"Il n'y a plus de vision politique de l'Afrique"
Pour "Le Figaro", Emma Bonino, commissaire européen chargé de l'aide humanitaire, s'explique sur l'action des Quinze dans la région, ses espoirs et ses déconvenues.
LE FIGARO. - Ouelle est l'urgence absolue?
Emma BONINO. - Exercer un maximum de pressions sur le sommet de Nairobi qui doit avoir lieu aujourd hui. Il faut qu'il donne un signal clair qui permette d'atteindre un triple objectif: un cessez-le-feu, la création de corridors humanitaires et leur protection. Protection des réfugies, mais protection aussi de notre personnel et de l'aide: nous allons nous faire attaquer en arrivant avec des vivres au milieu de 800 000 personnes qui n'ont pas vu de nourriture depuis une semaine.
Trois corridors sont prévus. Le premier correspond à la "route du Nord", entre l'Ouganda et Goma, qui est actuellement coupée. Le deuxième reliera Uvira au Burundi: des stocks sont entreposes à Bujumbura où se trouve ègalement un aeroport en état de fonctionnement. Le dernier, enfin, ira de Gisengyi à Kigali, mais encore faut-il que l'aéroport de Goma soit ouvert. Notre personnel a été évacué, mais il est toujours dans la région, à Nairobi, Kampala ou Kigali, de sorte que nous pouvons reprendre très rapidement. Des stocks de médicaments pour près d'une semaine existent, de môme que des baches de protection.
Le vrai scandale, c'est qu'il y avait tout, et que l'on nous a empèchés de fournir des vivres et de l'eau à 800 000 personnes. Nous avions également des stocks à l'intérieur de la zone, mais tout doit avoir été pillé. Il y a tout à refaire.
C'est la première fois que l'accès est ainsi interdit systématiquement aux humanitaites, au mépris des conventions intemationales.
Ouant au sommet de Nairobi, il faudrait qu'il devienne le début d'un processus quasi permanent de recherche de solutions à tous les problèmes qui se posent au-delà de l'humanitaire le plus urgent: les rapatriements, le sort des Tutsis au Zaire, le tri entre les rèfugiés et les auteurs du génocide.
Sauver 800 000 personnes doit être le début d'une dynamique politique.L'actuel gouvernement de Kigali a subi un génocide, je le reconnais, mais ça ne l'autorise pas à en faire autant.
- Quelle protection pour les corridors?
- Il faut rapidement une résolution du Conseil de sécurité sinon ce serait le discrédit pour tout le système de l'ONU, et la porte ouverte à d'autres catastrophes.
Le Conseil de sécurité a bien demandé un cessez-le-feu, et il a nommé un envoyé special, mais celui-ci affirme n'être disponible qu'après les élections américaines...
"Force interafricaine et appui logistique européen"
- Et l'Organisation de l'unité africaine (OUA) ?
- C'est un mécanisme extrêmement fragile composé de pays faibles. Une boité vide à laquelle il faudra faire prendre de l'ampleur et de la force. C'est alors seulement que l'organisation pourra servir de relais régional à l'ONU.
- Des troupes européennes alors ? Mais il y a des raticences... - Je les comprends très bien, qu'elles soient françaises ou belges. Mais ce serait faisable sous couvert d'un mandat du Conseil de sécurité ré l'ONU. On pourrait imaginer une force interafricaine avec un appui logistique européen.
- Et l'Union européenne dans tout cela ?
- Le traité de Maastricht est clair: c'est l'affaire des quinze Etats membres, pas des institutions communautaires. Pas seulement pour l'Afrique, pour l'ensemble de la politiqueétrangère.
Il n'y a plus de vision politique de l'Afrique. Avant 1989 et la chute du mur de Berlin, le continent avait une importance géostratégique. Depuis, plus rien. L'Afrique noire est considérée comme un puits sans tond.
Les quinze ministres du Développement se réunissent jeudi à Bruxelles, mais il ne sont compétents que pour l'aide humanitaire. Pour tout ce qui est politique, il faudrait l'unanimité: c'est mal parti... Il existe une autre possibilité: le Conseil de sécurité où la France et le Royaume-Uni sont membres permanents, où l Allemagne et l'Italie siègent actuellement au titre de la rotation. Ce serait peut-être un forum adéquat.
- Combien d'argent Bruxelles peut-il consacrer à l'aide humanitaire dans la région des Grands Lacs?
-Entre 1993 et le mois dernier, il y a eu 392 millions d'écus (*). Nous venons d'en mobiliser encore 25 millions, et il subsiste encore une réserve.
- Voua avez été dans la région l'annéa dernière . Des plans pour y retourner?
- Dès que les conditions le permettront. Je veux aller au Kivu, me rendre compte sur place. N'oubliez pas: 80û 000 personnes ont fait 500 km à pied au départ d'Uvira. Je me demande ce que nous trouverons comme atrocités une fois que nous pourrons nous y rendre.
Propos recueillis à Bruxelles par Pierre BOCEV
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