LA HONTE
par Henri Dupuis
Emma Bonino, Commissaire européenne à l'aide humanitaire a l'aide humanitaire a, le week-end passé, Laissé éclater un cri de colère peu diplomatique vis-à-vis de l'ONU et des représentants des grandes puissances qui y siègent. Il est effectivement scandaleux, honteux de tergiverser et de partir sereinement en week-end lorsque des milliers de personnes meurent dans l'Est du Zaïre. Mais là n'est pas le plus honteux dans l'attitude des Européens et des Etats-Unis.
Depuis plusieurs années, confrontée à des massacres, la communauté internationale sait qu'elle ne peut rester inactive. mais elle répugne à intervenir. La question ne se pose pas seulement pour le Zaïre mais aussi, à nouveau, pour la Bosnie. Le mandat de l'IFOR (les troupes déployées après les accords de Dayton) expire en effet le 21 décembre. Et c'est ce jeudi même que doit s'ouvrir à Paris une conférence qui décidera de la présence militaire internationale en Bosnie. Les discussions seront sans doute âpres.
Comme elles le sont à propos du Zaïre. Les militaires, en effet, veulent des objectifs précis... que les politiques sont incapables de leur fournir. Faut-il assurer le retour des réfugiés chez eux? Mais où est-ce "chez eux"? Faut-il simplement leur garantir une certaine sécurité sur le territoire du Zaïre? Créer une zone démilitarisée? Traquer les criminels? A ces questions, aucune réponse claire ni, surtout, unanime. Les militaires attendront donc. L'on pourrait imaginer que leur présence n'est pas indispensable et que le plus urgent est de distribuer des vivres et de soigner les malades' travail que peuvent accomplir les organisations humanitaires. Il ne faut pas se leurrer: l'expérience yougoslave a montré que pour être efficace, l'humanitaire doit s'appuyer sur l'usage de la force. Notamment à cause d'un élément peu analysé jusqu'à présent, mais sur lequel François Jean, de la Fondation Médecins sans Frontières, attire l'attention dans un ouvrage collectif consacré à l'économie des guerres civiles (lire
notre bref compte rendu en page 128). Les belligérants, en effet. incluent cette aide humanitaire dans leur stratégie; ils en tirent parti au niveau économique, politique et militaire. Dès lors il faut tout tenter pour qu'ils n'en deviennent pas les maîtres. D'où In nécessité d'une force armée.
Le plus honteux, cependant, n'est pas que la communauté internationale mette quelque temps pour se décider, mais qu'elle donne l'impression de découvrir le problème. Et que rien n'ait été tenté pour empêcher qu'il surgisse.Déjà en 1959, pour ne rien dire des décennie' et des siècles précédents, une révolte des Hutus opprimés jette des milliers de Tutsis sur les routes. Depuis lors, et jusqu'à l'offensive du Front Patriotique Rwandais de 1994, et du génocide qui s'ensuivit, les Tutsis n'ont eu de cesse de reconquérir le pouvoir. En 1990 déjà, des troupes belges, françaises et zaïroises avaient dû intervenir. Et Wilfried Martens, dans une tentative de médiation, avait` perdu le peu de crédibilité dont notre pays jouissait encore dans la région. Depuis les horribles massacres de 1994, tous les témoignages des membres des organisations humanitaires allaient dans le même sens: le même problème allait ressurgir, plus aigu. Les diplomates et surtout les hommes politiques qu'ils représentent, ont préféré fermer les
yeux. C'est dans cette absence, ce refus même, de diplomatie préventive que l'on doit trouver le plus grand motif de honte et de scandale.
Mais si nous n'avons rien voulu empêcher, peut-on du moins tirer du conflit rwandais une expérience utile pour éviter d'autres drames?
Cette crise rwandaise est tout d'abord un exemple de plus de la remise en cause du principe de territorialité, ou du moins de la confusion entretenue depuis l'émergence des Etats-nations, entre un pouvoir et le territoire sur lequel il s'exerce. Or, il n'en a pas toujours été ainsi et le territoire a, lui aussi, une histoire. Les Cités ont regroupé des personnes jouissant des mêmes droits les liens féodaux ont uni des populations sur dés territoires bien mal définis le pouvoir religieux rassemble des fidèles en communautés qui ne doivent rien à des frontières géographiques. La crise rwandaise, comme la guerre dans l'ex-Yougoslavie... et l'évolution de la Belgique, montrent que le concept de "territoire national" n'a pas nécessairement son avenir devant lui. Particulièrement en Afrique, où les frontières ont été fixées pour l'essentiel à la Conférence de Berlin en 1885, en fonction d'impératifs politiques propres aux grandes puissances de l'époque. Sans-cela, la Belgique, ou plutôt le Roi Léopold II, n'auraie
nt jamais été favorisés comme ils le furent. C'est parce que notre Roi et notre pays n'étaient pas dangereux qu'ils héritèrent d'un territoire quarante fois plus vaste que le Royaume... et que le Zaïre est ce qu'il est aujourd'hui ! Ce raccourci historique, à peine forcé, montre cependant que les grandes puissances d'aujourd'hui devraient se rappeler comment le continent fut partagé. Et s'employer à prévenir d'autres drames. En Afrique, mais aussi en Amérique latine ou en Asie. C'est-à-dire partout où l'Europe a exporté ses divisions. A fortiori en Europe aussi....
Enfin, il ne faudrait pas sous-estimer un autre élément qui a, lui aussi, valeur d'exemple. Beaucoup d'observateurs pensent que la rivalité séculaire ne suffit pas à expliquer le génocide de 1994 et le drame actuel. Il y a dans le chef des opprimés, la volonté de "faire payer," des années d'humiliation, de pauvreté, de non-participation aux décisions économiques et politiques. Un air de révolution en somme. qui pourrait retentir ailleurs. Pas nécessairement en Afrique.