : Je suis contre la drogue, je ne veux pas sa diffusion, mais je constate qu'après vingt ans de prohibition, sa vente prétendue interdite est en réalité libre. On recense 200 000 toxicomanes en Europe, qui savent pertinemment où se fournir. Alors, je me demande tout le temps, pourquoi, plutôt que de favoriser un trafic lucratif, on ne trouve pas tout cela en pharmacie avec prescription médicale? Ayons au moins le courage d'un débat sans à priori moral et sans caricature.
En quoi la dépénalisation arrangerait-elle la situation?
E.B. : Pour un responsable politique, la question est de savoir quelle est la manière la plus efficace de lutter contre la toxicomanie et au-delà contre toute la filière. Car, dans cette affaire, il y a plusieurs volets : la consommation, le trafic et la criminalité. A mon sens, et les prohibitionnistes l'admettent aussi, le consommateur pose un problème social, je crois que la pénalisation n'a jamais rien résolu.
La prohibition de la drogue n'empêche nulle part d'assister à une croissance exponentielle de la toxicomanie. Je ferai un parallèle avec l'avortement? L'avortement était interdit et sanctionné et cela n'a jamais empêché les femmes d'avorter.
Le jour où cela a été légalisé, la courbe des avortements a baissé car l'information et la prévention se sont développées simultanément à la dépénalisation. Et puis, en dehors du problème social de la consommation, se pose toute la problématique liée à la criminalité que génère la prohibition. Il y a d'abord la criminalité internationale organisée par les cartels de producteurs qui profitent de la prohibition pour s'enrichir. Cet aspect des choses m'inquiète beaucoup car l'argent ainsi brassé est une source de corruption considérable dans de nombreux pays où les fondements de la démocratie sont sapés.
Il suggit de voir la Colombie. Le seul moyen de déstabiliser ces cartels, c'est bien de tarir la source de leur profit, c'est-à-dire le marché noir. Car les drogues sont des produits essentiellement agricoles qui, dans un marché libre, vaudraient naturellement beaucoup moins chers. La prohibition est seule responsable de leur cherté, ce qui conduit d'ailleurs les toxicomanes à être les principaux responsables de la petite délinquance pour se procurer l'argent nécessaire à l'enrichissement des trafiquants.
La France réclame une harmonisation de la législation sur la drogue et les Pays-Bas sont dans le collimateur. Allez-vous profiter de l'occasion pour faire valoir votre point de vue?
E.B. : Le traité de Maastricht ne confère pas de compétence à la Commission en ce domaine et il m'est très difficile de provoquer une initiative communautaire. Mais effectivement maintenant, le débat est relancé. Ce qui est en cause, c'est la renégociation de la convention de Vienne de 1988, qui, sous pression à l'époque des conservateurs américains, fixait la prohibition comme seul horizon. Je constate que, depuis, très hupocritement, d'expériences pilotes en assouplissement de la législation ici ou là, les résolutions prohibitionnistes s'émpoussent? Les Pays-Bas sont les plus clairs et, si on se donnait la peine d'étudier sans préjugés les résultats qu'ils ont en terme de toxicomanie mais aussi de sida, on apprendrait beaucoup de chose : ce sont les chiffres les plus encourageants d'Europe.
Mais les prohibitionnistes n'abordent pas le sujet du point de vue de l'efficacité mais d'un point de vue moraliste et cela devient très dur pour les Néerlandais de tenir en solitaires. J'espère qu'ils ne vont pas céder.
Propos recueillis par Yannick Laude à Bruxelles