Un entretien avec Emma Bonino
LE SECTEUR DE LA PECHE DOIT CHANGER POUR DURER
Dans une interview qu'elle a accordé au "marin" à la veille de son voyage à Lorient, Emma Bonino, le commissaire européen chargé de la Pêche, se montre de plus en plus pragmatique. Elle affirme que dans le cadre du Pop IV, elle acceptera les réductions d'activité plutôt que la casse des bateaux. Elle invite aussi les pêcheurs et le gouvernement à penser en terme de filière intégrant la production, la transformation, la commercialisation et la protection de la ressource. Elle estime que c'est seulement à ce prix que le secteur de la pêche assurera son avenir.
Propos recueillis par Catherine GOYBET
- Vous serez le lundi 18 novembre à Lorient, en Bretagne, une région où votre politique est très contestée. Quels sont vos buts en proposant les Pop IV?- Les prochains plans d'orientation pluriannuels, qui s'étalent sur une période de six ans, permettront, je l'espère, d'arriver à un équilibre entre la pêche et les ressources. Un équilibre économiquement rentable qui, de ce fait, garantira l'avenir de ce secteur.
- Tous les États membres jugent inacceptable la réduction des taux de captures de 40% que vous demandez et beaucoup contestent les données scientifiques sur lesquelles vous vous basez. Qu'en pensez-vous?
- C'est vrai que les conclusions de la présidence disent que les taux de réduction sont trop élevés. Du point de vue politique, je peux être d'accord. Mais du point de vue scientifique, à quelques détails près, tout le monde a dû reconnaître que, par rapport aux conclusions du Comité scientifique et technique (CSTP) et du rapport Lassen, la Commission avait déjà fait une médiation politique. Nous avons proposé, par exemple, - 50% pour le saumon de la Baltique au lieu d'un moratoire, et l'exclusion de la petite pêche côtière parce que c'est celle qui exerce le moins de pression sur les stocks et qui est le plus porteuse d'emplois. Il faut aussi clarifier les choses. J'ai demandé des réductions des taux de captures de 40% sur six ans sur certains stocks parce qu'ils sont très en danger. Sur les autres, les réductions devraient aller de 30% au statu quo et il est même possible d'augmenter un petit peu la pêche sur certaines espèces. Enfin, ceci est accompagné d'un volet financier très important. On ne laisse pa
s les pêcheurs dans la nature.
- Mais pourquoi casser encore des bateaux alors que les armements vont mieux, que la ressource est là, que les prix se stabilisent? Et qu'un pays comme la France ne pêche pas tous ses quotas?
- D'abord, il faut se poser une question: pourquoi les pêcheurs ont-ils tant investi dans les années 80? Là, il y a des responsabilités à assumer du côté de la Commission comme des Etats membres. Maintenant beaucoup de pêcheurs sont très endettés et compensent la baisse des prix par une augmentation des captures. C'est vrai que les Franc,ais sous-utilisent leurs quotas, parfois parce que ce sont des quotas papiers, fixés pour des raisons d'affichage politique, mais le poisson n'est pas là. Ou bien parce qu'ils concernent des espèces peu rentables du point de vue commercial et les pêcheurs préfèrent aller sur d'autres espèces. Mais on a fait le tour de ces stocks. Que même les espèces hors quotas devraient être sauvegardées. Par exemple la daurade n'est plus là. Dans trois ans, on peut ne plus avoir de baudroie ni de lotte si on ne réduit pas l'effort de pêche. Quant aux stocks "inconnus", ils le sont vraiment. Personne ne sait s'ils existent. Mais je comprends qu'étant donné tous les investissements faits da
ns les années 80, la France est un des pays qui peut-être devrait soumettre un plan de réduction des activités.
- Voulez-vous dire que la France peut réduire les activités de pêche pour atteindre une diminution de 40% des taux de captures sans casser de bateaux?- Je suis assez flexible sur ce point. Cette possibilité existait dans le Pop III mais aucun État membre ne l'a utilisée sauf les Pays-Bas, qui l'ont fait sans nous en informer, c'est à dire sans transparence. C'est pour cette raison que je l'ai réintroduite dans le Pop IV sans y insister. Mais un État membre peut engager des réductions d'activités à condition qu'elles soient très bien contrôlées. Ce choix exige un engagement très ferme de renforcer les contrôles. Il faut aussi parler franc et dire que ces réductions seront permanentes. Je ne parle pas de ce qui va se passer en l'an 2005. Mais si le Pop est de six ans, les diminutions d'activités doivent être prévues et agréées par les autres partenaires pour la même durée.
- Ne souhaitiez-vous pas que chaque pays fasse à la fois des réductions de capacités et d'activités?
- Non. Les deux moyens doivent être présents au niveau du Pop global. Mais sur le plan national, on va voir. Cela dépend de la situation des flottés par rapport aux stocks. Par exemple, la sardine risque de s'effondrer au large du Portugal mais elle ne va pas trop mal à l'ouest de l'Irlande. En outre la France d'après mes informations, va atteindre l'objectif fixée par le Pop III. D'autres pays, comme le Royaume-Uni, ne le pourront pas. Aussi doit-t-on être plus ferme pour le Royaume-Uni et lui demander aussi des réductions de capacités. Enfin, c'est aux États de juger si une réduction d'activité appliquée à une flotte assez grande peut aboutir à une activité rentable du point de vue économique. Je ne suis pas dirigiste à la mode soviétique. C'est à la France de juger.
- C'est donc à l'État et au secteur de prendre leurs responsabilités économiques, et à la Commission de juger de l'efficacité des contrôles et du respect des réductions...
- Les contrôles doivent être renforcés. Cela demande un effort énorme car tous les États sont dans une situation qui est loin d'être satisfaisante. J'espère que le règlement sur le contrôle par satellite va être adopté car c'est le moyen le plus objectif et le moins sujet à contestation. Mais il faut aussi augmenter la vigilance sur les ports.
- Pour être rentable, une flotte doit aussi être moderne. L'année prochaine des armateurs vont sans doute demander de nouveaux subsides pour construire des bateaux. Quelle sera votre réponse?
- C'est trop tôt pour répondre. Nous n'avons pas les ressources nécessaires pour augmenter la flotte. S'il s'agit de substitution de capacités, peut-être pourra-t-on en discuter.
- On vous dit influencée par les lobbies écologistes...
- Moi, je suis plutôt anthropocentrique. Je défends les poissons pour assurer la survie des pêcheurs. L'exploitation des ressources est une activité légitime. Mais il faut éviter aussi de refaire les erreurs commises pour les forêts.
- Début juin, lors d'une visite dans le Finistère, vous avez dit que les pécheurs devaient devenir des transformateurs.Qu'entendiez-vous par là?
- Il y a une demande sur le marché international de produits transformés à base de poisson. Je crains que cette activité de transformation, inéluctable, se concentre à Paris, Milan et Francfort, plutôt que dans les zones dépendantes de la pêche. Celles-ci risquent d'avoir à la fois de moins en moins d'emplois en mer, faute de ressources, et de perdre les emplois à terre que pourraient générer cette industrie. Notre idée, c'est que l'argent qui sera versé pour le retrait des bateaux pourrait, moyennant quelques appuis, être réinvesti dans la transformation sur place. Les patrons-pêcheurs doivent réfléchir à cela. Au niveau agricole, il s'est créé depuis trente ans un énorme réseau de transformateurs.
- Mais l'industrie de transformation ne créera pas forcément beaucoup d'emplois. Cette voie n'est-elle pas une impasse?
- Le problème, c'est que la flotte continue à être trop importante. Cela signifie que personne n'a d'argent pour investir et la ressource diminue.
- N'est-ce pas plutôt la concurrence étrangère qui fausse la donne?
- Que ce soit moins cher de produire en Afrique ou en Asie, c'est évident et vrai aussi pour d'autres secteurs. Mais la qualité peut être moins bonne. Il y a aussi les coûts de transports. Par exemple les sardines marocaines ne sont pas concurrentielles sur le marché européen à cause de leur qualité. Il y a donc une partie de notre marché qui n'est pas couverte par la production tiers-mondiste. Il faut agir sur l'offre. Autre exemple: le bar. Tout le monde a pêché du bar. Et comme il n'y avait pas de moyen de réglementer la production, les prix sont tombés. Si tout ce qu'on pêche, on le débarque sans faire attention à congeler et à stocker, on n'arrive même pas à stabiliser les prix. La solution au problème de la pêche est à mille facettes.
- Les organisations de producteurs se plaignent que le règlement européen est une coquille vide. Le respect des prix dé retrait n'est pas obligatoire...
- On ne peut pas rendre l'appartenance à une OP obligatoire mais c'est vrai que les membres des OP devraient respecter un même code de conduite. Je suis d'accord pour voir ce qu'on peut faire de ce côté. Quant à augmenter les prix de retrait, je pense qu'on risque, si on les relève trop, que les transformateurs et les consommateurs achètent de plus en plus de poissons d'importation.
- Que peut-on faire pour améliorer les chose?
- J'estime que le dialogue entre producteurs et transformateurs a fait un grand pas en avant depuis un an. Les uns et les autres ne sont plus ennemis. Ils ont conscience d'être parties prenantes d'une même filière. Je crois que nous ne sommes pas en mesure d'arrêter la globalisation du marché mais qu'il y a des moyens d'y mettre des limites, d'y participer tout en y trouvant des avantages. On devrait s'inspirer de l'exemple de la Nouvelle-Zélande où le secteur de la pêche, après avoir connubeaucoup de difficultés, se porte bien maintenant. Il dépend du ministère de l'Alimentation marine, le Seafood Ministry, qui prend en compte toute la filière.