PERSONALITÉ * Elle est commissaire européenne, elle s'occupe de dossiers relativement ingrats (pêche, consommation, action humanitaire), et pourtant... on la comprend. Emma Bonino tranche avec le profil type des technocrates européens. Par son caractère - bien trempé - mais surtout par son ton. Elle parle aux citoyens comme si elle devait expliquer l'Europe à sa propre mère, et elle ne mâche pas ses mots pour condamner l'irresponsabilité des Etats en matière humanitaire. Accroc du travail, mordue de la politique, Pasionaria des causes difficiles, Emma Bonino donne une autre image de l'Europe. Plus humaine, plus proche. Ce qui ne veut pas dire, toutefois, qu'elle parvienne à imposer ses idées et à leur donner une traduction concrète.
EMMA BONINO, TRUBLION D'EUROPE par Françoise Weilhammer
Une âme? Mais c'est bien trop peu pour animer Miss Bonino. Deux âmes? Voilà qui commence à faire l'affaire de La Commissaria. C'est ce qu'il lui faut, au moins, pour coller à son rôle d'enfant terrible de la Commission européenne, qui l'a chargée de l'action humanitaire, de la pêche et de la protection des consommateurs. Turbulente, agitée, entêtée, Emma Bonino est souvent à court de temps, mais jamais de mots. Le cheveu en bataille, le regard vif et rieur, elle sait dire les choses simplement, directement, crûment. Un talent rare et remarqué, sur une planète Europe qui affectionne plutôt le langage codé des technocrates.
Frondeuse, elle dénonce, elle fulmine, elle tempête contre l'apathie des institutions et l'hypocrisie de leurs représentants militante de première heure, elle n'a pas dissipé, à 48 ans, son capital d'indignation. Non, elle n'ira plus jusqu'à la prison, comme lorsqu'elle défendait dans sa toute jeunesse, en Italie, le droit à l'avortement; elle ne participera plus non plus à des sit-in sur la dépénalisation de la drogue. Mais elle oubliera de se taire.
Des déclarations fracassantes
Dernier coup de sang: la crise des Grands Lacs. Déclarations fracassantes, voyage éclair au Zaïre et au Rwanda: Emma Bonino fait flèche de tout bois quand il s'agit de défendre une cause qui lui tient à cur. Un bel exemple de son franc parler? Sa tirade à l'encontre du Conseil de sécurité des Nations Unies, qui, le 9 novembre dernier, reporte toute décision sur l'envoi d'une force internationale dans l'Est zairois: Ces messieurs du Conseil de sécurité devraient réaliser que les milliers de réfugiés qui meurent n'iront pas passer, comme eux, le week-end à Long Island.
Le message est clair, il est aussi de ceux dont raffolent les médias. Aura-t-il servi à quelque chose? La Commissaire joue là les équilibristes. Car si l'un de ses pieds est planté à l'extérieur -en faisant monter la pression contre les rigidités et les contradictions qui figent la sphère du politique - l'autre reste à l'intérieur - puisqu'elle est membre de l'exécutif européen. En fait, l'exercice lui convient à merveille, à tel point qu'elle l'affiche même dans le saint des saints. Au mur de son bureau à Bruxelles, au 10e étage de la Commission européenne, brillent en effet les mots d'ordre de son parti (les radicaux italiens): On demande des emmerdeurs, On demande des don Quichotte, On demande des rêveurs. Emma Bonino aime agiter les consciences, quitte à remettre dix fois l'ouvrage sur le métier avant d'obtenir le résultat souhaité.
Un attachement aux institutions
Mais elle ne cache pas non plus son attachement aux instituons. Car elle sait que c'est en les pratiquant qu'on peut tenter deles faire évoluer. Et puis, il y a ce plaisir du jeu politique chez l'Italienne. Un jeu qu'elle connaît bien. A 28 ans, Emma Bonino est déjà députée au Parlement italien, élue sur la liste radicale de Marco Pannella elle se représentera cinq fois, avec succès. En 1979, elle emporte un premier mandat de députée au Parlement européen - un passage remarqué puisque ses tentatives de réformes ont pratiquement bloqué le fonctionnement de cette Chambre basse pendant un an.
La bataille est toute autre, face aux rouages d'une Europe monétariste et comptable. Les coups d'éclat et le foisonnement d'idées nouvelles ne font pas forcément des petits, ici. Même dans le domaine où elle dispose de plus de moyens, la pêche (son budget est de 1,4 milliard de francs suisses). Si elle a réussi à trouver un bon arrangement, aux yeux des Européens, dans la guerre du turbot qui opposait l'Espagne au Canada, la partie est plus rude en matière de politique commune. Ses toutes dernières propositions, sur la réduction de la flotte européenne, n'ont convaincu ni les pêcheurs, ni les Etats membres.
Ses cris d'alarme sur la crise des Grands Lacs n'ont pas davantage infléchi les politiques des Quinze, sur lesquelles, d'ailleurs, elle n'a guère de prise. Mais elle a su faire rêver, par défaut, à une Europe capable d'exprimer sa solidarité autrement que par des paroles creuses et des sacs de biscuits protéinés.
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"LARGUER DES BISCUITS SUR LES RÉFUGIÉS RWANDAIS? C'EST UNE FARCE"
Propos recueillis à Bruxelles
par Françoise Weilhammer et Roland Krimm
- La communauté internationale pour venir en aide aux centaines dé milliers de réfugiés perdus dans l'est du Zaïre, veut leur parachuter des vivres. Qu'en pensez-vous?
- Emma Bonino: Aie, aie, aie (elle se prend la tête dans les mains). C'est une farce! Ces réfugiés, dont plus de la moitié ont moins de 15 ans, auront décidément tout vu. D'abord, ils ont été bombardés d'obus; et maintenant, on veut les bombarder avec des biscuits protéinés! Alors que les expériences passées en matière de parachutage de vivres au Kurdistan, en Somalie - ont toujours donné des résultats minables...
En plus, les explications que l'on nous donne ne sont pas convaincantes. Il y a une semaine, la Grande-Bretagne affirmait encore que la force internationale ne pouvait être déployée, car on savait ni où ni combien de réfugiés il faut secourir. Un jour plus tard, on veut larguer des biscuits tout en ne sachant toujours pas localiser les victimes... Il est évident que dans les grandes capitales, on est disposé à faire n'importe quoi, sauf ce qui est vraiment nécessaire, pour dire que l'on fait quelque chose.
- C'est de l'humanitaire-alibi?
- Non, c'est une farce. L'humanitaire, quand on peut le faire, c'est plus sérieux.
- Vos coups de gueule font de vous la bonne conscience de l'Europe. Mais sans effets concrets, ne servent-ils à autre chose qu'à alimenter la ronde des bons sentiments?
-Qu'ils soient sans effets directs, c'est juste dans le sens où l'humanitaire est une valeur, et qu'il n'est pas en mesure de résoudre les problèmes politiques. Pendant deux ans, j'ai essayé d'attirer l'attention sur la question des camps de réfugiés au Zaïre; on a même réussi à fairenommer un envoyé spécial. En avril, j'ai rencontré Paul Kagamé (n.d.l.r., I'homme fort du Rwanda) qui m'a clairement dit qu'à moins que la communauté internationale ne se décide à agir, il s'occuperait lui-même de la question. Quand je suis rentrée à Bruxelles, j'ai informé tous les Etats membres que la situation était explosive.
Mais personne n'a su, pu ou voulu donner la priorité à ce problème. Comme j'ai toujours dans mon mandat l'action humanitaire, et que je suis empêchée de la mener à bien, je ne peux pas me taire.
-Dans des crises aussi politisées que celle des Grands Lacs, est-il encore possible de parler d'une voix au nom de l'Unlon européenne, dont on sait les Etats membres divisés?
-Leurs divergences, ce n'est pas mon problème. La Commission a décidé de se doter d'un bureau humanitaire, elle lui a donné une base légale qui définit ses valeurs, ses priorités et ses limites d'action. Le manque d'efficacité de l'Union découle lui des contradictions qui existent entre les différents intérêts nationaux, et d'ailleurs aussi du manque d'intérêt de certains Etats. On n'a pas une politique commune, on en a douze ou quinze... Ce qui fait que l'Europe n'est jamais considérée comme un partenaire politique, alors qu'elle est le plus grand donateur.
Mais je ne suis pas naïve au point de ne pas voir que différents agendas politiques se heurtent sur le terrain, qu'il s'agisse de ceux de la France, de la Grande-Bretagne et de leurs alliés respectifs. Ce que je regrette, c'est que le débat ne soit ni public, ni transparent. Et je ne peux accepter que la poursuite d'agendas différents se fasse au prix de la mort et de l'abandon de centaines de milliers de personnes.
- Et que l'on ergote sur le nombre de réfugiés à secourir...
- Je n'ai rien à voir avec ces discussions sordides. Il faut cesser de nous donner des alibis techniques! Soit disant on ne sait pas où ils sont... Alors qu'on nous a expliqué qu'en Irak, il était possible, via satellite, de viser un paquet de cigarettes. Et on ne trouverait pas un groupe de 100000 personnes? Non mais... Si on décide de ne rien faire, parce que les risques sont jugés trop grands, qu'on l'assume sans tourner en rond. De toute cette affaire, on peut tirer des conséquences, que j'essaierai de coucher sur le papier dans un sens: que cet exemple nous pousse un peu plus vers une intégration politique de l'Union.
Les dimensions des crises sont telles, aujourd'hui, qu'un Etat ne peut les prendre en compte à lui tout seul.
- On vous entend beaucoup dénoncer les incohérences politiques aux quatre coins de la planète. Mais à Bruxelles, vous êtes moins prolixe lorsqu'il s'agit de protéger les consommateurs.
- Parce que la protection des consommateurs, dont j'ai la responsabilité, n'est même pas une politique commune. Elle est définie comme une contribution au marché intérieur. D'où une grande fragilité juridique, dont découlent de maigres moyens financiers et humains.Mon budget, ici, ne représente que le 0,027% du budget de l'Union. Les Etats pensent que ce dossier se règle d'abord au niveau national.
- Sur l'affaire de la vache folle, vous êtes particulièrement discrète. Un silence imposé?
- Non, bien au contraire. Mais je n'ai rien à dire, car la santé ne relève pas, dans l'Union, de la protection des consommateurs. Tout a été fait, ici, sur le modèle des dispositions nationales: dans
la majorité des Etats membres, le contrôle alimentaire dépend soit du ministre de l'Agriculture, soit du ministre de l'Industrie. Toute l'affaire, de fait; a souligné les problèmes existants au sein des instituts de contrôle, que ce soit au niveau européen ou national.
- La gestion de cette crise n'aura en tout cas pas changé l'avis des citoyens qui voient en l'Europe une pure machine comptable.
- Ils la perçoivent telle qu'elle est. Comprenez-moi bien. Je ne suis pas du tout contre l'euro, bien au contraire. Mais ce n'est pas seulement l'euro qui va créer un esprit d'adhésion à l'Europe. Non. Reste à rêver d'une Europe en l'an 2000 qui soit en mesure d'enthousiasmer les jeunes. Ce
n'est pas avec une Union uniquement monétariste et comptable qu'on y parviendra.
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BIO-EXPRESS
9 mars 1948: naissance à Bra, en Italie.
1972: diplôme universitaire en langues étrangères et en littérature à Milan.
1975: fondation du Cisa (Centre d'information sur la contraception et I'avortement).
1976: première élection à la Chambre des députés italienne (depuis, réélue cinq fois).
1979: membre du Parlement européen (réélue en 1984).
1991-1993: présidente du Parti radical transnational.
1995: sur proposition de Silvio Berlusconi, désignée Commissaire européenne à la pêche, à l'action
humanitaire et à la protection des consommateurs.